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"SOLLERS EIGHTIES" par Alexandre de Vitry

Revue Etudes

D 20 janvier 2024     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


mis à jour le 21/01/2024

Alexandre de VITRY
Revue Etudes Janvier 2024, n°4311

Plan de l’article

Vers la « théorie des exceptions »
Trois solitudes littéraires
Antipolitique et superpolitique


Philippe Sollers, 28 novembre 1936 – 5 mai 2023
Où sont passées les oeuvres de Philippe Sollers ? Que reste-t- il de la revue de littérature d’avant-garde Tel Quel, fondée en 1960 et disparue en 1982 ? Son héritage se situe peut-être, avec une discrétion moins tapageuse, dans la revue L’infini, fondée en 1983, tout aussi décisive pour comprendre le paysage littéraire contemporain.

Il n’est guère de reproches qu’on n’ait adressés à Philippe Sollers (1936-2023). Pour beaucoup, c’est la compromission de Tel Quel dans le marxisme-léninisme et le maoïsme qui reste impardonnable : quand on s’est à ce point enfoncé dans l’idéologie, on doit davantage battre sa coulpe… Pour d’autres, de manière exactement inverse, c’est son renoncement à l’engagement, sa dépolitisation, sa légèreté de dandy qui font de lui un coupable sans appel : un article récent, paru après sa mort dans Médiapart, voit même dans cet individualisme sollersien l’équivalent littéraire du tournant de la rigueur pris sous la présidence de François Mitterrand, en 1983 [1]. Alors, Sollers : trop de gauche ou trop de droite ? Ou plutôt : pas assez de gauche ou pas assez de droite ? S’ajoute un autre paradoxe : qu’en est-il de l’héritage de Sollers, lui qui fut un chef de file, un meneur, un animateur de la vie littéraire ? Comment expliquer l’impression de vide qui entoure sa mémoire, alors qu’il occupa une place si centrale dans le monde des lettres, plusieurs décennies durant ?

NOTA PILEFACE : "l’impression de vide qui entoure sa mémoire" s’il traduit le sentiment de l’auteur de l’article - et c’est son droit de le penser - n’est pas corroboré par les deux livres hommage - réunissant ses proches, ses amis, mais aussi des universitaires, des critiques littéraires, des écrivains, des lecteurs - pulbliés, l’un par Gallimard et l’autre par la Règle du Jeu. La suite de l’article n’est pas une hagiographie.
Mais ce site est ouvert aux diverses opinions, la seule condition est qu’elles soient formulées sans agressivité inutile, dans le respect du lecteur et du français et quand en plus, le point de vue s’appuie sur un riche travail documentaire, ce qui est le cas ici, l’article a toute sa place en ce lieu de mémoire "sur et autour de Sollers".
Laissons le temps faire son oeuvre de tri sélectif !
V.K.

Nota : Encarts dans le texte et illustrations de pileface.

Vers la « théorie des exceptions »

Tel Quel ne prônait pas « l’individualisme », c’est le moins qu’on puisse dire. L’individu, l’auteur et le sujet y sont perçus [2] comme autant de valeurs bourgeoises que le « texte » défendu par la revue prétend évacuer en théorie comme en pratique. Dès le premier numéro, on se défend de proposer quelque « manifeste individuel [3] que ce soit. Et dans le fameux ouvrage collectif Théorie d’ensemble (Seuil, 1968), paroxysme de l’élaboration de la théorie sous-jacente à Tel Quel, Sollers repousse explicitement les différentes incarnations mythologiques de la « littérature », « du stendhalien agité à l’esthète crépusculaire », figures traditionnelles de l’individualisme littéraire, accusées d’incarner une « idéologie profondément réactionnaire, décadente et pour tout dire exténuée [4] ».

