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Thomas A. Ravier, Hamlet Motherfucker

Date de parution : 24/08/2023

D 5 septembre 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Editeur : EDITIONS TINBAD
Date de parution : 24/08/2023

Que découvrirait Hamlet propulsé au 21e siècle ?? La substance même de la comédie, celle d´un royaume entièrement faux. Danse, le prince, danse.
Mais jouer Hamlet n´a jamais été sans danger. Le comédien Eliot Royer va en faire l´expérience : emporté par la folie de son personnage, il paraît trouver progressivement dans ce rôle, loin des limites de la scène, un encouragement à se venger de son époque, avec l´appui prophétique de Shakespeare.
Humanistes sexuels, sangsues touristiques, courtisans fabriqués en série, familles recomposées par la technique, Laërte de lounge et Ophélie de jacuzzi, Messieurs et surtout MESDAMES, mais vous aussi le public français, personne ne sera épargné par ce dingue à la dague prêt à faire sauter tout Elseneur pour trouver le salut.
Vite, le rideau se lève.
Vous êtes priés de brûler vos téléphones portables.
Bon spectacle.

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© Thomas A. Ravier
 

Extrait

7H30. Aéroport de Prestwick. La douane ? Ils me font signe de me mettre de côté. Et merde. C’est la première fois que je me fais arrêter. « Rien à déclarer ? » Rien à déclarer. Un des douaniers sort du rang, il me dévisage, inspecte ma tenue, me pose quelques questions dont il n’écoute pas les réponses («  French ? — Yes »). Il examine encore une fois mes papiers, au comble de l’extase administrative ... pour finalement me demander d’ouvrir ma valise.
Il parle vaguement français. « S’il vous plaît monsieur. »
J’ouvre. « Et la petite valise... La petite, s’il vous plaît. »
La petite ? Voilà. Putain, Yorick !
Le douanier sort la tête de mort du sac. Je sens que les choses se compliquent. Poor Yorick. Et encore je n’ai pas caché de beuh dans sa bouche, heureusement.
— Qu’est-ce que c’est que... ? Monsieur s’il vous plaît ?
Rien de plus inquiétant que la politesse d’un douanier.
— Eh bien ... Mais c’est Yorick.
— Yorick ?
— Je suis comédien. Je joue Hamlet. Je suis venu à Glasgow pour une représentation.
J’insiste :
— HA-ME-LET. Vous savez bien ?
Le type me regarde en fronçant les sourcils.
Je répète en articulant au maximum.
— Haaaa-meuuu-lettt. Pas de réaction.
— Euh ... To be or not to be ?
Pas de réaction.
— Sha-kes-peare ? Pas de réaction.
Il faut le voir, nez à nez, avec le crâne.
Eh quoi, ce con ne va quand même pas demander ses papiers à Yorick ? À sa mère il demanderait ses papiers.
— Il n’est pas méchant, malgré son air, vous savez...
Mais le douanier ne m’écoute plus. Il a rentré ses doigts velus dans les orbites.
Épaulé par un collègue, voilà qu’il secoue le crâne comme une tirelire. Eh ! Oh !
Deux Japonais ont sorti leur appareil photo pour immortaliser la scène ; les douaniers les insultent en canon.
J’en profite. Je peux toujours essayer d’attendrir in extremis ce chœur de sceptiques professionnels :
— De grâce, Messieurs. Je suis mort hier soir. J’ai rapporté ce petit souvenir, c ’est tout... J’ai nom Sir Orphée avec un torticolis.
Bide. J’ai comme l’impression qu’ils n’apprécient pas mon jeu. Ce ne serait quand même pas des critiques du Flasque et l’Enclume déguisés ?
Scarlette sort à son tour de l’avion, tirant sa fille par la main.
— Un problème Eliot ?
— On dirait. C’est Yorick.
— Yorick ?
Elle trépigne :
— Non mais je rêve. Tu vas trimballer cette tête de mort toute ta vie ?
Elvire veut aller chercher Yorick. La gamine pleure comme si on lui avait confisqué son ours en peluche. Elle vient se réfugier contre mes genoux. Je la prends dans mes bras.
Scarlette fait un scandale aux douaniers. Et ça marche. Elle revient vers moi, triomphante, le crâne à bout de bras, qu’elle fait sauter comme un ballon.

*

Tours, 12H. Elvire veut rester à l’hôtel avec Carole, la maquilleuse, qui a un garçon du même âge. Nous partons déjeuner dans le centre historique, Delambre et moi. Comme nous ne jouons que demain soir, on a toute la journée de libre.
Scarlette veut faire un peu de shopping. Parfait. Ça me laisse un moment pour me recueillir : j’ai besoin de prier. Je cherche l’église la plus proche ... À cette heure-ci je serai peut­ être seul. Depuis qu’à la messe, l’année dernière, pour me donner la paix du Christ, un type, même pas jeune, a voulu checker, je me préserve autant que possible du public de Dieu. Si parce qu’on est catholique on est obligé d’aimer les assemblées, et comédien les troupes, alors malheur à moi. Que je meure aux yeux du monde.
Voilà, j’y suis. Église Saint Dominique. J’entre. Personne. Silence.
La mort du bruit : on devrait commencer par là, non ? On n’est pas ici pour faire parler les ombres, mais quand même. Se taire comme exploit : au nom du père, du fils et du Saint-Esprit, la ferme là-dedans tas de viscères sentencieux ! La créature bourdonne encore ? Silence. Je veux entendre voler les anges. Silence. Silence. Ta gueule.
Peu à peu, malgré le côté peu engageant des églises de province, je sors de la comédie de mon propre corps, de la fausse substance animée — cet emploi littéral des forces. L’oreille : pour entendre une nouvelle voix ; les yeux : pour en découvrir la lumière ; la bouche : pour y répondre ; le coeur : pour l’accueillir. Mais aussi les épaules : pour prendre le joug de son absence. C’est ça ou la ballade des pondus, qu’on appellera pour les besoins de l’audience et rassurer le public, l’humanité.

