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Picasso le héros

Suivi de : "Picasso, Baigneuses et Baigneurs" par Catherine Millet-

D 7 janvier 2021     A par Viktor Kirtov - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


07/01/2021 : Ajout section Picasso, Baigneuses et Baigneurs avec artpress et Catherine Millet
article initialement publié le 23 novembre 2006

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Le peintre que vous préférez ?
Picasso. Totalement.

Son questionnaire de Proust
par Roland Mihaïl, Antoine Silber
L’Express du 12/09/2002

Lorsque Femmes, paraît en 1983, « Les Demoiselles d’Avignon » y sont à l’honneur, examinées par l’oeil de Sollers (nous y reviendrons dans un autre article) et c’est naturellement, le tableau de Picasso,que choisit Sollers pour illustrer la couverture de l’édition poche (Folio). Nous sommes en 1985, ce choix est le premier d’une longue série. Par la suite, Sollers puisera, largement chez Picasso les illustrations de ses livres en version poche, et quand ce n’est pas Picasso, c’est le plus souvent la reproduction d’un tableau. Avec son roman « La Fête à Venise » (1991), la peinture entre au coeur du roman. Le prétexte, même, de l’intrigue : un tableau de Watteau recherché. Trafic d’ ?uvres d’art ? Aspect marchand aussi abordé dans « L’ Année du Tigre », Journal de l’année 1999, où Sollers indique comme il note la couleur du ciel, les montants faramineux atteints dans les grandes ventes internationales par des oeuvres de peintres célèbres.

Au dos de L’Infini, c’est encore un tableau d’Homme à l’épée (1972) de Picasso qui , immuable, illustre la quatrième de couverture.

La réédition en Folio, de Carnet de nuit, ce mois de novembre, c’est encore un Picasso, Le jeune peintre, de la succession Picasso, 2006 (Musée Picasso, Paris.)

En 1996, avec Picasso le héros, c’est pas moins de soixante dix tableaux que commente Sollers, pour les éditions le Cercle d’Art en couronnement d’une période particulièrement dédiée à la peinture avec Les passions de Francis Bacon (1996), Baroque du Paraguay (1995), Paradis de Cézanne (1994). Pourquoi cette dévotion particulière à Picasso. Parce que nous avons, là, le plus grand peintre du XXe siècle ? Peut-être ! Est-ce suffisant comme explication ? Probablement pas. Comme Madame Bovary pour Flaubert, Sollers n’aime rien tant que choisir des sujets auxquels il s’identifie M.N (Monsieur Nietzsche) dans Une vie divine, c’est lui ! Casanova, Mozart, Le Cavalier du Louvre - Vivant Denon, c’est encore lui ! Et Picasso, son héros, son modèle. Lisez le début de son texte, la réponse est là. Masquée, en filigrane, si vous voulez :

«  Pour chaque Picasso, ou presque, il y a un roman à vivre, une intrigue amoureuse à démêler, un choc ou une révélation historiques à déchiffrer. Le XXe siècle est un théâtre aux enregistrements trompeurs. En vérité, sa substance se joue là. Le monde n’est ni une photographie, ni un film, mais plutôt une peinture ou une sculpture animée, et Shakespeare, par exemple, lorsqu’il veut non plus seulement nous montrer peut s’appeler tour à tour Rembrandt, Vélasquez, Goya, Cézanne ou Manet. »

Remplacer Shakespeare par Sollers et choisissez des peintres qui lui sont contemporains : Picasso, De Kooning, Francis Bacon et vous avez là Sollers-Picasso, le portrait du héros qu’il admire en peinture et à qui il voudrait bien ressembler en littérature. Lisez dans les extraits ci-après, la définition du « grand homme » à l’adresse de Picasso qu’il emprunte à Nietzsche. Pas un mot à retirer, même pas le soulignement « il porte son masque », que l’on ne puisse appliquer à Sollers.

Eh bien, nous ne connaissons pas assez Picasso. De mieux en mieux, oui, mais de loin. Notre temps accéléré est, en réalité, trop lent pour sa rotation, nous ne l’avons pas rejoint dans sa course. Un portrait de lui ? Mais ce « lui » est déjà un autre, et encore un autre, et encore un autre. Le même pourtant. Tous ses tableaux sont des portraits, les plus abstraits comme les plus figuratifs, les plus abstraits étant souvent, de l’intérieur, les plus figuratifs.

