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Dans les pas de Sollers avec Catherine Clément

D 7 mars 2024     A par Viktor Kirtov - Michaël Nooij - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Bonjour Viktor, en remontant les escaliers du garage mon attention est attirée par un livre abandonné posé sur une saillie à l’entrée de l’immeuble - toujours curieux je le prends en main, lis la quatrième de couverture et le prends avec moi, Catherine Clément, le nom me dit quelque chose, une petite gloire quasi oubliée des années 70-80 siècle dernier, une philosophe et romancière très impliquée dans le cercle des intellectuels français communistes et structuralistes

La Putain du Diable me semble datée, je tourne les pages, cela m’ennuie, je baille mais espère quand même rencontrer Ph. Sollers ...ce qui se produit à la fin du bouquin, les seules pages vivantes, que j’ai plaisir à partager
Amitiés,
MN

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Bonjour Michaël. Catherine Clément n’est pas une inconnue pour moi. Elle a même publié une biographie de Sollers « Sollers la Fronde » en 1995 entre autres esssais et romans d’une bibiographie imposante
Le parcours de Catherine Clément a croisé celui de Sollers à la fin des années 60. Catherine Clément était alors une jeune normalienne adhérant au parti communiste. C’était l’époque où Sollers, pour des raisons tactiques, plus que stratégiques souhaitait un rapprochement avec le P.C. Le parti avait pensé qu’une jeune intellectuelle, comme C.C., pouvait circonscrire le jeune loup Sollers…
Si je retrouve mon exemplaire de Sollers la Fronde, en croisant ton écho et quelques extraits de cette biographie, il y a sans doute matière à ficeler un petit article.
V.K.

Avant cet écho, tout d’abord quelques mots sur Catherine Clément :

A propos de Catherine Clément

Née en 1939, elle intègre l’École normale supérieure de jeunes filles (ENSJF) école dite de Sèvres, mais installée boulevard Jourdan à Paris. Agrégée de philosophie à l’âge de 22 ans, elle devient ensuite l’assistante de Vladimir Jankélévitch à la Sorbonne à 24 ans.

Sa rencontre avec Claude Lévi-Strauss, qui l’invite à décrypter un mythe africain devant son séminaire à l’EPHE en 1962, l’influence de manière décisive. Elle lui consacre d’ailleurs son premier essai Claude Lévi-Strauss ou la structure et le malheur, publié en 1970, et un Que sais-je ? paru en 2002.

À partir de 1959, elle suit le séminaire de Jacques Lacan, d’abord à l’hôpital Sainte-Anne, puis à l’École normale supérieure et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et ce jusqu’à la fin [réf. nécessaire]. Membre de l’École freudienne à titre « profane », elle n’a jamais été psychanalyste.

Détachée au CNRS, elle prépare provisoirement une thèse sur Le Paradis perdu de Vladimir Jankélévitch. En 1976, après 12 ans d’enseignement supérieur, elle démissionne de l’université. Fin 1976, elle entre au quotidien Le Matin de Paris comme cheffe de rubrique culture, chargée d’éditer les articles sur les livres, les expositions, le théâtre, la musique, à l’exception du cinéma ; elle est elle-même chargée de la critique des essais. Cet engagement dans un journal socialiste ne l’empêchait pas de militer au parti communiste français - période où elle va rencontrer Sollers - parti dont elle est cependant exclue en février 1981.

En 1982, elle est nommée au ministère des Relations extérieures, à la tête de l’Association française d’action artistique (AFAA), chargée de la diffusion et de l’accueil de la culture française à l’étranger et se rend souvent à Cuba. Mais sur demande de l’Association professionnelle des agents diplomatiques et consulaires, le Conseil d’État annule, en décembre 1984, la nomination de Catherine Clément, pour avoir été prononcée par une autorité incompétente.

André Lewin deviendra son mari après avoir pourtant, selon elle, saisi le Conseil d’État contre sa nomination à l’AFAA. Il lui reproche d’être seulement normalienne et pas énarque. Le conflit dure trois ans. Pour les réconcilier, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Roland Dumas, les présente au cours d’un déjeuner de « réconciliation forcée ». C’est comme cela qu’ils se sont connus.

Elle séjourne quatre années en Inde, de 1987 à 1991, comme official hostess ("femme de") auprès de André Lewin qui est alors ambassadeur de France, puis cinq ans en Autriche, et enfin trois ans au Sénégal (1996-1999)

Nota : dans la famille Clément, il y a Catherine et son frère cadet, Jérôme, né en 1945. Pour ceux qui ont vécu cette époque, Jérome Clément a été le premier président de la chaîne Arte, la chaîne franco-allemande née d’une volonté politique du président français François Mitterrand et du chancelier allemand Helmut Kohl qui souhaitaient renforcer le poids politique de l’Europe par la communication audiovisuelle. Jérome Clément comme sa sœur Catherine gravitaient dans l’orbite de la mitterandie de l’époque et Jérome Clément a aussi été président de la Fondation Alliance française,

Crédit : d’après Wikipedia

La Putain du Diable

La Putain du Diable,
Flammarion, 1996
(réédition 1998, J’ai Lu no 4839)

Résumé :

On tourne un documentaire pour la télévision : Le roman des intellectuels français 1945-1989.
Deux grands témoins dont Catherine Clément y participent. Ils ont tout vécu, tout vu, tout traversé : le communisme, le structuralisme, mai 68, les Nouveaux Philosophes... La Putain du diable, c’est l’aventure de ce tournage qui permet de revivre les étapes marquantes d’une épopée intellectuelle qui a embrasé deux générations. Derrière l’histoire des idées, on découvre une sorte de Dallas des intellos, un univers impitoyable, dominé par la Raison, la " Putain du Diable ".

