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La révolution - de la lecture - du langage poétique

Théorie de l’avant-garde

D 9 juillet 2008     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


A propos des avant-gardes...

Ce qui fait la spécificité du travail de l’avant-garde littéraire dans les années 60-70 en France c’est non seulement un profond renouvellement du langage poétique ou romanesque mais l’intensité de la production théorique qui lui est liée.
Les recherches de Julia Kristeva ont à cet égard joué un rôle décisif. Comme le rappelle Marcelin Pleynet : « Il faut retenir l’essai de Julia Kristeva, Pour une sémiologie des paragrammes, qui fut publié en 1967 dans le numéro 29 de Tel Quel. Ce texte eut immédiatement un retentissement considérable qui reste à apprécier. Il ne faut pas oublier que Julia Kristeva entre au comité de rédaction de Tel Quel en février 1968. » (Le plus court chemin, 1997).

Les essais réunis dans les volumes que Julia Kristeva publiera sous les titres de Semeiotike, Recherches pour une sémanalyse (1969), La révolution du langage poétique (1974), Polylogue (1977) — pour ne retenir que ceux qui correspondent à la période "avant-gardiste" du groupe Tel Quel — témoignent de la richesse, de la singularité et de la complexité de son parcours.

Dans le texte que nous reproduisons ci-dessous — « Au plus près de la parole », deuxième chapitre d’un essai sur Julia Kristeva — Catherine Bouthors-Paillart retrace avec une grande clarté pédagogique cet itinéraire.

A lire en complément des articles sur les "avant-gardes" que nous avons mis en ligne précédemment [1].
Vous trouverez par ailleurs l’index des articles de Julia Kristeva publiés dans la revue Tel Quel dans notre article Tel Quel à l’index.

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« Au plus près de la parole »

par Catherine Bouthors-Paillart

Lorsqu’elle arrive à Paris, en décembre 1965, avec l’intention d’y entreprendre une thèse sur le nouveau roman, Kristeva n’a que cinq dollars en poche, mais une connaissance déjà très approfondie de la littérature française, qui dépasse d’ailleurs largement le champ restreint des auteurs classiques officiellement enseignés à l’époque à l’université de Sofia : grâce à quelques amis vivant en Occident qui lui ont fait parvenir des livres d’auteurs français, elle a déjà pu lire les avant-gardistes de la fin du XIXe siècle, les surréalistes, Sartre et Camus, mais encore Céline, Blanchot et Bataille et les écrivains du nouveau roman. Elle a également étudié, quelques années auparavant, l’avant-garde futuriste et le formalisme russes [2] et s’est particulièrement intéressée à la théorie sémiologique développée dès la fin des années 1910 par cette école d’analyse littéraire — mais aussi linguistique puisque, dès 1920, Jakobson transporte à Prague l’écrit des recherches formalistes et fonde, en 1926, le Cercle linguistique de Prague, dont émergera la linguistique structurale. La grande innovation des formalistes est d’avoir envisagé l’ensemble des pratiques humaines comme dérivées de la langue. Cette dernière étant le signe fondamental, toutes les autres manifestations humaines, la littérature notamment, doivent être considérées selon eux comme translinguistiques, donc analysables selon les mêmes modalités que les structures de la langue. C’est ainsi qu’ils privilégient l’étude de la construction de l’oeuvre plutôt que celle de son contenu et de ses relations avec les autres oeuvres, l’art et la littérature leur apparaissant comme des entités indépendantes de leur contexte historique et social, aussi bien que de la vie et de la sensibilité de leur créateur — comme d’ailleurs de celles de leurs destinataires.