Hommes, femmes, enfants ; arlequins, mousquetaires, musiciens, prosti­tuées, baigneuses ; violons, bouteilles, verres, guitares, chapeaux et journaux ; jeunesse, vieillesse, et de nouveau jeunesse : pleurs, cris, fixité, soleil de nuit ou de jour ; enjouement voluptueux, cruel ou danseur ; comment faire le tour d’un tourbillon ?


Rideau de scène pour "Le train bleu", 1924
Peinture à la détrempe sur toile, 8 x 10 m (détail). Coll. The Diaghilev and the Ballet Foundation
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«  Le 24 janvier 1932, dans Le rêve, Marie-Thérèse, la tête renversée en arrière selon deux profils différents, dort dans un fauteuil rouge, épanouie, mélodieuse, s’embrassant elle-même dans ses courbes vert pâle et rose. Elle est, quoiqu’en train de rêver, complètement livrée au dehors. Mais le 27 janvier, dans le même fauteuil, la voici radiographiée : il ne reste d’elle que des os monumentaux moulés dans la glaise, trois boules, comme des planètes, la situant sur un fond intersidéral. Est-ce le même sujet ? Oui. Et ainsi de suite, pour Olga, ou Dora ou d’autres. Toutes d’ailleurs n’ont pas droit aux os. Elles peuvent devenir pinces ou grues, ou encore pelotes de ficelle. C’est selon l’humeur.

En poussant à bout une crucifixion, Picasso était arrivé à la présentation d’une symphonie rapide et désarticulée d’un squelette mi-humain, mi-animal, ou plutôt intensément minéral. La peinture n’est pas une image, et encore moins une image pieuse. C’est de la sculpture qui tient toute seule en l’air, visible de partout et surtout de l’intérieur.

L’Espace devient ainsi vivant, vibrant, agissant, modulé, modulable, mode­lable. il a ses trous noirs, ses zones de dispersion et de réversion, ses arêtes, ses plaques sensibles, ses faces, ses interfaces, ses profils contradictoires, une den­sité plus forte que prévue, une vitesse propre. Surgissement, éloignement, silence. L’Espace n’est pas accroché au principe de représentation, il n’est pas ancré en lui, il ne tient à rien. On peut en disposer, le ressentir et l’aimer comme jamais, c’est cela la bonne nouvelle. Dans le monde humain, les femmes signalent ses variations, ses blocages ou ses échappées, ses déformations ou ses lignes de fuite. Forces d’opposition, obstacles, barrages, ou, au contraire, accé­lération, repos, complicité, soutien. Telle est l’Odyssée de Picasso : on peut dis­poser les femmes de sa vie, comme des couleurs, selon ces deux registres, l’un négatif, l’autre positif. Il se faufile, il se débrouille, il note, il navigue.

L’espace est du temps déployé ou hyper-condensé, une dimension particu­lière et trompeuse du Temps. Tantôt graffiti, et tantôt poussière. Instants, éclairs, masses de durée ; monuments ou cendres. Beaucoup de grimaces, tout passe. On est dans les grottes d’Altamira, mais on est aussi chez Vélasquez et Manet, et déjà en plein troisième millénaire. »

LE MOT DE L’EDITEUR

Pourquoi parler de l’héroïsme de Picasso ? N’a-t-il pas été, de son vivant, reconnu, fêté, célébré ? Ne décèle-t-on pas partout son influence ? N’est-il pas aujourd’hui un des artistes les plus en vue du marché ?

Justement cette gloire apparente, à mon avis, le cache ; elle empêche d’apprécier à quel point une des rares révolutions réussies du xxe siècle, la sienne, aura été, à chaque instant, difficile, auda­cieuse, risquée. Qui « attendait », en 1907, les Demoiselles d’Avignon ? Personne. Qui, en 1937, a aimé en profondeur Guernica ? Qui, enfin, après 1968, a compris sa dernière période explosive et furieusement érotique ? Très peu d’amateurs.