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Ce que Sollers propose, lui, dans Nombres (Seuil, 1968) par exemple, est une « pensée à l’oeuvre [qui ne soit] pas individuelle, mais collective », car « l’écriture est la continuation de la politique par d’autres moyens [5] ». En apparence, nous sommes donc aussi loin qu’il est possible de l’égotisme de Stendhal et de tout refus du politique au nom de l’individu.

Pourtant, déjà alors, l’affaire n’est pas si simple. L’article programmatique du premier Tel Quel ne veut pas non plus d’une cohérence collective trop ferme ou explicite : le groupe ne pourra se définir clairement, y lit-on, car il est en son principe « formé (heureusement) de personnalités contradictoires [6] ». C’est sur cette affirmation que Julia Kristeva, « telquelienne » centrale et épouse de Sollers à partir de 1967, mettra l’accent quelques années plus tard, se souvenant d’un Tel Quel qui ne consistait pas en « un ensemble mais plutôt [en] une association provisoire d’individus tels quels », mettant toujours en avant « l’irréductibilité des écritures, des styles, des passions [7] ». C’est précisément en ayant plongé dans la politique, cette « machine de mise à mort de la différence individuelle », résume-t-elle, que les membres de Tel Quel auront immédiatement appris à se méfier de « l’essence même du lien politique » et d’une conception de la création qui condamnerait « toute expérience stylistique individuelle [8] ». Sans accorder un crédit excessif à la relecture un peu téléologique que fait Kristeva de l’histoire de Tel Quel, force est de constater que, malgré certaines apparences, le vers individualiste était tôt dans le fruit.

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Dans Théorie d’ensemble, Sollers avance en fait déjà la nécessité d’une oxymorique « théorie des exceptions » dont son recueil Logiques

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(Seuil, 1968), serait un premier exemple [9].

Théorie des exceptions, c’est-à-dire utopie d’une réflexion générale, globale,

“Le vers individualiste
était tôt dans le fruit

ne gommant jamais les singularités, les aspérités individuelles, les idiosyncrasies, et même donnant cette irréductibilité individuelle comme condition de possibilité de cette théorie.

Et, en 1974, de retour d’un fameux voyage dans la Chine de Mao, l’équipe ironise dans son éditorial en faisant figurer l’« individualisme » parmi les tentations du petit-bourgeois d’alors, au côté du… « telquelisme » et du « pseudo-marxisme » !


De g. à d. : François Wahl, guide, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Roland Barthes, guide / Fonds Roland Barthes © Julia Kristeva Archives Imec Thomas Breto
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ZOOM : cliquer l’image

En ce temps « religieux », c’est toujours la haine de « la moindre exception » qui règne et qu’il faut savoir combattre [10].

Où situer un tel discours ? Du côté de la politique la plus exigeante, la plus avancée, ou au contraire dans le camp de ceux qui cherchent à échapper à cette idéologisation générale, à déroger à l’impératif du tout-politique régnant dans l’après-68 ? Sans doute un peu des deux : Tel Quel est en fait le lieu d’une tension profonde, perceptible d’un bout à l’autre de son histoire, entre deux tentations, deux pentes littéraires, politique et antipolitique, collective et individuelle. C’est pourquoi dans le court essai qu’il consacre à Sollers à la fin des années 1970, Roland Barthes (1915-1980) repérera aisément derrière l’apparente « vacillation du sujet »,

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que développe le texte très expérimental de H (Seuil, 1973), une forme d’« individualisme éperdu [11] ». L’inflexion plus « individuelle » que prend l’oeuvre de Sollers à partir de 1980 venait donc de loin. Il ne fallait qu’un contexte favorable pour que cette tendance prenne la première place. Le voyage en Chine, resté un symbole fameux de l’aveuglement de l’intelligentsia maoïste française, fut sans doute le premier déclencheur d’une évolution de la revue vers un plus grand scepticisme.