Dès le début des années 1960, alors encore étudiante à Sofia, Kristeva prend la mesure des insuffisances de cette théorie en découvrant les post-formalistes russes, et notamment l’un d’entre eux, Bakhtine. Tout récemment publié à Moscou, ce contemporain des formalistes fascine l’intelligentsia bulgare de l’époque par ses conceptions résolument novatrices. Il prend en effet très tôt conscience que si le texte peut effectivement être étudié comme un matériau et un système linguistiques, il faut toutefois adjoindre deux expansions majeures à la méthode formaliste, l’une envisageant l’écrit dans un contexte historique et littéraire qui le place nécessairement en situation de dialogue avec d’autres textes, l’autre prenant en compte le fait qu’il est produit par un sujet — qui est aussi un corps. Par le concept de « dialogisme », Bakhtine met en évidence les phénomènes de résurgence qui font de la culture le lieu de réapparition brutale de traditions oubliées et montre comment le roman possède structurellement une prédisposition à intégrer, sur un mode polyphonique, une grande diversité de composants linguistiques, stylistiques et culturels. Le langage du roman apparaît ainsi comme un système de langages qui s’éclairent mutuellement en dialoguant, et le texte comme une mosaïque de citations qui absorbe et transforme d’autres textes.
Dans son étude sur le corps dans les oeuvres de Rabelais et Dostoïevski, [3], Bakhtine analyse comment la polyphonie romanesque explore ces états limites dangereusement subversifs que sont la scatologie, la morbidité ou encore le rire, et comment le corps cataclysmique et protéiforme du carnaval s’est imposé comme fondateur du corps romanesque. Cette optique carnavalesque l’incite à placer le lien social et l’intersubjectivité au fondement même du langage et de la pensée, et ce faisant à se démarquer de la linguistique structurale et de la poétique formaliste — mais aussi de toute psychologie étroitement subjective.

Une telle approche historiale de la littérature, situant le texte aux frontières du corps et de la pensée et le délivrant du carcan des genres littéraires et des codes sociaux, ne pouvait, on le devine, que séduire Kristeva.

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On saisit dès lors pourquoi, alors que depuis la fin des années 1950 la référence au concept de structure, en partie inspirée par la méthode formaliste tout récemment importée d’URSS, s’impose en France dans le champ des sciences humaines, la jeune étudiante qui débarque en 1965 de Sofia, peu de jours avant Noël, est assez réservée, voire critique à l’égard du structuralisme. Pourquoi aussi, à peine arrivée à Paris, elle se trouve immédiatement en phase avec le groupe Tel Quel (Philippe Sollers, Marcelin Pleynet en particulier) et sa manière déjà post-structuraliste de concevoir la littérature — elle consacre d’ailleurs ses premières analyses littéraires en langue française à deux textes de Sollers, Lois [4] et H [5].

La révolution formelle opérée par les avant-gardistes sur la structure de la langue est, selon les écrivains de Tel Quel, intrinsèquement engagée : la langue ayant ses racines dans toute la gamme de la subjectivité, depuis la sexualité jusqu’aux positions religieuses, morales, politiques et sociales, la modification suscitée par l’écriture dans le tissu linguistique altère en profondeur les mentalités et les comportements, aussi bien des auteurs eux-mêmes que de leurs lecteurs. Cette conception de la littérature s’inscrit dans la lignée de Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont et des surréalistes. Pour Kristeva, elle entre également en résonance avec les travaux des futuristes russes (Maïakovski, Khlebnikov en particulier), mais aussi avec ceux de Bakhtine, alors totalement inconnus en France — Barthes demande d’ailleurs très vite à Kristeva de donner sa première conférence sur Bakhtine à l’École pratique des hautes études.

Venant d’un pays de l’Est étouffé par un régime communiste encore très marqué par le stalinisme, Kristeva partage également l’intérêt de Tel Quel pour le matérialisme historique d’inspiration marxiste (mais aussi engelienne, léniniste et maoïste) et sa conviction — que le groupe reconnaîtra quelque temps plus tard comme illusoire — selon laquelle révolution dans le langage et révolution dans l’action vont nécessairement de pair.

Deux rencontres décisives vont par ailleurs orienter l’intérêt de plus en plus marqué de Kristeva pour le sujet en procès — aussi bien dans ses travaux de l’époque que dans l’ensemble de son oeuvre à venir : celles de Benveniste et de Lacan.
Benveniste enthousiasme Kristeva par sa curiosité — unique chez les linguistes à l’époque — pour la philosophie et la psychanalyse freudienne et la manière originale dont il introduit la notion de sujet en linguistique : le sujet advenant dans la possibilité même de s’énoncer à la première personne (« C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet » [6]), la subjectivité serait selon lui une structure exclusivement dépendante du langage. Kristeva se démarquera toutefois nettement de la linguistique du discours, en plein essor dans les années 1960-1970, et ce pour deux raisons majeures : la notion de sujet y demeure non interrogeable — et non interrogée — et la part capitale de l’inconscient dans la production du sens y est négligée.