En réalité, Picasso, révolutionnaire à travers une subversion de la représentation, a imposé un rapport de forces, et c’est cette aventure extraor­dinaire qui révulse encore les bien-pensants de tous bords. Picasso et le cubisme, Picasso et les femmes, Picasso et l’Histoire bouleversée de son temps, Picasso et son pinceau de cape et d’épée revisitant de façon extralucide toutes les formes de la peinture : voilà ce dont on tente ici de raconter, en toute liberté, l’épopée, en citant soixante-dix chefs-d’ ?uvre, pour la plupart sélectionnés dans la précieuse iconographie conservée par le Cercle d’Art, l’éditeur que Picasso s’était choisi pour publier son ?uvre.

Ph. S.

Entretien avec M. Guilloux
l’Humanité, 17 octobre 1996

Vous en faites un « héros », quand il continue de susciter de la résistance, pour le moins...

Je crois qu’il y en a une très profonde. Comme les rapports de force sont en sa faveur, qu’il a gagné sa guerre puisque ça vaut très cher, il est intéressant de voir les efforts d’adaptation.

Ce n’est pas un hasard non plus si Picasso est un peintre d’un érotisme direct. Avant lui, la question non seulement du peintre et son modèle mais de l’acte érotique lui-même n’a jamais été peinte ainsi. J’avais émis l’hypothèse et je crois qu’elle est juste que la déformation-recomposition des formes dans ses tableaux était liée au fait qu’il gardait les yeux ouverts dans l’acte sexuel, qu’il ne s’endormait pas en route, en fermant les yeux et en éteignant la lumière. Ce qui n’est pas étonnant chez quelqu’un lisant Sade, ou lisant Rimbaud en même temps qu’il peint « les Demoiselles d’Avignon ». La peinture c’est la poésie.

Il y a aussi ce problème d’être mûr très jeune et de rajeunir en vieillissant. Cela gêne tout le monde que quelqu’un ne soit pas assagi par l’âge. Ce n’est pas comme ça en art. Picasso en est un exemple saisissant ou Titien peignant ses plus belles toiles à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Cela dérange toutes les conceptions que nous nous faisons du temps, donc de l’espace. Cela met en cause la sensation interne, fondamentale, du corps qu’on a et puis l’Histoire, qu’on vous raconte, qu’on veut vous faire subir, ou qu’on falsifie, ou qu’on veut vous faire croire terminée. Cela suppose un certain rapport à la vérité qui n’est pas le rapport philosophique habituel, qui n’est pas le rapport de la vérité politique telle qu’elle est perçue. L’art chez lui s’oppose à tout et, en même temps, ce qui est extraordinaire est qu’il déclenche une jubilation considérable.

Dans mon livre, je fais état d’une émission vraie de télévision telle que je l’imagine. On peut rassembler un plateau d’invités, j’amène un tableau de Picasso et très vite on peut faire surgir l’agressivité. Pour l’un, ce ne sera pas un idéal féminin, pour l’autre, ce sera proche de la dégénérescence...



Michel Guilloux

L’Humanité, 17 octobre 1996 (extrait)

L’entretien intégral




Picasso, Baigneuses et Baigneurs avec artpress et Catherine Millet

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Lucien Clergue, Picasso sur la plage de l’hôtel Gonnet et de la Reine à Cannes, août 1965, Tirage postérieur de 1988, épreuve gélatino-argentique, annotée. Achat en 1990, Paris, Musée national Picasso - Paris, inv. MP1990-384 (10) © Atelier Lucien Clergue / SAIF © Succession Picasso 2020. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso - Paris) / image RMN-GP
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artpress : SPÉCIAL PICASSO, ÉPISODE 1
CATHERINE MILLET.

4 décembre 2020
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PABLO PICASSO, DEUX FEMMES COURANT SUR LA PLAGE (LA COURSE), DINARD, ÉTÉ 1922.
EXPOSITION PICASSO, BAIGNEUSES ET BAIGNEURS, MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LYON.


Dans cette mini-série de “Chefs-d’œuvre du moment” entièrement dédiée à Picasso, Catherine Millet raconte quelques uns de ses préférés, redécouverts dans l’exposition que le musée des beaux-arts de Lyon consacre au maître. Alors, “encore Picasso !” ? Vous verrez que non. Premier épisode : deux ménades embrassant l’air humide de Bretagne.