Les principaux acteurs de ce feuilleton : Claude Lévi-Strauss, Vladimir Jankélévitch, Jacques Lacan, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Louis Althusser, Roland Barthes, Michel Serres, Régis Debray, Bernard-Henri Lévy…

Revoir Paris

L’extrait proposé par M.N. est le récit d’une déambulation dans Paris en compagnie de Philippe Sollers. Le livre est publié en 1996, après les années indiennes de Catherine Clément, ce qui explique le titre de ce chapitre, aussi une occasion de dresser une esquisse de portrait de Philippe Sollers. Portrait qu’elle a développé de façon plus substantielle dans « Sollers la Fronde », publié l’année d’avant, en 1995 et sur lequel nous reviendrons, dans le prolongement de cet extrait :

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Catherine Clément, 1995

Je suis rentrée à pied, frôlée par les voitures au ras des trottoirs. Je n’ai jamais fait très attention où je mettais mes pas. De temps en temps, les jurons d’un automobiliste me réveillent. Souvent, je heurte un passant pressé et râleur. Je me retourne et je m’excuse, trop tard, toujours mon côté Rantanplan. Pardonnez, je n’étais pas tout à fait là. Mais où étiez-vous donc ? À la sortie du paradis. C’est toujours un peu dur de se retrouver nue, sans savoir où mettre la feuille de vigne que l’ange vous a fourrée dans la main. "
Avec ce passant-là, au coin du boulevard, le choc manqua de peu.
- Excusez-moi, monsieur...
- Ooh ! Où cours-tu si vite ? C’est moi !
Ah ! Sollers. Son rire, sa voix de bouleau sous ]e vent, l’œil vif, reconfortant : Aussitôt, inspection générale.
- Montre-toi... C’est bien. Tu as l’air en forme. Parfait. Tu as une minute ?
J’ai.
ll me prend par le bras et nous voilà partis. Attentif, « Attention à la marche. Viens, on traverse », protecteur et courtois, avec lui, plus de danger. Viens, laisse-loi guider, je suis là, dit son corps. Ne crains rien.
Chemin faisant... Mais chemin faisant, c’est Sollers tout entier. Cet homme-là passe son temps à dégager les voies. A la machette, coupant les troncs pourris, les herbes urticantes. dégageant les limaces et tous les vermisseaux, cet homme-là passe son chemin. Au passage, il aura découvert les clairières.
On dévale les rues, tu connais cette église ? Suis-moi.
Regarde l’étoile de David. Et là, Moïse. Ressortons. As-tu encore le temps ? Oui ? Viens. Ici, sur cet immeuble du boulevard de l’Observatoire, qu’est-ce que tu vois ?
- Des gerbes de fleurs séchées ?
Oui, mais encore ? Lis la plaque. Jean Cavaillès, philosophe et résistant. Fusillé pendant la guerre. Résistant, tu comprends ? La résistance, c’est sacré... Tournons dans la rue d’Assas... Avance encore un peu. Là, sous le porche, chut. Au fond de la cour, ne t’inquiète pas, j’ai la clé. La chapelle.
La clé de la chapelle ? Sollers ?
Il a toujours les clés. Sorti d’une poche, le trousseau tinte dans sa main, et la porte s’ouvre sur le vide. Autel nu, ciel clair, vitraux aveugles, colombe sculptée au sommet des croisées. Sur le côté se dresse un petit reliquaire et posée sur le sol une lampe allumée signale la consécration du lieu.
- Cest beau, non ? Personne ne connaît.
La porte se referme, mais sur une autre rue, derrière Montparnasse. Passages souterrains, une rose d’automne sur un grand rosier blanc, trois pas au fond du square, et soudain je découvre un cloître planté d’arceaux, bordé d’églises. Brève halte au milieu des fusains.
Tu vois… fait-il avec geste large, je viens souvent ici lire mon bréviaire. Personne ne connaît l’endroit. Le solitaire de Port Royal… La retraite. J’y suis chez moi.
Il rêve un peu, se reprend, m’emporte dans le monde où marchent manteaux et chapeaux, des vivants peut-être, qui sait ? L’ombre de Descartes rôde rue de Fleurus.
Personne au monde n’est plus amoureux de Paris que Sollers. Oh ! Ce n’est pas le Paris des touristes, ni le Paris pressé de la vie quotidienne. Le Paris de Sollers lui ressemble en tout point : secret, secret, secret. Et pourtant il est là, bien visible. Là, oui, là, regardez bien. L’évidence même, celle du Cogito.
- Enfin, enchaîne-t-il, comment font-ils pour ne rien voir ? Il suffit de franchir le seuil, de pousser une porte, d’ouvrir les yeux... Paris. La plus belle ville du monde.
Et moi qui n’y vis plus, moi dont les pas me traînent ici... Il dit cela comme d’autres diraient « la plus belle femme du monde ». Il dit cela pour me rendre ma ville. Il dit cela pour me ramener chez moi. En France, dans ce pays que je quitte demain.
- Et sur quoi travailles-tu ? - .’
- Sur l’amour.
- Oh ! Alors la Bible.
- Philippe, que penses-tu du coup de foudre ?
Mais il n’est pas homme à répondre. Le poseur de questions, c’est lui. Examen, sondage, confession, auscultation, le pouls... Diagnostic : forte déficience en philosophie. Posologie : comme remède, vous prendrez un tiers de Heidegger, trois doigts de Spinoza, avec un zeste de Bible.
Bien, docteur. Oui, je lirai la Bible. (Avec Sollers, toujours acquiescer.) Oui, dans la Pléiade, je sais. Non, je n’ai toujours pas eu le temps de...
Derechef, j’entreprends de lui raconter le départ de l’ange.
Poliment, il écoute. À peine.
- Mais le coup de foudre, Philippe ? Il rit.
- So what ? dit-il.
Alors rien. Rejeté dans les ténèbres extérieures, l’ange du frisson verse une larme de dépit. Ce client-là est un irréductible, blindé de la tête aux pieds. Ni Faust ni bête ni ange ni diable. Rien ! Pour Sollers, l’art est à la place de l’ange.
- Que reste-t-il à faire, dis-moi, sinon travailler ? continue-t-il à grandes enjambées.
Chemin faisant, passent en écho Faulkner, Hemingway, Philip Roth... Et lorsque nous traversons enfin la rue de Rennes, le chemin faisant a franchi l’Atlantique. US corne back...
- Rue du Cherche-Midi, n’est-ce pas ? Nous y sommes presque.
Ici, murmuré-je en désignant ma maison.
Voilà, tu es arrivée. Sois bien.
Un baiser sur la joue et il me plante là. Drôle de médecin.
Et que le jour commence et que le jour finisse... Deux consultations dans la même journée.
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice...
Tiens ! Je n’ai pas vu la Putain aujourd’hui.
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus...
A mon avis, elle est allée voir le Biquet, la garce.