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1974, Roland Barthes et Julia Kristeva devant la Pagode de la Grande Oie à Xian
NOTA (pileface) : Julia Kristeva honorera don engagement quii justifiait son voyage : rendre compte de la condition féminine en Chine, ce qui donnera lieu à la publication intitulée Des Chinoises

Kristeva encore, une dizaine d’années plus tard, jugera même que « ce périple […] inaugura en définitive un retour en force dans le seul continent que nous n’avions pas quitté, celui de l’expérience intérieure [12] ».

Et, dès 1978, Sollers affirme vouloir désormais dépasser tous les déterminismes, marxisme et psychanalyse compris, pour leur préférer la seule perspective littéraire [13].

Une ouverture assumée
à des singularités

D’autres facteurs, de façon plus diffuse, renforcèrent encore cette perplexité politique : l’importance croissante de la « dissidence » antitotalitaire, à laquelle la revue, d’abord sourde, sut peu à peu se rendre attentive, lui consacrant tout un dossier à l’été 1978 [14], mais aussi un intérêt de plus en plus marqué pour les États-Unis, patrie du « détachement individualiste et universaliste », comme dit Kristeva [15], qui jouera un rôle important chez Sollers. Si l’arrivée au pouvoir de la gauche, en 1981, puis le tournant de la rigueur, en 1983 (l’année du lancement de L’Infini), jouèrent également un rôle dans ce pyrrhonisme politique grandissant de Sollers et de ses collaborateurs, ils sont donc loin d’en être l’élément déclencheur exclusif.

Trois solitudes littéraires

Les derniers numéros de Tel Quel, au Seuil, et les premiers numéros de L’Infini chez Denoël, en 1983 (c’est en 1987 que la revue entrera chez Gallimard), se ressemblent : la revue comporte le même sous-titre, les signatures n’ont guère changé, Sollers toujours en tête. Ce dernier veut cependant faire sentir une évolution : « Tel Quel avait un côté un peu terroriste, L’Infini est au contraire très ouvert [16]. » S’il y a un individualisme de la revue, c’est donc d’abord en ce sens-là, celui d’une ouverture assumée à des singularités aussi distinctes que possible, libres les unes des autres, sans mot d’ordre qui les rassemblerait sous telle ou telle bannière. L’Infini est bien une « théorie des exceptions », pour reprendre l’oxymore de Sollers dans son sens le plus concret : une « théorie », c’est-à-dire non seulement un système, une pensée, mais, au sens antique, un groupe, une petite assemblée, une série d’individus s’avançant les uns derrière les autres.

Mais d’abord, s’il y a « théorie », c’est au sens abstrait et dans une direction bien différente du Tel Quel des années 1960. Il n’y a désormais de théorie que de l’exception : ce qui intéresse Sollers, « c’est l’individu extrême, l’élément indivisible, qui affirme être la seule réalité vraie, la pointe ultime du réel. […] Exception : telle est la règle en art et en littérature [17]. » L’« individu » n’est pas seulement le nom tout négatif, comme par défaut, de ce qui reste une fois qu’on s’est remis des engagements politiques de la veille : c’est une philosophie de l’individu, substantielle et paradoxale, que Sollers veut développer et sur laquelle il veut appuyer sa propre pratique littéraire.

“ Sollers n’est pas
individualiste seul“

Si le mot théologie vous choque, supprimez-le et gardez celui de science. Drôle de science ! Du singulier [18] ! » Duns Scot incarne, comme le résume Antoine Compagnon, « la possibilité de la connaissance des individus [19] », autrement dit la possibilité de concilier la dispersion du réel et l’unité de la connaissance, surmontant l’opposition entre particulier et universel. Ce qui cependant n’apparaissait nullement chez Duns Scot, et qui constitue au contraire le centre du propos de Sollers, est l’idée que cette pensée de l’individu ou, mieux, cet individualisme, procédant d’un refus du « réductionnisme politique [20] », sera essentiellement lié à une démarche littéraire.L’individualisme de L’Infini est une affaire d’écrivain, en un geste de remythologisation de la littérature, qui constitue une réponse directe à la désacralisation à laquelle Tel Quel prétendait autrefois se livrer. C’est cela qu’incarne L’Infini, c’est sur ce point que s’articule toute la réflexion du Sollers d’alors et c’est aussi par ce biais qu’il se fait vraiment chef d’école d’un nouveau genre.