De temps en temps, on se dit : “encore Picasso !”, parce que s’ouvre la énième exposition autour du maître terrible et facétieux. Ces dernières années surtout ont connu une inflation. Soyons honnête : même les plus grands chefs-d’œuvre s’épuisent (enfin, je veux dire : la perception que nous en avons s’épuise), même eux exigent que l’on s’en détourne, pour y revenir plus tard et les redécouvrir, avec des yeux neufs.

Je ne me suis donc pas précipitée au musée des beaux-arts de Lyon qui présente une grande exposition Picasso, Baigneuses et Baigneurs (ouverte depuis le 15 juillet, et qui ferme – si elle rouvre – le 3 janvier). Le prétexte en est la réunion exceptionnelle des “baigneuses de pierre” de 1937. Ce sont trois grands tableaux réalisés à quelques jours d’intervalle ; l’un se trouve à la fondation Peggy Guggenheim à Venise, l’autre au musée Picasso de Paris, le troisième appartient au musée de Lyon. C’est une expérience que de passer de l’un à l’autre dans l’espace relativement étroit où ils sont accrochés, d’admirer leur monumentalité triste, de sourire malgré soi devant ces paisibles et silencieuses occupations de plage quand on sait que le bruit de la guerre résonnait en Espagne.

Mais l’exposition m’a aussi donné le loisir de redécouvrir un de mes Picasso préférés, ces ménades graves qui n’ont pas assez de leurs membres énormes et déployés pour s’emparer, non pas d’un paysage quasiment inexistant, mais de l’air, de l’air humide de la Bretagne. Avais-je jamais fait attention au fait qu’elles ne couraient pas sur le sable, mais qu’elles appuyaient leurs pieds sur du granit ? Que le triangle isocèle que dessinent leurs doigts, de la main droite de la première à gauche, à leurs mains jointes en haut, à la grosse main gauche écartée de la seconde qui tente d’attraper l’horizon, suggère le fronton d’un temple grec ? Les corps colonnes ne s’échappent pas comme ça de l’architecture qui les a fait naître, ils la transportent avec eux.

Évidemment, ce tableau est surtout connu pour le profil extatique et le cou cassé de la femme à gauche. Un profil et un cou cassé directement empruntés à la Thétis d’Ingres, son expression d’abandon venant plutôt de l’Angélique du même Ingres. Tous les seins bien ronds, toutes les nudités lisses peintes par Ingres comme par Picasso n’égalent pas l’érotisme de ce profil et de ce cou cassé. À cause du flot de cheveux noirs, on pense aussi aux femmes endormies, enivrées de Poussin (Midas et Bacchus de l’Alte Pinakoteck de Munich, l’Enfance de Bacchus au Louvre), sauf que la femme de Picasso a l’œil ouvert. Sa bouche aussi est entrouverte, découvrant ses dents, ce qui lui donne un air un peu bête. On n’a pas toujours l’air intelligent dans ces moments-là.

Chaque fois que je suis en présence de ce tableau, je n’arrive pas à croire que Picasso ait fait rentrer ses géantes dans un format si petit : 32 x 41 cm.
L’exposition ne vaut pas que par sa réunion d’œuvres magnifiques. Elle est aussi très documentée : photographies, œuvres d’autres artistes ayant regardé de près Picasso (dont deux surprenants Francis Bacon) et catalogue contenant plusieurs dossiers thématiques.
La semaine prochaine, un deuxième chef-d’œuvre choisi dans la même exposition.

Catherine Millet

Couv. : Pablo Picasso, Deux femmes courant sur la plage (La Course), Dinard, été 1922, Coll. musée national Picasso, Paris © Succession Picasso 2020, Ph. RMN-Grand Palais (Musée national Picasso, Paris) / Mathieu Rabeau.


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PLUS sur lla belle plaquette réalisée par le musée (pdf)

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artpress : SPÉCIAL PICASSO, ÉPISODE 2
CATHERINE MILLET.