Que publiait Sollers en 1995-1996 ?

Le Cavalier du Louvre. Vivant Denon 1747-1825 Plon 1995 & Gallimard (biographie)
Sade contre l’Etre Suprême, précédé de Sade dans le Temps, Gallimard 1996

Et aussi cet article « Le président [Mitterand] et la Bible  »communiqué par M.N. en même temps que « Revoir Paris » de Catherine Clément
Dans cet article, publié dans Le Figaro Magazine du 18 mai 1996, François Mitterand qui lisait la Bible y déclarait « dans la Bible, il n’y a que « guerre, pillage, massacres ». »
Comme en écho des horreurs politico-religieuses dévoyées d’aujourd’hui. !

Sollers : le président et la Bible

Il y a, dans le livre de Franz-Olivier Giesbert, le Vieil Homme et la Mort [1], une page passionnante. Giesbert demande à Mitterrand s’il continue ses « incursions dans la Bible ». Oui, lui répond le Président déjà très malade, mais il faut bien distinguer l’Ancien Testament du Nouveau, « ils n’ont rien à voir ensemble ». Giesbert qui doit connaître les arrière-pensées habituelles de son interlocuteur, lui fait alors remarquer que certains parlent de la « violence » du Coran, << La violence de l’Ancien Testament est hallucinante ». Le Président approuve : hallucinante, oui, c’est le mot. • Et il enchaîne aussitôt : « Dans la Bible, il y a du sang à chaque page. » C’est un livre qui n’arrête pas de retentir de << cris de mort ». On a un léger sursaut en lisant ces propos, mais non, on ne rêve pas. Et on ne rêve pas non plus en apprenant que l’abbé Pierre, ce saint homme canonisé à l’avance, est lui aussi saisi par un retour de Bible, au point de discuter sérieusement avec son ami négationniste islamisé Garaudy des crimes relatés dans le livre de Josué. Nous voici soudain devant une vieille connaissance : la vision familiale, pour chrétiens provinciaux du XIXe siècle, d’une Bible comme monument d’horreurs, récit implacable d’une loi dont le doux Jésus lui-même a été victime. Le Président, d’ailleurs, insiste : dans la Bible, il n’y a que « guerre, pillage, massacres ». Suivez mon regard. Etrange obsession, on en conviendra, plus spiritualiste que voltairienne. Mais, déjà, il n’y a pas si longtemps, dans ses entretiens avec Elie Wiesel (lequel, bizarrement, ne trouvait rien à répliquer), le Président s’était exprimé sur le même sujet. Cette fois, c’est le prophète Jérémie qui, allez savoir pourquoi, était l’objet de l’animosité présidentielle :
,

Jérémiades

  • Le français a conservé le mot « jérémiades » qui, étymologiquement renvoie à Jérémie par allusion aux Lamentations de Jérémie

« De tous les prophètes, Jérémie est celui pour lequel j ’ai le plus d’antipathie. C ’est un criard. un gueulard, un peu collaborateur, ambitieux » [2]. Le Président, la, y va pas de main morte. Pauvre Jérémie, le voilà même « collaborateur » ( on s’attendait à tout, sauf à ça). Ce jugement à l ’emporte-pièce est d’autant plus surprenant que le Président passait et passe encore, aux yeux des commentateurs, pour un humaniste distingué, un amateur raffiné de littérature, un collectionneur d’éditions rares, un écrivain-né et même, à ses heures, un poète. Le journal Libération, le lendemain de la mort du Président, n’hésitait pas à écrire que, durant sa vie, il n’y avait aucun écrivain important qu’il n’ait cité, sauf, peut-être le marquis de Sade, en pleine guerre d’Algérie et, sur le plan intellectuel, au moment, par exemple, de la fondation de la revue d’avant-garde Tel Quel :

<< Ton visage voilà des siècles
que je le touche de la main
Etrange absence en toi de moi-même
Comme l’eau, dans le désert à la grande chaleur »,
etc.