Sollers n’est pas individualiste seul et, pour mieux comprendre ce que ce moment de sa trajectoire signifie,

il me semble nécessaire de l’associer à deux auteurs dont il fut alors l’éditeur et l’ami : Philippe Murays encore (il est né en 1958).

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Muray fin des années 1970

De Muray, Sollers avait d’abord préfacé L’opium des lettres (Christian Bourgois, 1979), puis éditié Céline (Seuil, 1981). Nabe, quant à lui, fréquenta Sollers avant d’avoir publié quoi que ce soit, faisant de lui son « conseiller littéraire Marc-Édouard Nabe, Inch’ Allah. Journal intime 3, Éditions du Rocher, 1996, p. 1756.]] » ou son « guide en enfer [21] », puis publia de nombreux textes dans L’Infini à partir de 1984, avant d’être à son tour édité par Sollers dans la deuxième moitié des années 1980.

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Marc-Edouard Nabe PLUS ICI-

En associant Sollers à ces deux auteurs, on fait apparaître tout un réseau de propositions de fond et de forme qui consonnent de manière tout à fait frappante autour de cette idée d’un individualisme littéraire, sans qu’il faille d’ailleurs réduire cette affinité à une influence à sens unique de Sollers sur les deux autres, bien au contraire. Je parlerais plutôt d’un esprit de L’Infini, dont Sollers donne la première impulsion, certes, mais dont Muray et Nabe, dans deux directions fort différentes, ont permis de prendre toute la mesure par chacune de leurs oeuvres propres. Qu’est-ce à dire ?

L’idée que tous partagent est celle d’une singularisation extrême et nécessaire de l’écrivain face à la foule, à la masse et même, faudrait-il dire, à la « horde », par référence à la « horde primitive » de Totem et tabou (1913), essai dans lequel Sigmund Freud (1856-1939) théorise le premier parricide comme geste fondateur de toute société, cette « horde » étant constituée des fils meurtriers de leur père. L’essai de Freud est très présent dans les derniers Tel Quel et dans L’Infini, aussi bien que dans les oeuvres de Sollers et de Muray. C’est encore à lui que pense Kristeva lorsqu’elle évoque la « société [comme] crime commis en commun », « société » dont les auteurs de Tel Quel auraient peu à peu appris à se méfier [22]. Pour Sollers et Muray, alors, l’écrivain est celui qui sort de la horde, celui qui n’a pas à tuer le père et qui sait que tous les autres font partie de la horde. Il fait un pas de côté et, ce faisant, se rend apte à décrire la société depuis la position extérieure qu’il a acquise.

Cette idée, Muray l’approfondira dans plusieurs essais, gloire de Rubens (Grasset, 1991). La société humaine est animée par une religion immémoriale et l’écrivain est celui qui, dans un geste solitaire, fait sécession, choisit un discours irréligieux et lucide, l’acte de rupture et la pratique de description se confondant en un seul geste. L’intérêt que développa Sollers pour le catholicisme romain à cette époque a beaucoup surpris. On le comprend mieux si on le replace dans cette perspective :