15 décembre 2020
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Pablo Picasso, Femme étendue sur la plage, 24 août 1929, Dinard. Exposition Picasso, Baigneuses et Baigneurs, musée des beaux-arts de Lyon,
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Dans ce 2e épisode spécial Picasso, en écho à l’exposition au musée des beaux-arts de Lyon (premier épisode par ici), Catherine Millet revient en détails sur le tableau qui lui a inspiré cette mini-série : une baigneuse allongée sur la plage, et une histoire d’horizon.

Résistons. On enferme les chefs-d’œuvre dans les musées sans leur laisser un droit de visite, libérons-les par l’imagination !

Soit vous avez eu la chance de visiter Picasso, Baigneuses et Baigneurs avant qu’on ne les boucle, et vous avez gardé en tête l’extraordinaire séduction de ce tableau “fait de rien”, soit hélas, vous n’avez pas eu le temps de voir l’exposition, mais maintenant que vous avez une reproduction de l’œuvre sous les yeux, elle ne va plus cesser de vous hanter jusqu’à ce que, enfin, l’intelligence ayant repris ses droits, vous puissiez allez à la rencontre de cette baigneuse. Si elle n’est plus au musée des beaux-arts de Lyon, elle sera rentrée chez elle, au musée Picasso de Paris.

Je présente les choses ainsi parce qu’il se trouve que j’avais feuilleté le catalogue de l’exposition avant de la visiter, que j’étais tombée en arrêt devant la page où ce tableau était reproduit et que la ligne souple de l’immense bras m’avait attrapée dans sa courbe. Peut-être me suis-je finalement décidée à me rendre à Lyon, poussée par la hâte de voir de près cette œuvre qui pourrait tout aussi bien s’intituler “Femme-plage”, tant le corps à peine doré de la femme épouse le sable blanc. D’ailleurs, la planéité de l’espace engendre une ambiguïté entre figure et fond : ne croit-on pas d’abord que le sein gauche vu de profil, le buste, et la masse foncée que la femme tire vers elle dessinent la ligne d’horizon, avant de repérer, tout à fait à gauche, le tout petit segment noir qui fait en vérité la limite entre le sable et le ciel. Ainsi, pendant quelques secondes, on ne se demande pas si la femme cherche pudiquement à se couvrir d’une serviette, ou si elle écarte voluptueusement sa chevelure, on croit qu’elle ramène sur elle une vague sombre venue de la mer. En attendant que Jean Ferrat chante, en citant Aragon, que “la femme est l’avenir de l’homme”, pour le peintre en vacances avec sa femme Olga et son fils Paulo – et qui rencontre en cachette la jeune Marie-Thérèse –, il ne fait pas de doute que “la femme est l’horizon de l’homme”.

Il y a quand même une perspective suggérée dans ce tableau, celle du rocher qui surgit et se projette, et qui ressemble à une motrice dans une ancienne affiche de la SNCF.

Au musée des beaux-arts de Lyon, la Femme étendue sur la plage dispose de tout un mur pour elle, enfin, un pan de mur : le tableau mesure 14 x 23,7 cm. J’aurais dû la voler ! La glisser dans mon tote bag ! J’aurais risqué la prison, mais, elle, je l’aurais libérée…

La semaine prochaine : 3e et dernier épisode de notre feuilleton, où l’on verra que l’homme rejoint son horizon.

Catherine Millet

Couv. : Pablo Picasso, Femme étendue sur la plage, 24 août 1929, Dinard, huile sur toile © Succession Picasso 2020, Ph. RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.

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artpress : SPÉCIAL PICASSO, ÉPISODE 3
CATHERINE MILLET.

23 décembre 2020
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Pablo Picasso, Figures au bord de la mer , Paris, 12 janvier 1931. Exposition Picasso, Baigneuses et Baigneurs, musée des beaux-arts de Lyon, actuellement fermée
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En écho à l’exposition au musée des beaux-arts de Lyon qui ne pourra, hélas, rouvrir ses portes (visite virtuelle par là), nous vous proposons cet ultime épisode spécial Picasso par Catherine Millet, deux corps “morcelés” qui ne manqueront pas de vous réchauffer.

Qui niera que ces monstres ne sont pas, en dépit de leur apparence, les protagonistes d’un des tableaux les plus érotiques de Picasso ? Quel spectateur insensible, asexué, osera prétendre qu’il n’est pas bouleversé par ces amoureux qui en toute impudeur se gratifient d’une si gentille petite langue ?