Tout éditeur refuse, chaque mois, cent recueils de poèmes de ce genre, vaguement sentimentaux, fades, flous, issus de l’éternel romantisme adolescent attardé. Le Président, c’est clair, a eu une maturation difficile. Cela peut sans doute expliquer qu’à vingt-six ans, le maréchal Pétain lui semblait avoir du charme, malgré le surréalisme, la guerre d’Espagne ou le Guernica de Picasso. Dis-moi quel est ton rapport au langage et je te dirai ce que tu penses vraiment en métaphysique comme en politique. Mais oui, c’est une loi. Démontrable.
J’aime bien le livre de Josué, moi, et surtout l’histoire extraordinaire de la prostituée Rahab facilitant la prise de Jéricho. Et j’aime aussi Jérémie qui est là, sur ma table, à côté d’Homère, de Shakespeare, de Sade. Question de rythme :

« J’enivrerai les princes et les sages de Babel
Ses gouverneurs, ses lieutenants, ses héros,
Et ils dormiront d’un sommeil éternel,
Ils ne s’éveilleront plus.
Oracle du roi
Qui a pour nom Iahvé des armées
 [3]

La grande littérature est proche de la vérité, en somme.

Sollers la Fronde

Publié sous le titre "Philippe Sollers", Julliard, 1995, il s’agit d’une biographie littéraire dialoguée en ce sens qu’elle est illustrée par les écrits de Sollers commentés à la fois par la biographe et Sollers.

• Par Catherine Clément,

Résumé

• Mais pourquoi ai-je eu l’idée saugrenue de m’occuper de Sollers ? Depuis toujours il me fait peur ; c’est un diable. Dans les années 70, ses imprécations feutrées m’inspiraient une crainte hors de propos, effrayante. Qu’est-ce qu’il va dire encore ? Où va-t-il frapper, qui ? Chaque fois qu’il prenait la parole, je me sentais accusée de péchés informulables ; lesquels ? Aucun. Rien. Une confuse honte. J’imagine que les prophètes d’Israël savaient culpabiliser de la sorte. Vous dites ? Taisez-vous, vermisseaux ! Incultes ! Chef de bande. Bandit de l’intelligentsia, mafieux protégeant les siens et condamnant les autres sans appel ; girouette. Mes amis les plus proches le trouvaient infréquentable, mes amies, toutes, attaquées de plein fouet dès qu’elles pointaient le museau sur la place publique, le vouaient aux gémonies, et j’y retournais quand même. J’étais, je suis sans doute encore tout ce qu’il n’aime pas. Philosophe, normalienne, intellectuelle, plutôt féministe, ex-communiste. Bas-bleu, sentimentale, midinette, crédule, militante, tout ce qu’il déteste. Et j’y revenais ; j’y reviens aujourd’hui. C. C.

Résumé qui reprend les premières lignes du livre qui se poursuivent ainsi :

« Son rire, abominable de liberté. Je sortais en coupable, vaguement soulagée, je n’ai jamais su pourquoi. Chaque fois j’avais la certitude de lui avoir échappé pour ce jour-là au moins, comme la chèvre de M. Seguin, attachée au piquet, les cornes pointées, la barbiche agressive. Après un long combat, il ne m’avait pas mangée. Et je voudrais y retourner, au loup ?
Mais quelle idée, vraiment, de coltiner ces souvenrs...
Allons, un peu d’honnêteté : il lui arriva d’être affectueux. De manifester un zeste de sollicitude, et même, parfois, d’attention. Il lui arriva de me gronder en grand frère et de m’alerter sur ma vie, souvent sur l’éducation de mes enfants ; il avait toujours raison, et je ne l’écoutais pas. C’est même dans Femmes, voyez-vous. Il ne m’a jamais fait aucun mal. La peur que j’avais de lui ne regarde que moi.
Il la connaît, du reste.
Depuis près de huit ans, j’ai vécu à l’étranger, quatre ans en Inde, trois en Autriche, j’ai voyagé, loin de Paris. Quand nous nous retrouvons après une aussi longue absence, par habitude je me crispe. Il le voit aussitôt : « Revoilà les vieilles terreurs... », dit¬il, et il rit. Ce n’est pas le rire du grand méchant loup ; c’est un rire plutôt gentil. Gentil, Sollers ? Allons, vous plaisantez !
A peine.
Affectueux, mais méfiant. Terriblement méfiant ; nous sommes deux à l’être. A sa place, je me demanderais pourquoi j’entreprends ce livre avec lui. A ma place, je me le demande. Examen de passage, comme d’habitude, lui toujours chat, mais je ne me dissimule plus. Lui serpent, mais j’ai appris en Inde comment détourner les yeux. Chacun joue sa partition, ça va.
[…] Exploration sommaire de quelques-unes de nos antinomies. Il n’aime pas : l’Inde, les partis politiques, la famille, les sentiments, ne regarde jamais la télévision autrement qu’en coupant le son, il ne va pas au théâtre, ni à l’opéra. Se contente de l’écouter en solitaire. Il n’aime rien de ce que j’aime. Déjà, sa dédicace sur la page de garde de Lois, en 1972 : « Pour Catherine, de la part de l’odieux. » A chaque étape de cette massive incompatibilité d’humeur, j’en riais. Pourquoi s’obstiner ?

Mon nom est Joyaux, alias Diamant

C’est ainsi qu’il s’appelle à l’état civil, Joyaux.
Transposé en « Diamant » dans Portrait du joueur. Joyaux, Philippe. Et les jeux de mots sur son nom propre, il se les sert lui-même avec assez de verve, depuis longtemps déjà. Ne vous y risquez pas ... C’est fait. Sale gosse. A preuve :

par exemple ce joyaux messieurs ce joyaux que voulez-vous n’est pas une perle ou alors joyal noyau boyau aloyau ou alors sans x non pas joyeux joyaux avec un x comme xylophone ça n’ratait jamais vrais caniches borgnes serrés en nombril alors quoi vous pourriez pas vous appeler dupont martin ou chou-fleur comme tout le monde voyons si vous êtes à la hauteur dites-moi mais c’est pas brillant comme performance et ainsi de suite dans Je style curé mou de veau donc je m’appelle au pluriel philippe joyaux (H, Seuil, p. 10.)