Les chemins de Kristeva croisent en effet à cette époque la psychanalyse. Conséquence capitale — la théorie de l’inconscient et sa logique spécifique l’amèneront en effet à renouveler fondamentalement les théories du langage —, et relativement tardive : sa culture de l’Est étant largement imprégnée de philosophie allemande (Kant, Hegel, Marx, Nietzsche) mais totalement lacunaire en matière de psychanalyse, c’est dans le sillage des écrivains de Tel Quel, et tout particulièrement dans celui de Sollers, que Kristeva découvre l’oeuvre de Freud : la revue s’intéresse alors tout particulièrement à l’inconscient dans sa dimension pulsionnelle et à la transmutation littéraire de l’expérience sexuelle dans les textes de Sade, ceux des surréalistes ou encore de Joyce, Artaud et Bataille. Elle devient très vite une auditrice assidue du séminaire de Lacan, avec qui elle noue une respectueuse amitié.

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Semeiotike, 1969

C’est à cette même époque qu’elle commence à étudier les expériences limites du langage et les états limites de l’imaginaire : elle interroge d’une part l’hermétisme des poètes avant-gardistes de la fin du XIXe siècle — Lautréamont et Mallarmé notamment — et, d’autre part, explore, dans sa réflexion naissante sur le féminin et la maternité, ce qui à travers le langage relève du corps, en d’autres termes de l’archaïque : ce toujours-déjà-présent dans l’expérience de la pensée, qui ne relève pas de la langue mais de logiques translinguistiques, voire prépsychiques, en lien direct avec la biologie.

Aussi est-ce avec l’intention épistémologique de mieux comprendre ces états borderline du langage et de la fonction subjective — l’expérience littéraire, bien sûr, mais aussi l’acquisition du langage par l’enfant (état limite où le langage n’existe pas encore) et la psychose (où ce dernier a cessé d’exister) — que Kristeva entreprend une psychanalyse en langue française avec une analyste d’origine allemande, Ilse Barande. D’autres raisons, beaucoup plus personnelles, ont bien sûr motivé cette décision. Parmi elles, le désir d’explorer sa condition singulière d’exilée arrachée à sa langue maternelle, ne se reconnaissant nulle origine et ne se sentant nulle part chez elle, avec l’intuition — confirmée par la cure — que, loin d’être un simple aléa biographique, elle constitue un trait essentiel non seulement de sa propre maturation psychologique, mais aussi de toute subjectivité assumant sa liberté : la vérité de chacun ne réside pas dans son appartenance à une origine — même si celle-ci existe et s’il faut la reconnaître —, mais au contraire dans sa capacité à s’exiler, à prendre ses distances vis-à-vis de l’origine. En engageant l’anamnèse de sa psyché dans une langue étrangère — étrangère à ses aspects les plus archaïques —, Kristeva se heurte à l’imparable obstacle de la non-congruence de la langue française avec ses ressentis les plus intimes. Impliquée en quelque sorte corps et âme dans cette épreuve de l’hétérogénéité de sa parole, elle conçoit alors une approche nouvelle de la traduction. Celle-ci n’est pas seulement le lot de l’étranger, elle est aussi celui de l’écrivain, celui de l’analysant et de l’analyste, et plus largement encore celui de tout être parlant : traversée du deuil d’une impossible langue natale idéalement apte à signifier les éprouvés les plus obscurs vers une renaissance du sujet dans la langue, qui est toujours « l’autre langue ».