Le catalogue de l’exposition Picasso, Baigneuses et Baigneurs rappelle que cette toile a été peinte dans une période au cours de laquelle Picasso s’intéresse beaucoup à la sculpture. Il dispose au château de Boisgeloup d’anciennes écuries qu’il a aménagées en atelier dédié à cette pratique. Il confiera plus tard qu’il avait une passion pour les os “qui sont toujours modelés et non taillés”, ronds, lisses, qui semblent marqués de “l’empreinte des doigts”. L’exposition présente des bronzes de la même année (1931), des Baigneuses élancées aux formes pleines où l’on croit lire en effet la pression des doigts sur la glaise. Des dessins exécutés six mois après ce tableau représentent une Baigneuse allongée, solitaire, beaucoup plus disloquée que celle qui se laisse embrasser sur la plage, à croire qu’il faut quelqu’un qui l’enlace pour faire tenir tous les morceaux ensemble.

Car la beauté de l’œuvre naît de la parfaite cohésion de cet enchevêtrement de membres alors qu’on se rend bien compte que certains ne sont pas attachés aux autres, sans qu’on arrive d’ailleurs à les attribuer à un corps ou à un autre, et qu’ils se maintiennent dans un équilibre impossible. Si bien que la question “Comment tout cela tient-il ?” appelle comme réponse “Ça tient grâce à l’arbitraire total du peintre, d’une incroyable habileté”. Une composition de formes abstraites nous fait croire à une étreinte qui ne pouvait attendre.
Maintenant, si l’on s’arrache à l’attraction de cette image, et qu’on essaye d’être un peu sérieux, on pense bien sûr à la notion de “corps morcelé”. Selon Jacques Lacan, le nouveau-né, avant le stade du miroir qui lui permet de s’identifier à l’image de celle ou de celui qui se penche sur son berceau, ou à sa propre image reflétée dans un miroir, et donc de construire une image unifiée de son propre corps, a une perception fragmentée de ce corps en autant de “morceaux” qu’il y a de source de jouissance : la bouche qui tête le sein, par exemple, ou les mains qui saisissent un objet désiré. Ce corps éclaté est une source de terreur que le stade du miroir vient apaiser. Lacan fait référence au Saint-Georges terrassant le dragon de Carpaccio et à la représentation qui y est faite de corps déchiquetés et d’os éparpillés. Notons que quelques-uns sont ré-emmanchés de façon bizarre, disons de façon “surréaliste”.
Figures au bord de la mer nous rend extrêmement sensible la tension qui habite le corps amoureux. Livrés aux réactions de nos zones érogènes, n’avons-nous pas une représentation intérieure de notre corps qui amplifie certaines parties de ce corps, et du corps de l’autre, certains organes, comme si lui ou elle, et nous, n’étions plus qu’un sexe et des seins, ou des lèvres ou des fesses, c’est-à-dire comme si nous étions à nouveaux des corps morcelés ? Et simultanément, n’est-ce pas du rapprochement de ces morceaux éclatés que naît la sensation d’une plénitude retrouvée dans le fantasme… d’une fusion avec le corps de l’autre ?

En 1931, Picasso oblige encore sa jeune maîtresse Marie-Thérèse Walter à vivre cachée à proximité de la famille qu’il forme avec Olga et leur fils Paulo. Sans doute aimerait-il vivre plus ouvertement sa passion. Faire l’amour en pleine lumière sur une dune (la cabine de plage est en contrebas), à en faire chavirer l’horizon (regardez bien à droite). Mais les langues se cherchent encore…

Catherine Millet

Couv. : Pablo Picasso, Figures au bord de la mer, Paris, 12 janvier 1931, huile sur toile, 130 x 195 cm, Musée Picasso, Paris © Succession Picasso 2020, Ph. RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.

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4 Messages

  • Viktor Kirtov | 7 janvier 2021 - 15:17 1

    — Episode 1 : DEUX FEMMES COURANT SUR LA PLAGE (LA COURSE)
    — Episode 2 : FEMMES ETENDUES SUR LA PLAGE
    — Episode 3 : FIGURES AU BORD DE LA MER

    VOIR ICI.