Car il a écrit « ça ». Et dans cette langue-là. Et « ça », auss1 :

LA THÉORIE, QUI NE SE FAIT JAMAIS QUE SUR TEXTES, EST EN SOMME, DANS LA MESURE OÙ ELLE LES FAIT LIRE DANS LEUR « MONUMENTALITÉ » », LA PONCTUATION, LA SCANSION, LA MISE EN ESPACE, DES TEXTES. ELLE EST, PAR DÉFINITION, PLURIELLE. ELLE PREND LE NOM DE LOGIQUES. (Logiques, Seuil, p. 13.)

En capitales, avec toutes ces majuscules, pour de vrai ?
Absolument. On ne plaisantait pas à l’époque avec la théorie.
Et ça veut dire ?
Pour aller vite, que devant l’écrivain le philosophe peut aller se rhabiller. Et dans le même temps, il écrivait :

broum schnourf scrontch dong pof pif clonck alala toc toc toc ding skock bing glup burp snif pout pout paf crac pot clic crac tchhh hé hé guili sluuiirp aaa mhouh mmouhou mouh plouts gnoufs snoups tchi tchit chiiii ê ê è ê slam ga hou gnin hop drelin drelin braang fochloour badabang ! (Lois, Seuil, p. 107.)

Car « ça » aussi, c’est signé Sollers.
Et ce serait d’un écrivain ? Vous vous moquez du monde ! s’indigne mon grillon, qui, depuis notre séjour aux Indes anciennement britanniques, donne dans le vouvoiement.
Oh, franchement, pas souvent...
Mais là, non, c’est trop. Vous n’allez pas nous dire que c’est de la littérature !
Bandes dessinées, vous connaissez ? Vous n’avez jamais vu ces mots-là, nulle part ?

... Tout ceci assez obscur, c’est vrai, illisible, dites-vous, incompréhensible, d’abord c’est vous qui le dites, ensuite rien n’empêche le réel d’être plus compliqué que votre utilitaire pensée du jour dépensé.

Qu’est-ce que c’est ?
La suite du texte. Lois, page 107.
Ah ! Il en était conscient ! Il avait déjà répondu !
Il a réponse à tout. C’est même son seul défaut, vous verrez.
Moi, j’aime le Sollers avant-gardiste des années 70.
On n’écrit plus ainsi il n’écrit plus ainsi non plus. Maintenant, il écrit :

araboum ! ...Triboum ! …Siam ! Clang ! Blap ! Blop !
Slurp ! Smack ! Munch ! ...Macht ! Nacht ! ...Et splot ! Et squirt ! Et ka-blum, slorch, glub, gulp, blub, splork ! Et growrr ! Et glom ! Et sloorge, snorr, wald, wham, heim, clonk ! Et furt ! Hit ! Sch6n !... Berg ! angler ! Et bonzai-squinck ! Et walter-thwop ! Et mmmglmghh !
(Le Ceur absolu, Folio/Gallimard, p. 188.)

Vous ne voyez pas la différence ? Pourtant ! La ponctuation, la scansion, la mise en espace ... Ce sont des travaux pratiques de logiques. Et puis, aujourd’hui, il ne s’excuse plus, il ne s’explique plus. Ce n’est plus la peine. Il a gagné le droit de s’amuser.

Des femmes

Allez, c’est le moment. Il faut bien s’y résoudre. - Et à une femme, que demandes-tu ? fait-elle mine de rien.
Anodine, surtout. Pas un traître mot sur le VRAI corps du délit, ce best-seller cruel, Femmes, fierté de son auteur, et fondement de sa légende misogyne. N’alertons pas la bête.
Mine de rien, il prend son temps. Ne rit pas, ne se moque pas. Ressemble soudain au taureau qui refuse le leurre, s’arrête au milieu de l’arène, souffle par les naseaux, gratte le sol et laisse le matador avec son ridicule. Va-t-il répondre à la fin ?
Mais oui. Obligeamment.
1. Une femme ayant sa raison
- (Adagio moderato) Ma vraie demande est raisonnable. « Je désire dans ma maison Une femme ayant sa raison », c’est un vers d’Apollinaire. Et elle s’y trouve. Les autres en général se montrent déraisonnables. « Please, be reasonable », un peu d’air... Je suis très content d’avoir établi des relations raisonnables avec beaucoup de femmes. Cela n’arrive pas spontanément. Mais on y arrive et c’est le travail même de la raison. En principe, chaque sexe veut la mort de l’autre. Or j’ai toujours été inflexible avec la névrose : résolument opposé à l’établissement de rapports névrotiques. Joyce disait : « Mother’s spacies and Father’s times », en jouant sur l’ambiguïté du mot species, l’espèce, et space, en anglais, l’espace. Intraduisible. Mère : l’espace, les espèces, l’espèce. Père, les temps. La différence sexuelle existe ; il n’y a pas de quoi en faire du pathos. Y a-t-il de la raison à attendre malgré tout ? Cela peut-il passer à travers sexe ou pas ? J’y travaille.
Petit commentaire biographique, tiré du domaine public. La femme raisonnable dans la maison Sollers s’appelle, c’est connu, Julia Kristeva. Elle est linguiste, philosophe, sémioticienne, elle est aujourd’hui devenue psychanalyste, elle écrit des essais et des romans [4]. Elle apparaît sous différents prénoms, dans tous ses romans, excepté bien sûr ceux qui datent d’avant leur rencontre. Mais s’il en écrit souvent, il n’en parle presque jamais, sauf s’il s’agit de son travail. Domaine privé. Réservé. Contractuel.