L’analogie entre cette dynamique antireligieuse propre au catholicisme

pour Sollers comme pour Muray (et plus tard pour Nabe), le catholicisme est d’abord l’envers de ce fond religieux primitif identifié par Freud (que l’on peut rapprocher, via Muray surtout, des thèses développées par René Girard dans La violence et le sacré2 [23][Grasset, 1972]) : il est le nom d’un refus, d’une irreligion, donc. Le catholicisme, écrit Sollers en 1981, « est la négation même de toutes les religions [24] ». Muray déclare en 1985 : « Le catholicisme n’est pas une religion ; il est l’affront de toutes les religions et une guerre perpétuelle contre tout l’esprit de ferveur ou de spirituel de l’humanité, contre tous les pèlerinages occultistes et progressistes du vaudeville social [25]. » D’où l’analogie entre cette dynamique antireligieuse propre au catholicisme et le travail de l’écrivain, hérétique de toutes les croyances, ainsi que le résume encore Muray : « Il faut parvenir à rendre extérieure à son propre langage la religiosité qui entoure le langage des morts [26] » La littérature est une « guerre des cultes [27] ». C’est pour cela que le pape peut devenir, pour ces écrivains, un modèle inattendu. Déjà, dans Tel Quel, en 1980, Sollers intitule malicieusement un article « Le pape », mais sans évoquer le pontife dans l’article, sinon sous forme de boutade dans les dernières lignes. Et de quoi parle l’article ?,D’un phénomène contemporain d’« ébullition du sacré sous la pression du retour de la question du Nom du Père [28] » : c’est le lacanisme qui mène au Saint-Siège. Un an plus tard, Tel Quel reproduit, sans commentaire, une grande photographie de Jean Paul II [29]. Puis, dans L’Infini, Sollers évoquera abondamment le pape, sa fascinante « infaillibilité », ce en quoi il forme le modèle de toute parole artistique, par sa liberté souveraine [30], Sollers se faisant un peu, comme il le dira plus tard de Joseph de Maistre (1753-1821), « plus papiste que le pape [31] ». Dans son journal de ces années, c’est Sollers lui-même que Nabe s’amuse à nommer « le pape [32] ». Muray, quant à lui, développe toute une théorie de la parole pontificale

dans Le XIXee siècle à travers les âges : le pape, privé de sa « caisse de résonance communautaire [33] », à la suite des vacillements successifs de l’Église, se voit contraint de développer un nouveau type de prise de parole, prenant acte d’une irrémédiable impuissance temporelle. Le pape de Muray (le Pie IX du Syllabus condamnant en 1864 les grandes « erreurs » modernes) est un pape hors du monde, sorti de l’histoire, et c’est cette position d’extériorité qui lui permet de prendre la parole en toute lucidité et de dire aux contemporains qui ils sont vraiment.

Si le pape fascine ces auteurs, c’est donc pour une raison esthétique : on aura du mal à faire de ces écrivains des auteurs catholiques au sens de François Mauriac (1885-1970) ou de Paul Claudel (1868-1955). La question qui les anime est celle de la représentation du monde et du rôle que leur individualisme doit jouer dans ce projet réaliste. Le pape est pour eux un modèle d’individualisation poussé à l’extrême, et ce modèle est discursif, d’où son intérêt. Le pape est un écrivain, comme Sade, Baudelaire ou Céline,

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es grandes figures qui rassemblent Sollers, Muray et Nabe. Le point commun entre tous ces auteurs ? Leur capacité d’individualisation, devant un réel caractérisé, lui, par la désindividualisation. Le réel prolifère comme une masse oppressante et l’écrivain est celui qui s’en extrait, tout en décrivant ce réel dans un même geste. C’est en particulier le rôle assigné à Baudelaire dans Le XIXe siècle à travers les âges, dans la mesure où il a su faire apparaître ce qui, pour Muray, devrait constituer l’objet de toute démarche artistique : une « vision du monde comme servitude, magma, continuum, que seuls tranchent et séparent (et calment aussi un temps, car ce magma n’est pas seulement magma, il est aussi folle agressivité humaine) ces phares isolés, enfants de personne et mourant