  • Viktor Kirtov | 13 mars 2019 - 18:26 2

    Par Rafael Pic
    Le Quotidien de l’Art, Édition N°1680, 13 mars 2019

    Claude Picasso, rencontré récemment dans les travées de la foire artgenève, nous le confirmait : John Richardson travaillait bien au quatrième tome de sa biographie de Pablo Picasso, une entreprise titanesque initiée en 1991 chez l’éditeur Random House, basée sur une somme de documents et de témoignages. Le destin en a décidé autrement : Richardson est décédé hier à l’âge de 95 ans à New York, où ce Britannique pur souche avait élu domicile depuis plus d’un demi-siècle.

    John Richardson en 2007.
    Joe Corrigan/AFP.

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    Nanti d’une courte formation artistique à la Slade School of Fine Art, tronquée par la guerre, il fera connaissance avec quelques-unes des gloires de l’art britannique du XXe siècle, notamment Francis Bacon et Lucian Freud. Mais c’est par son compagnon, l’excentrique collectionneur Douglas Cooper, que le jeune Richardson entrera en contact avec Picasso, qui était dans les années 1950 un hôte régulier de leur château de Castille, en Provence (où subsiste une composition en ciment de l’artiste). Une fois séparé de Douglas Cooper, il mènera une nouvelle carrière en Amérique, où Christie’s le chargera d’ouvrir ses bureaux new-yorkais puis où il sera l’un des dirigeants de la centenaire galerie Knoedler (engloutie depuis dans un scandale de faux). Dans son siècle d’existence, il aura aussi été brièvement designer, étalagiste pour Harrods, journaliste et évidemment écrivain. John Richardson avait donné un agréable livre de mémoires dans The Sorcerer’s Apprentice (Alfred A. Knopf, 1999). Un nouvel ouvrage autobiographique sur lequel il travaillait avec le photographe François Halard dans son appartement-musée de la Cinquième Avenue (John Richardson : At Home), prévu pour la fin du mois chez Rizzoli, sortira donc posthume...

    Crédit : https://www.lequotidiendelart.com/


  • V. Kirtov | 23 octobre 2015 - 15:21 3

    Par Roxana Azimi
    Le Quotidien de l’Art, 23/10/2015

    La « Picasso-mania », explorée actuellement dans les Galeries nationales du Grand Palais, se prolonge aussi à la FIAC.


    George Condo, Large Female portrait, 2015 .
    Courtesy Galerie Sprüth Magers, Berlin, Londres. © Photo : Roxana Azimi
    ZOOM : Cliquer l’image

    Sur les foires, les galeries tendent toujours à se caler sur les expositions institutionnelles organisées en ville. Jablonka (Cologne) et Skarstedt (New York, Londres) présentent ainsi à la FIAC deux spécimens des Shadows d’Andy Warhol, issus de cette série actuellement présentée au musée d’art moderne de la Ville de Paris.
    Mais il est un artiste qui plus que tous joue sa star au Grand Palais, c’est Picasso. Dans les Galeries nationales, il est au coeur de l’exposition « Picasso. mania », explorant la postérité du maître andalou chez les artistes contemporains. Un exercice décevant, tant l’exposition court trop de lièvres et d’artistes, à grand renfort de rapprochements pas toujours digestes, au lieu de resserrer son propos.
    Dans la nef du Grand Palais, à la FIAC, l’ombre de Picasso plane sur de nombreux stands, et pas que sur ceux d’art moderne, comme Nahmad Contemporary (New York). À chacun son détournement picassien, entre déférence et irrévérence. Non content d’avoir déjà vendu le portrait en grisaille de Picasso âgé par Yan Pei-Ming, actuellement accroché dans « Picasso. mania », Thaddaeus Ropac (Salzbourg, Paris) a cédé le pendant représentant Picasso jeune homme à la FIAC.
    La Galerie Sprüth Magers (Berlin, Londres) a pour sa part accroché une peinture de George Condo qui, reprenant les tropes picassiens, déstructure un visage féminin. La toile s’est aussitôt vendue pour 600 000 dollars lors du vernissage à un collectionneur américain qui, dans la foulée, s’est rendu dans l’exposition « Picasso. mania » dont il n’avait pas entendu parler.