La « position psychanalytique » jouera, pour Kristeva, un rôle déterminant dans l’évolution de sa pensée à l’intersection des savoirs : elle deviendra l’élément majeur susceptible d’assurer une cohérence à sa tentative de restructuration, voire de synthèse — toujours provisoire — des discours séparés sans cesse désassemblés puis redistribués par sa pratique. Elle représentera en outre une sorte de rempart contre la tendance à l’abstraction qui marque la critique littéraire après la période structuraliste et infléchira de manière décisive son cheminement vers la création romanesque.

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1974

Structuralisme, matérialisme historique, psychanalyse : autant d’épistémès jusque-là restées quasi ignorantes les unes des autres et au carrefour desquelles Kristeva situe, dans les années 1960-1970, sa réflexion théorique sur le langage et l’écriture. Déplaçant les savoirs linguistique et sémiologique dans un nouvel espace de référence lui-même situé à la croisée du « matérialisme dialectique » [7] et de la psychanalyse, Kristeva, loin de se contenter d’approfondir ou de prolonger une science ancienne, inaugure alors une épistémè nouvelle, la théorie du texte. Sèméiotikè. Recherches pour une sémanalyse (paru en 1969) pose les concepts fondamentaux de cette théorie, lesquels seront repris, précisés et complétés dans la première partie de La Révolution du langage poétique (1974) et mis à l’épreuve de l’analyse littéraire dans la seconde partie de ce livre, consacrée aux écritures de Lautréamont et Mallarmé.

Largement partagée par Barthes, dont le travail théorique féconde la réflexion de Kristeva aussi bien qu’il se nourrit des avancées de cette dernière, la démarche transversale à l’origine de la théorie du texte vise, en résonance avec les travaux de Jacques Derrida, à déconstruire les savoirs établis pour en initier des approches toujours nouvelles. En postulant la mise en crise de toute énonciation et réciproquement de toute forme de métalangage, la théorie du texte suscite une mutation capitale dans la sphère des sciences humaines, qui n’avaient jusqu’alors jamais suspecté leurs propres codes — dont elles usaient comme d’un simple instrument naturellement capable de transparence. Chaque texte est désormais conçu comme un fragment de langage lui-même situé au carrefour d’une infinité d’autres langages dont nul ne saurait avoir la primauté sur un autre. L’élaboration du commentaire critique d’un texte suppose donc de son auteur, si rigoureux et si objectif se voulût-il, qu’il ait conscience de sa totale immersion dans la langue et de sa propre implication (avec son texte) dans ces champs d’interférences que sont énonciations et énoncés — le sujet de l’écriture n’ayant jamais affaire à des textes clos, hétérogènes à sa propre pratique.

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Arrivée à New York (1974)
Archive de JK

On mesure le bouleversement provoqué par cette révolution copernicienne dans le domaine de l’analyse littéraire : en posant comme intrinsèquement ouvertes et plurielles oeuvre et gnose, création et théorie, Kristeva invalide le présupposé structuraliste de l’autosuffisance des formes textuelles et tous les clivages et hiérarchies qui avaient jusqu’alors séparé les genres et les arts. Dans la mouvance des théories de la réception alors émergentes, elle contribue en outre à l’élaboration d’un nouvel objet épistémologique : la lecture. L’analyse textuelle étant à la fois lecture d’un texte antérieur et écriture d’un nouveau texte à la croisée d’autres énoncés, s’impose une équivalence (productive) entre écriture et lecture. Le lecteur - qu’il vise ou non l’écriture d’un texte critique — participe à la création textuelle en re-suscitant dans le procès de sa propre lecture ce corps à corps d’un sujet avec la langue qui est en quelque sorte la scène primitive du texte lu. La dimension érotique de cette expérience du texte — lectorale aussi bien que scripturaire — et son identification à la jouissance tiennent au fait qu’à travers elle le sujet explore, au risque de sa propre perte, la manière dont la langue le « travaille », mais aussi le défait.