“ Les outrances des deux « sollersiens
que sont Nabe et Muray“

sans enfants, se succédant sans se succéder, apparaissant sans raison, laissant entre eux des vides interstellaires d’une densité implacable et d’une concentration étouffante [34] ». Nabe ne dit guère autre chose : son journal est un « cosmorama égalitariste35 » avalant, nivelant tout. Sa « révolte absolue » se formule ainsi : « Je ne refais pas le monde, je me fais un monde de tout [35]. » L’écrivain doit « s’oublier vraiment dans tout ce qui pullule [i] ». La littérature, résume Muray, est un art de « l’amalgame [36] ». L’écrivain ainsi conçu ne s’affirme qu’en tant qu’il fait entrer le monde entier dans son oeuvre en trouvant la meilleure façon de l’indifférencier. C’est la vertu, chez Muray, des noms d’espèce qu’il élabore : « Homo dixneuviemis » , en 1984, puis « Homo festivus » dans la décennie suivante.

Antipolitique et superpolitique

Tel est donc le système de l’individualisme littéraire tel qu’il émerge mais une antipolitique, faudrait-il dire, ou encore, comme dit Nabe, un « repliement individuel » qui parvienne à produire « une vision superpolitique à force d’être apolitique [37] », c’est-à-dire la ressaisie du réel tout entier comme masse, accumulation indistincte, « tohu-bohu » (c’est le lui, différencié, à savoir l’auteur lui-même. Est-ce alors cette tendance qu’il a plus ou moins inaugurée qui ferait de Sollers un auteur de droite ? Il serait absurde de nier que L’Infini se mit en effet à pencher de ce côté au cours des années 1980. En 1986, la revue accueille des signatures comme celles de Denis Tillinac, d’Éric Neuhoff et de Benoît Duteurtre, rejoints en 1988 par Patrick Besson ou Bruno de Cessole : les néo-hussards ont à l’évidence droit de cité dans la revue. Mais il faut apporter deux nuances de taille, elles-mêmes presque contradictoires, à cet étiquetage hâtif. Tout d’abord, les outrances des deux « sollersiens » que sont Nabe et Muray excèdent toute catégorisation politique : manifestement, ils vont trop loin. La critique du collectif, chez Muray, évolue en négation de la reproduction, c’est-à-dire de l’espèce humaine, aboutissant à son roman Postérité (Grasset, 1988), longue méditation sur le refus de procréer (mais non de copuler). Muray refuse l’humanité comme espèce et, ce faisant, il cherche à « se prouver soi-même dans ce refus [38] ». Il y a chez lui une attirance manifeste pour la destruction (une destruction créatrice, certes), pour l’espèce de néant que produit le fait même d’écrire et de s’affirmer comme écrivain, attirance que l’on peut percevoir dès ses premiers livres : « La littérature est un savoir sur la nullité du monde », lit-on déjà dans son Céline [39], et c’est cette « nullité » qu’il approfondira d’année en année. Quant à Nabe, son nihilisme et son goût du saccage sont perceptibles dans tous ses ouvrages. Sa certitude que « toute relation humaine est vaine [40] », son « narcissisme poussé jusqu’au crime », ainsi qu’il l’appelle, en une forme d’« extase suicidaire » inspirée de Sade [41], tout cela le conduit à affirmer que « tout véritable artiste est un terroriste raté [42] », voire, à partir du 11-septembre, que « l’évolution naturelle pour un artiste, c’est le terrorisme [43] », en une fascination qui n’est pas sans rappeler celle des esthètes des années 1890 pour les bombes anarchistes (tel Félix Fénéon [1861-1944], dont Nabe se réclame parfois). Il y a certes une évolution de Nabe, depuis les solipsismes de sa jeunesse (« Le monde n’est pas petit : il n’existe pas [44] ») jusqu’à l’adhésion à ce qu’on pourrait qualifier de politique du pire (qui le rend, à juste titre, quasiment inaudible aujourd’hui), mais ce qui traverse son œuvre d’un bout à l’autre est cet impératif de destruction maintenu, associé toujours à l’affirmation de soi : « Après le déluge, moi [45]. » Conception de l’activité littéraire, donc, qu’on aurait bien du mal à assigner à une quelconque tradition politique, fût-elle réactionnaire. Sollers apporte à l’avance la seconde nuance : car il a beau être lui aussi un personnage « hyperlittéraire », comme dit Nabe [46], jamais il ne s’est livré aux excès de ses deux camarades des années 1980, même au nom de la littérature. Tandis que Muray se pense comme un trouble-fête, au sens propre (puisque c’est le « festivisme » qu’il attaque), et que Nabe assume son « désir dégueulasse […] de gâcher les choses [47] », Sollers, lui, n’a nulle envie de gâcher la fête : c’est au contraire un parfum de célébration que son écriture tout entière veut produire. « Ce que je déteste par-dessus tout ? La haine », répond-il au questionnaire de Proust [48], alors que Nabe au même moment souhaite « faire la haine comme d’autres font l’amour [49] ». Il en ressort, malgré la même dynamique de captation du réel tout entier dans l’hyper-singularité de l’écrivain, une impression fort différente à la lecture de Sollers, que les premières pages de Barthes, dans Sollers écrivain (Seuil, 1979), restituent bien : Sollers choisit certes une forme de « solitude sociale » mais, ce faisant, il « reprend superbement toutes les voix du monde et les mêle dans une sorte de chant [50] ».