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    Richard Prince, Untitled, 2011.
    Courtesy Galerie Almine Rech, Paris, Brussels, London.


    Après s’être attaqué à de Kooning, le roi de l’appropriation, alias Richard Prince, ne pouvait contourner le monument Picasso, celui-là même qui avait coutume de dire « les bons artistes copient, les grands artistes volent ». Almine Rech (Paris, Bruxelles, Londres) a mis à l’affiche un ensemble de réinterprétations, illico acheté par le joaillier britannique Laurence Graff.
    Si pour certains Picasso est une histoire de formes, pour d’autres, c’est avant tout un artiste combattant. Hauser & Wirth (Zürich, Londres, New York) présente ainsi une toile de Rita Ackermann qui reprend la fameuse gueule hurlante de Guernica.

    SI POUR CERTAINS PICASSO EST UNE HISTOIRE DE FORMES, POUR D’AUTRES, C’EST AVANT TOUT UN ARTISTE COMBATTANT

    Pour Didier Ottinger, co-commissaire de l’exposition au Grand Palais, l’emprise de Picasso sur les artistes contemporains date des années 1980, lorsque le Kunstmuseum de Bâle a organisé la première exposition d’envergure sur la période tardive du peintre. Peu à peu, l’Espagnol a pris la main sur Marcel Duchamp. « Pour les jeunes artistes, Picasso devient un emblème libérateur, explique le conservateur du Centre Pompidou. Il pratique ce qui les intéresse, à savoir un art profondément autobiographique, en prise avec l’époque. Picasso a une vertu roborative. Il donne envie de créer  ».

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    Richard Prince, Untitled, 2011.
    Courtesy Galerie Almine Rech, Paris, Brussels, London.

    Pour les tenants de la Bad painting, Picasso sonne comme une obsession. Jean-Michel Basquiat a reproduit huit fois son nom sur une toile représentant Picasso jeune. Condo, lui, le comparait à un « sorcier ». « Je transformais tout en Picasso. J’ai dû l’affronter pour retrouver la tradition », indiquait-il dans une interview, avant de préciser, quelques années plus tard : « Je suis un artiste qui vient après lui et qui déclare : je ne veux pas simplement regarder les Picasso accrochés au mur ou lire sur Picasso, mais je veux peindre à travers lui, je veux peindre Picasso de l’intérieur ». L’appropriationniste Mike Bidlo ne disait pas autre chose : « On ne peut pas vraiment se débarrasser d’un artiste de cette stature car il devient une part de notre ADN ».

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    Crédit illustration (2015) : benoit.monneret@gmail.com

    Encore aujourd’hui, son empreinte semble indélébile. Le Californien Thomas Houseago racontait ainsi dans un entretien son choc devant les oeuvres tardives : « Je ne savais pas si Picasso était mort ou vivant, s’il était espagnol ou français. Tout ce que je savais, c’est que cette composition m’éclatait la tête  ».
    FIAC, 22 au 25 octobre, Grand Palais et Hors les murs, Paris,
    www.fiac.com
    PICASSO.MANIA, jusqu’au 29 février 2016, Galeries Nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17,
    www.grandpalais.fr

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  • V. Kirtov | 23 octobre 2015 - 13:39 4

    Un nouveau film sur Pablo Picasso sera diffusé ce dimanche 25 octobre à 9h15 sur France 5 dans l’émission La Galerie France 5, le jour anniversaire de Pablo Picasso !

    Centré sur la figure publique, Picasso, Naissance de l’icône raconte combien l’artiste a participé à l’écriture de sa propre légende jusqu’à y englober sa vie privée, l’homme et le génie ne faisant qu’un. Un angle passionnant et original sur un artiste-star. À cette occasion, le Grand Palais a rencontré Diana Widmaier Picasso, la petite-fille de Picasso (fille de Maya) qui est historienne de l’art et juriste spécialisée dans le monde de l’art. Elle est co-commissaire de l’exposition Picasso.mania, inaugurée à la veille des 30 ans de l’ouverture du Musée national Picasso-Paris.

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    Captures film Jules & Jim, Francois Truffaut ; Les Amants, Pablo Picasso (National Gallery) ; Arlequin et sa compagne, Pablo Picasso (Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou)

    L’article intégral ICI… (pdf)