S’inspirant du dialogisme bakhtinien, Kristeva ne conçoit l’analyse du texte qu’à la lumière de son intertexte. Le texte redistribue la langue, il est le champ même de cette redistribution. L’une des modalités de ce processus de déconstruction-reconstruction qui rend infiniment modulable la signification des énoncés est la dissémination et permutation en sa trame d’autres textes antérieurs ou contemporains : lambeaux de codes, fragments de langages sociaux, morceaux de formules anonymes, de modèles rythmiques, etc. L’analyse de son intertexte vise à dégager ce qu’à la suite des formalistes russes Kristeva appelle l’idéologème d’un texte, c’est-à-dire la fonction qui rattache une structure littéraire concrète à d’autres structures. Elle permet d’apprécier quelle lecture ce dernier propose de l’histoire et la manière dont il s’insère en elle — le contexte socio-historique étant lui-même envisagé, au même titre que l’oeuvre, comme un carrefour textuel.

En tant que croisement de multiples énoncés où se rejoignent de surcroît auteur et lecteurs, le texte est une productivité (pdf)  : même écrit (fixé), il ne cesse de « travailler » la langue, démantelant les codes en usage et inaugurant une langue autre, stéréographique celle-ci, in(dé)finiment polysémique, ouverte à toutes les combinaisons et redistributions possibles de signifiants. Une distinction théorique s’impose dès lors entre la signification, qui relève de la fonction référentielle du langage, et la signifiance : celle-ci ramène au jeux hétérogène de pulsions et de rapports transsubjectifs et transverbaux qui sous-tend la production du texte et altère le fonctionnement habituel de la communication verbale.

La signifiance se produit indistinctement à tous les niveaux de l’oeuvre et son procès se repère dans ce que Kristeva appelle, par opposition au phéno-texte, le géno-texte : tandis que le premier renvoie au « phénomène verbal tel qu’il se présente dans la structure de l’énoncé concret », le géno-texte est le « lieu de structuration du phéno-texte ». Théâtre des opérations propres à la constitution du sujet de et dans l’énonciation, il constitue un domaine foncièrement hétérogène. C’est en effet sur un mode remarquablement polymorphe que les pulsions investissent les signes : dans les sons, qui ne sont plus tant des unités propres à déterminer le sens (phonèmes) que des énergies physiques ; dans les monèmes, qui sont moins des unités sémantiques que des arbres d’associations, entraînés qu’ils sont par la connotation et la polysémie latente dans un processus de métonymie généralisée ; dans les syntagmes, dont priment sur le sens les résonances intertextuelles ; dans le discours, enfin, dont la « lisibilité » est ou doublée ou débordée par une pluralité de logiques autres que la simple logique prédicative de l’ego-cogito cartésien.

Parmi ces logiques, celle, prépondérante, de l’inconscient, qui incite Kristeva à nommer sa théorie du texte « sémanalyse ». Par ce mot-valise (ce mot-carrefour), elle signifie la distance radicale qu’elle choisit de prendre à l’égard de la sémiotique littéraire classique — qui dresse une typologie des énoncés et décrit leur fonctionnement structural sans pour autant se préoccuper du rapport entre le sujet, le signifiant et l’Autre : la sémanalyse s’attache à étudier comment le « travail du texte » s’apparente à celui de l’inconscient — décrit par la psychanalyse comme scène productrice de sens — et a ceci de particulièrement novateur qu’elle situe le signifiant à la croisée de la pulsion biologique et du signe linguistique. Ainsi Kristeva définit-elle le symbolique et le sémiotique comme les deux modalités dialectiques (donc inséparables) de toute énonciation — ce « double registre du sens » fondant l’hétérogénéité non seulement du signifiant mais du texte.

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1977

Toute énonciation exige une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image, en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur position dans un espace devenu désormais symbolique, du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais ouvertes [8].

Si le symbolique désigne le langage de la conscience (avec sa temporalité linéaire et ses catégorisations définies par la tradition linguistique), le sémiotique renvoie à celui de l’inconscient. Kristeva l’assimile au frayage et à la disposition structurante de pulsions repérés par la théorie freudienne, mais aussi aux processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies — de nature à la fois physiologique et mentale. Charges énergétiques en même temps que marques psychiques, les pulsions articulent une chora, « une totalité non expressive constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité aussi mouvementée que réglementée » [9].