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Mais n’est-ce pas aussi un secret des oeuvres de Nabe et de Muray, que Sollers trahirait là (secret dont le premier indice, me semble-t-il, réside dans une identique célébration de la sexualité chez ces trois auteurs) ? Sous l’apparente détestation du monde, ils ont précisément voulu sauver ce monde, l’abriter tout entier dans une oeuvre de papier, l’« embarquer comme dans une arche », ainsi que l’écrit Nabe [i], ou « dans une barque des morts », selon Muray [51] ? Ce n’est donc pas seulement que Muray et Nabe nous révéleraient une part d’ombre de Sollers : c’est d’abord que Sollers, par l’existence même de son oeuvre, prouve la part de lumière des apparents misanthropes dont il fut le contemporain capital.

Alexandre de VITRY

Retrouvez le dossier « Auteurs contemporains » sur www.revue-etudes.com

NOTA ; Npos devons cet article au sugnalement de Dominique Brouttelande

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A propos de l’auteur

Alexandre de Vitry

Maître de conférences en littérature française à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université.

A publié L’invention de Philippe Muray (Carnets Nord, 2011), Conspirations d’un solitaire. L’individualisme civique de Charles Péguy (Les Belles Lettres, 2015), Sous les pavés la droite (Desclée de Brouwer, 2018) et Le droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité (Gallimard, 2023).

oOo

[1Romaric Godin, « Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire », Médiapart, 9 août 2023 (sur www.mediapart.fr).

[2Romaric Godin, « Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire », Médiapart, 9 août 2023 (sur www.mediapart.fr).

[3« Déclaration », Tel Quel, n° 1, printemps 1960, p. 4. »

[4« Écriture et révolution », Théorie d’ensemble, Seuil, « Tel Quel », 1968, pp. 67-68

[5Ibid., p. 78

[6« Déclaration », art. cité, p. 4.

[7Julia Kristeva, « Mémoire », L’Infini, n° 1, hiver 1983, p. 53.

[8Ibid., pp. 48 et 51.

[9« Écriture et révolution », art. cité, pp. 70-71.

[10« Éditorial », Tel Quel, n° 59, automne 1974, pp. 3-4.

[11Roland Barthes, Sollers écrivain [1979], OEuvres complètes, tome V, édition d’Éric Marty, Seuil, 2002, p. 606.

[12« Mémoire », art. cité, p. 53.

[13Philippe Sollers, « Le marxisme sodomisé par la psychanalyse elle-même violée par on ne sait quoi », Tel Quel, n° 75, printemps 1978, pp. 56-60.