...un contrat à l’amiable. C’est terrifiant, et ça suppose des individus adultes et suffisamment forts pour supporter la liberté de l’autre, trouvant chacun de son côté, des motifs, des causes, des objets de gratification et de satisfaction, et, en même temps, étant capables d’établir un minimum de consensus et de rapport, avec un partenaire constant, tout en considérant que c’est un minimum et que ça ne pourrait pas être l’absolu et la totalité ...
L’aspect contractuel du couple me paraît de plus en plus évident : une dépendance choisie. Cet état de choses favorise des couples provisoires. Kafka dit : « Provisoirement et pour toute la vie. » Il le dit par rapport à des choix littéraires et métaphysiques mais je crois que dans l’amour on est aussi conduit à cela. Ce qui est le plus facile, c’est le « provisoirement ». Quand c’est pour toute la vie, il y a une négociation à faire pour introduire le provisoire.

Ce n’est pas de Sollers. Mais c’est dit par Julia Kristeva : Entretien avec Françoise Collin, Cahiers du GRIF, n° 32, « L’indépendance amoureuse », Editions Tierce, 1985]].

Je me souviens de Julia à son arrivée en France. Cette étudiante venue de Bulgarie tournait toutes les tètes autour d’elle, si belle, presque chinoise, avec de hautes pommettes asiatiques et un incomparable regard, à la fois clair et noir. Ce monstre d’intelligence, qui savait tout, qui pensait tout, devint en un clin d’ceil une étoile au ciel de l’intelligentsia. Adorable Julia, accessible, inaccessible, étincelante et réservée.

[…] Une femme ayant sa raison, et lui avec elle.

Une splendeur... Une icône de rêve... Un feu, une intelligence... La femme la plus intelligente que j’ai rencontrée... Peinture... Sagesse... Sophia... Mosaïque... Le regard noir partout vivant dans le visage en creux des coupoles... Surgie comme une de ces ombres vibrantes de Pompéi, de Ravenne, qui semblent faire les gestes de l’au-delà... (Femmes, p. 60.)

Sollers retour de vacances. Sort une photo, comme tout le monde. C’est l’image encore, toute fraîche, prise par leur fils David, pendant l’été 1994.

Portrait de Sollers en frondeur
« Sollers le frondeur », une, première. Moteur ! Enfant, au lycée, il récoltait chaque année la notation vengeresse du corps enseignant : « Esprit frondeur ». « Fait le chimpanzé en montant sur les rebords des fenêtres pour amuser les filles » Dès l’âge de dix ans, et depuis lors, il continue. O chimpanzé !
Espèce de singe qu’on trouve communément dans les zoos des grandes villes. À l’état sauvage, sur les routes de l’Inde, le macaque est capable de voler les lunettes en riant de toutes ses dents pointues. A Bénarès, les singes ont tous la rage ; cela ne s’invente pas.
Plus tard cette année-là sortit Enfant-Roi, film de Roger Planchon. La Fronde s’y montrait sous un jour triomphant. Les frondeurs y étaient gais et jeunes, fous, brillants, la plaisanterie n’en était pas absente, la débauche s’y déchaînait en tout libertinage, les gaillards, ducs, princes et autres vicomtes, fourrageaient sous les jupons avec fureur, les dentelles se souillaient de sang avec jubilation, cependant que l’enfant sage, le jeune Louis XIV, mijotait sa royale et tyrannique revanche. Il gagne, le roi. La Fronde a perdu. Le pouvoir central s’installe en majesté, déguisé en roitelet ensoleillé trônant sur de mignons nuages.
Cette France-là, la frondeuse, je la redécouvre brusquement, je n’aime guère sa violence, je n’y songe jamais. Comme si en effet elle avait disparu.

Et en avant dans la Fronde ! « Il n’y a rien de plus beau que de faire des grâces à ceux qui nous manquent ; il n’y a rien, à mon sens, de plus faible que d’en recevoir. » Ou encore, et c’est tout dire : « J’accommodais même mes plaisirs au reste de ma pratique. » Le cardinal à Belle-Ile [5]’.. A Paris... A Vincennes ... A Rome ... Parlant de Bordeaux, capitale de la dissidence ... Esprit frondeur : j’ai eu ça vingt fois sur mon carnet scolaire du lycée Montesquieu et puis du lycée Montaigne, écrit par des mains successives, rageuses, ironiques, peut-être bienveillantes, après tout ... Frondeur Une sorte de synonyme de « gascon », pour finir Qu’est-ce que ça veut dire : gascon ? Fanfaron, hâbleur, craqueur, vantard ? Oui, mais aussi : plaisant, railleur, moqueur... « Paris vaut bien une messe » ... Agir en gascon : par un habile détour ... Le mot gascon par excellence : cadet. Qui porte avec lui la bravoure, l’éclat, l’étourderie ••• Synonyme de : gaillard, délibéré, hardi ... (Portrait du joueur, p. 154.)