La « chora » se rattache aux opérations concrètes qui précèdent l’apprentissage du langage et organisent l’espace sémiotique préverbal — ou plutôt transverbal puisque l’enfant est toujours dans un environnement linguistique — selon des catégories logiques qui sont antérieures et hétérogènes à la thèse (ou position) symbolique. S’ils sont décelables avant le stade du miroir et constituent la condition même du symbolique, les processus sémiotiques identifiables dans les pratiques signifiantes — dans le discours psychotique aussi bien que dans les pratiques artistiques — sont, eux, postérieurs à la coupure symbolique et manifestent leur altérité radicale au regard des usages linguistiques : altérité qui s’impose à la fois comme un autre texte et comme l’autre du texte — à savoir la pulsion et le corps sensible.

Bien que vos intérêts semblent aujourd’hui plus fermement liés à la psychanalyse qu’à la sémiotique, considérez-vous toujours vos travaux — théoriques et romanesques — comme découlant de ce projet originel ? Êtes-vous toujours en sémanalyse ?

Julia Kristeva : Oui, je le crois. Il se peut que je sois moins systématique maintenant quand j’utilise ces termes, sans doute en raison des années qui se sont écoulées. Pourtant je les utilise effectivement dans mon enseignement, quand les étudiants m’interrogent sur le sémiotique et le symbolique, mon approche de Mallarmé et d’autres écrivains. Il se peut que cela me concerne moins, mais je continue ce travail patient et pédagogique. Je suis convaincue qu’il y a une très nette continuité entre mes intérêts actuels et mes travaux antérieurs. Si vous prenez mes livres sur l’horreur, la mélancolie ou les étrangers, par exemple, vous y trouverez les thèmes liés à l’archaïsme et aux étapes traumatiques de la vie inconsciente qui se trouvaient déjà dans la notion de « sémiotique » et que j’ai abordés à travers Mallarmé et Lautréamont, sous un angle qui était sans doute plus philosophique et rhétorique que psychanalytique, mais qui recoupait néanmoins ces mêmes thèmes. J’ai même parfois l’impression de revenir aux mêmes sujets, de mon propre chef, comme cette « révolution » dont nous venons de parler, mais en les modifiant toujours et en trouvant d’autres angles d’approche. Si l’on considère mon oeuvre de fiction, mon écriture romanesque, on peut imaginer qu’il s’agit de tout autre chose mais, pour moi, il y a des liens, des passerelles. Les mêmes sujets m’intéressent - l’étrangeté, la violence, la mort - mais je ne les traite plus sous l’angle métalinguistique. J’ambitionne maintenant de projeter un regard de l’intérieur [10].

Catherine Bouthors-Paillart : Ancienne élève de l’École normale supérieure, professeur en classes préparatoires littéraires à Amiens ; a fait une thèse sur Antonin Artaud sous la direction de Julia Kristeva.

Le texte en PDF
L’essai complet

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Julia Kristeva : entretien avec Frédéric Berthet 1976

extrait du DVD Julia Kristeva édité par l’Ina 2012

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Julia Kristeva s’explique sur les rapports entre psychanalyse et sémanalyse, le rythme, le "sémiotique" et le "symbolique", le langage poétique (7’18).

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[2Je souligne. A.G.

[3Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, 1984, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, L’Âge d’Homme, coll. « Slavica », Lausanne, 1970, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, 1978.

[4L’engendrement de la formule, dans Sémèiôtikè, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », Paris, 1969, p. 278-371.
L’auteur mentionne par erreur Lois : il s’agit en fait du roman Nombres. (A.G.)

[5Polylogue, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », Paris, 1977, p. 173-222.

[6Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1966, p. 259.

[7Kristeva emprunte cette notion à la théorie marxiste en lui donnant toutefois un contenu nouveau, inspiré par sa refonte des théories du sens désormais en prise sur l’histoire des groupes sociaux et sur la singularité des corps désirants.

[8La Révolution du langage poétique, Éditions du Seuil, coll. « Tel quel », Paris, 1974, p. 41-42.

[9La Révolution du langage poétique, op. cit., p. 23.

[10« Le langage de l’étranger », entretien avec Carine Trévisan in Athanor, Paris, 4/1993, p. 102.

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