[14Dans ce dossier, voir en particulier Julia Kristeva, « La littérature dissidente comme réfutation du discours de gauche », Tel Quel, n° 76, été 1978, pp. 40-44.

[15« Mémoire », art. cité, p. 54.

[16Propos de Philippe Sollers dans l’émission « Panorama » (sur France Culture), rediffusé dans l’émission « Culture Matin », France Culture, 11 juin 1991.

[17Théorie des exceptions, Gallimard, « Folio essais », 1986, p. 11.

[18« Éditorial », L’Infini, n° 1, hiver 1983, p. 4.

[19Antoine Compagnon, « Scot : une rupture dans la logique », dans Christine Goémé (dir.), Jean Duns Scot ou la révolution subtile, Fac Éditions – Radio France, 1982, p. 21.

[20Suivant la formule de Julia Kristeva (« Mémoire », art. cité, p. 47).

[21M.-Éd. Nabe, Nabe’s dream. Journal intime, Éditions du Rocher, 1991, p. 813.

[22« Mémoire », art. cité, p. 51.

[23Sur ce lien, voir Ph. Muray, Céline [1981], Gallimard, « Tel », 2001, p. 63, et Benoît Chantre, René Girard : biographie, Grasset, 2023. Voir également B. Chantre, « René Girard, un penseur pour notre temps », Études, n° 4310, décembre 2023, pp. 47-56 (voir www.revue-etudes.com).

[24« L’Assomption » [1981], Théorie des exceptions, op. cit., pp. 224-225.

[25« Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve » [1985], Exorcismes spirituels I. Rejet de greffe [1997], Essais, Les Belles Lettres, 2010, p. 658.

[26Le XIXe siècle à travers les âges [1984], Gallimard, « Tel », 1999, p. 269.

[27Ibid., p. 43.

[28« Le pape », Tel Quel, n° 84, été 1980, p. 15.

[29Tel Quel, n° 90, hiver 1981, p. 104.

[30Voir, par exemple, « Le complot jésuite », L’Infini, n° 7, printemps 1984, pp. 54-66, ou « Les clés de Saint-Pierre », L’Infini, n° 10, printemps 1985, pp. 45-56.

[31« Éloge d’un maudit »,

VOIR AUSSI sur pileface

Discours parfait, Gallimard, 2010, p. 155.

[32Tohu-Bohu. Journal intime 2, Éditions du Rocher, 1993, p. 1047.

[33Le XIXe siècle à travers les âges, op. cit., p. 279.

[34Ibid., pp. 206-207.

[35Nabe’s Dream, op. cit., p. 630.

[iLoin des fleurs [1998], L’Intégrale, Le Dilettante, 2002, p. 147.

[36Ultima necat. Journal intime, tome I, Les Belles Lettres, 2015, p. 418.

[37Nabe’s Dream, op. cit., p. 161.

[38Ultima necat, tome II, Les Belles Lettres, 2015, p. 237.

[39Céline, op. cit., p. 169.

[40Nabe’s Dream, op. cit., p. 272.

[41Ibid., pp. 235-236.

[42. « Le Nabophone » [1996], Coups d’épée dans l’eau, op. cit., p. 307.

[43J’enfonce le clou, Éditions du Rocher, 2004, p. 11.

[44Nabe’s Dream, op. cit., p. 277.

[45Petits rien sur presque tout, Éditions du Rocher, 1992 (ouvrage non paginé).

[46Nabe’s Dream, op. cit., 448.

[47« Amitié et anarchie », L’Intégrale, op. cit., p. 51.

[48Théorie des exceptions, op. cit., p. 309.

[49Nabe’s Dream, op. cit., p. 289.

[50Sollers écrivain, op. cit., p. 582.

[iLe vingt-septième livre [2005], L’Intégrale, op. cit., p. 269.

[51Céline, op. cit., p. 227.

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