Profondément français, Sollers. Rebelle à la monarchie, au centre, au pouvoir unique. Se dit aussi souvent profondément girondin. C’est la même veine, ou le même filon : l’anticentre. Frondeur, gascon, et girondin. « Sollers le frondeur », une, deuxième :

Je revois la reliure de cuir rouge, les lettres d’or : les Girondins. Les sudistes, en somme. Les vrais, les originaux, ceux qui ont sourdement vaincu même si personne ne le reconnaît tout à fait, exempts du péché trop noir d’esclavage, même si le trafic passait par leur port ou leurs entrepôts, tenant mieux la veine centrale par le vin que par le coton, le bourbon, le bois ou le tabac de l’autre côté où on les retrouve souvent, d’ailleurs, par exemple en Louisiane ; pas de malédiction nègre, pas besoin de lynchage ou de pendaison, de chasse à l’homme ou de castrations, de surveillance du sang ou d’illumi nés bibliques, mormons, quakers, unitariens, pentecôtistes, adventistes du Septième Jour ; bon catholiques, donc, parce que c’est la meilleure étiquette, la marque la plus classique, la plus chic, la plus éprouvée, avec pourtant la même passion profonde, violente, renfermée sous des airs rieurs, désinvoltes, que cette phrase de Faulkner dans Absalon ! Absalon ! décrit avec netteté : « L’homme du Sud, sang prompt à se refroidir, plus apte peut-être à compenser les brusques changements de température, peut-être simplement plus près de la surface » Pas méridionaux du tout, n’est-ce pas. Très au nord du Sud-Est. Enfin, inexplicables, si l’on veut, comme leur boisson courante et secrète, consommée partout, produce of France, eux qui ont chanté l’hymne national contre l’hymne national, en montrant par là qu’ils étaient une fois encore victimes de la glace continentale abstraite : « Contre nous, de la tyrannie, le couteau sanglant est levé [6] ••• »
Innocents ? D’une certaine façon, même sous la dissimulation, les calculs d’intérêts, la ruse. Dégoûtés spontanément par l’horreur. Les cris dans la synagogue près du lycée ? Inconcevable. J’ai six ans. Je les entendrai toujours. Voilà pourquoi, brusquement, la petite et si gentille Mme Reiss et ses filles ne sont plus chez elles ? Inconcevable. Les atrocités d’Espagne ? Inconcevables ?
(Portrait du joueur, p. 60.)

La Fronde, la Gironde, c’est contre les femmes, lorsqu’elles s’identifient au pouvoir central, à la tyrannie. De là à glisser au fascisme, au stalinisme, il n’y a qu’un pas, franchi depuis longtemps. Il suffit le s’habituer à la plaisanterie. Lourde, n’est-ce pas ?
On pourrait dire cela autrement : en bon frondeur, il pratique la métaphysique de la bourrade. Somme toute, c’est un garçon, et moi une fille. La cour de récréation n’est pas exempte de ces cruauté. Mauvais souvenirs de la brutalité des garçons, ça crie, ça cogne, ça casse les lunettes. Sollers va fort. Cogne délibérément. Espèce de singe en effet.
Depuis déjà quelques tirades, il provoque en moi un vif état de déplaisir, que j’identifie aussitôt. Ce n’est plus la colère, même plus l’énervement. Je connais bien cette ligne de partage des eaux où se mélangent en tourbillon diffus l’assentiment et le refus, l’évidence et la dénégation. « C’est peut-être vrai, mais quand même ! » Ou le contraire : « C’est inacceptable ! Mais ... Quand même ... »

A propos, la scène du bordel, c’est vrai ? Non.
-  Ça a l’air vrai quand même. Qu’est-ce que vous faites ?
-  Je donne des cours de quand même.
( Carnet de nuit, Plon, p. 65-66.)

Agaçant. Si une longue psychanalyse m’a appris un semblant d’habitude, c’est celle qui peut reconnaître ce léger malaise niché dans les défenses. Ce presque rien de frottement qui en appelle à la lucidité, j’allais dire à la reconnaissance.

Et la Russie ?

Ma famille maternelle est plutôt slave : Odessa, Bakou, Tbilissi, Romny, Saint-Pétersbourg ... Ma mère est russissime. Je crains le pire. Je ne suis pas déçue.
Aucun intérêt pour moi, laisse-t-il tomber d’un ton bref. Je suis trop papiste pour être papiste.
Il sourit, ravi. Je pense à !’Almanach Vermot, mais je ne le dis pas. Cela ne me fait pas rire. Pour avoir vu, petite, mes oncles russes débarquer, au lendemain de nuits de casinos, ruinés, revolver à la main, j’ai la phobie des jeux. Même de celui des mots, qui n’atteint pas mes oreilles. « Je repasserai demain », dit-on autour de moi après un bon mot que je ne comprends pas. Vous avez dit Lacan ? Ah ! mais c’est différent ! Lacan, lui, jouait avec sérieux. D’ailleurs je repassais aussi le lendemain.
Pendant ce temps Sollers appuie sur la plaie russe. Je n’aime pas le sentimentalisme russe, enchaîne-t-il avec une moue dégoûtée. Doucha docha doucha ... Cette langue ne m’attire pas.

ca me rappelle aussi la responsable qui me demandait de lui causer de littérature et moi d’articuler sur la politique et elle mais où est la doucha dans tout ça doucha doucha j’en avais froid dans le dos tu parles d’une douche froide oui doucha c’est l’âme la poésie exprime l’âme et moi doucha comprends pas
doucha doucha assomption sinistre alors la doucha on veut pas de doucha on n’a pas de doucha donc animal forcené ennemi du peuple ça devait barder chez elle la culture j’aurais voulu voir le mari ivan tu manques de doucha ce soir ah la vache quel métier d’avoir des trucs à dire sur le langage
(H, p. 58-59.)

Quand c’est tout ce que j’aime...
Mais comment se fait-il que nous conversions aimablement, alors que nos prévisibles antagonismes ne cessent de se déployer ? Il vient de me casser deux baraques d’un coup, l’indienne, la russe, et j’écoute encore ? Et je n’en souffre pas ?
Oui, pourquoi cette conversaton si facile ?
- On laisse l’autre à son autre, conclut-il simplement. C’est très simple.
Qui disait de sollers qu’il est intolérant ?

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VOIR AUSSI ; Portraits croisés / Mémoire de Catherine Clément -

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Michaël Nooij sur Pileface

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AUTOPORTRAIT DE SOLLERS EN ULYSSE

A la fin du livre, un choix de textes de Sollers par Catherine Clément, dont celui-ci :

Voyageur... Dans la baleine flottante... Dans la galaxie de Circé... Circé, la drogueuse... La terrible Circé, « douée de voix humaine », comme dit Homère au chant X de l’Odyssée... Belle, séduisante, habile, rapide dans le versement des liquides transformateurs... N’oublions pas qu’Ulysse doit quand même se livrer à ses attouchements secrets avant de reprendre sa navigation aventureuse... Baiseur de déesses... Contraint et forcé, nous dit le chant fondamental, le grand journal maritime de notre destinée ambiguë, et là il s’arrête, il ne décrit pas la jonction du mortel et de l’immortel... Ulysse aux mille tours, aux cent mille ruses, connaisseur des nœuds... « Rejeton des dieux » ... Baccara des dieux, oui, carte baladeuse, poker, dé d’ivoire lancé en l’air, roulette à figure humaine... Miroitement accepté des dieux, voilà, lui, la roue, sachant faire la roue, déjouer la roue... Le voilà pleurant chez Calypso, regardant le large... Quand il est arrêté, collé malgré lui dans une île, sur un rocher, sur un promontoire, c’est-à-dire fixé sexuellement, rivé à son plaisir... Il n’accepte pas de s’engluer comme fétiche de la jouissance d’en haut, de copuler trop longtemps avec les dieux par nymphes interposées... Il veut son île à lui, sa femme, son fils, sa maison, son droit, sa liberté, et quand il dit qu’il préfère malgré tout Pénélope quoique moins impressionnante que telle ou telle incarnation du dégoulinage divin, il faut comprendre bien entendu que c’est lui qu’il choisit... Qu’il ne veut pas être le miroir mâle, promis à l’effacenent, de l’identité femelle indéfinie... Regardez-le accomplir les sacrifices, voyez-le se pencher, à travers les sombres vapeurs du sang noir des béliers égorgés, vers la blessure parlante du fond des choses... Vers le cinéma du temps... Il interroge face à face, l’épée à la main, les menstrues de la terre, de la mère en terre, pleines de morts avides, têtes sans force, vampires suspendus... Sa mère est là, d’ailleurs, il lui parle. Après Tirésias, le devin assoiffé du calice rempli de l’écorchure sanglante... Animalité, fécondité, règles surgies des entrailles, châtrage au cœur du ventre argileux de tout... Pas une mort n’est-ce pas, qui ne soit, d’une façon ou d’une autre, le rappel assourdi de ce meurtre dérobé dans l’antre... On nous cache ce meurtre aujourd’hui... On le déclare inexistant... Hygiène… Pharmacie... Néons du mensonge... Voyez-le ensuite, Ulysse massacrant les prétendants et encourageant Télémaque à pendre les servantes infidèles... Se gorgeant de crimes... L’assassinat chez soi ... Et désinfection au soufre ! Quel marin !

Avec Circé, c’est d’abord entre eux le duel des drogues… Ulysse est aidé par Hermès... Bien sûr, bien sûr... Et puis voilà les draps de pourpre, les tables en argent, les corbeilles d’or… Le vin de miel... Le trépied, le feu... « L’eau chauffa, puis chanta dans le bronze luisant. »... Frottements d’huile... Fauteuil aux clous d’argent... Elle tient absolument, la déesse, à celui qui a résisté à son injection... Du coup, elle est obligée de se donner elle-même... Elle se déshabille... C’est lui le héros prédit... C’est lui qui doit s’unir à elle sous sa forme humaine au lieu, comme les autres, d’être changé, par une seule piqûre, en loup ou en porc... En esclave, donc... Il n’empêche que le corps humain, n’est-ce pas, est encore un animal... Et qu’Ulysse, après ce coït de rêve, voit plus loin... Il veut mourir de sa mort à lui et pas s’immortaliser dans la mort humaine... Sa mort, aucune autre... Celle qu’il a décidée... Chez lui... Par-delà sa femme... Dans son lit... C’est-à-dire, lisons bien, dans sa fabrication même, dans son style le plus intime, dans son art du sommeil, le plus fabuleux des arts…
Et pourtant Circé... Calypso... « Comme Ulysse parlait, "le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au profond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l’un de l’autre à s’aimer... » « L’eau chauffa, puis chanta dans le bronze luisant… »

(Femmes, p. 84-85.)


[1Gallimard 1996

[20dile Jacob. 1994.

[3Ancien Testament,. traduction d’Edouard Dhorme. 1 Pléiade. JI. 1959.

[4Parmi les essais : Sémiotikè, Histoires d’amour. Les romans : les Samourais, le Veil Homme et les loups.

[5t. Le cardinal de Retz, l’un des héros favoris de Sollers.

[6le texte de la Marseillaise parle de poignard : « Contre nous de la tyranie /Le poignard sanglant est levé. » Le couteau renvoie ici à la guillotine

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