Hamlet Motherfucker, p. 122-124

 

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© Thomas A. Ravier
 

Thomas A. Ravier, la fiction contre la mort (Hamlet Motherfucker)

Arnaud Jamin, 31 août 2023
Livres, Rentrée littéraire 2023

Eliot Royer est un comédien sacrément talentueux. La critique, plagiant habilement Lautréamont, est formelle : « Chaque fois que Royer est sur scène, c’est comme si on y déchiquetait la cervelle d’un jaguar. » Le personnage du nouveau roman de Thomas A. Ravier est en tous points fantasque et ne souhaite pas se poser ni même vous imposer la question éculée de la différence entre fiction et réalité. Ainsi, lorsqu’il interprète Hamlet à l’occasion d’une tournée européenne, il ne simule pas la folie et trimballe joyeusement dans une valise le fameux crâne Yorick. Voilà un magnifique test/prétexte au dialogue avec ses interlocuteurs : la mort à chaque instant vous accompagne en anamorphose, alors où en êtes-vous, où en sommes-nous avec elle ?

Mais il faudrait plutôt dire interlocutrices tant ce sont ici le plus souvent des femmes qui se trouvent mises en avant. Scarlette Delambre, partenaire de scène accentuant les clichés des tics des comédiennes. La sœur d’Eliot Royer, symbole de modernité, directrice d’un de ces cafés sophistiqués sans âme du centre de Paris (on rit) et qui lui demande d’être parrain d’un fils à naître d’une PMA ; après de longues pensées autant philosophiques que théologiques, il acceptera. Jo, ancien amour retrouvée au tout début du livre, personnage profond, malade et dont la disparition surprise va bouleverser le narrateur sans que cependant ne s’imposent d’effluves spectaculaires. « J’ai connu ça avec ma mère : le proche devant se faire l’attaché de presse du défunt. » L’anglaise Dorothea, qui préparait Bérénice de Racine avec Jo. Par nature, Royer / Ravier est à l’affût des déclinaisons mélodiques géniales de la langue anglaise, l’amour démesuré pour l’œuvre de Shakespeare n’étant finalement – par capillarité – que la conséquence d’une capacité d’écoute du rythme de l’être de ce divin idiome, d’une propension à se laisser guider par son insigne onde ultra-vivante. Exemple, le mot le plus utilisé pour acquiescer dans le monde à chaque instant : « Avec ses orgies de sons dessinés et leur faste qui dure, l’anglais est fait pour s’exciter. Le français, au mieux, pour les concours d’éloquence. Rien que la différence entre « yes » et « oui »… « Yes » bruisse comme une liasse de liesses, sonne comme une ascension sous pression, un sautillement mi-dunk, mi-alléluia ; alors que « oui » sonne creux, pâle, un consentement à l’aura lunaire, un sourire sans fondation nerveuse, sans ligaments, trois lettres que leur rencontre intimide. Les lèvres remuent dans le vide. »

Dans Acheminement vers la parole, Martin Heidegger écrit cette phrase voilée : « Ce que la langue a de singulièrement propre, le fait qu’elle ne se soucie que d’elle-même, nul ne le sait. » Ravier non seulement sait ce qui illumine intérieurement l’anglais, mais il l’écrit. En tête à tête avec Muriel Gardiner, qui tient un Bed&Breakfast à deux pas de la tombe de Shakespeare et vibrionne intellectuellement sur le même ton, ils entament une apologie époustouflante de l’auteur : défense et déploiement de l’ampleur shakespearienne, non seulement parce qu’il le vaut bien mais que c’est toujours aujourd’hui fondamentalement nécessaire, et ils citent Voltaire pour qui l’anglais était « un génie sans la moindre étincelle de bon goût. » Gardiner : « L’œuvre de Shakespeare a été progressivement affaiblie, elle a été purgée de sa sauvagerie originelle, urbanisée, civilisée… J’ai envie de parler d’une déforestation » ! Historiquement, cela correspond à ce qui va arriver en France, lorsque les imprimeurs commencent à ponctuer les manuscrits, à mettre de l’ordre dans une langue trop foisonnante, jugée trop populaire, trop indécente… » Tenez-vous bien, envers l’auteur classique : « On peut parler d’un génocide rythmique, en tout cas scénique. » Hamlet Motherfucker tend aussi un portrait sobre et pudique du père d’Eliot Royer, boucher tout comme le père de Shakespeare, tiens tiens. Stella enfin, l’Écossaise qui brisera Yorick au final d’une scène sexuelle indescriptible, absolument inouïe, point de capiton de la narration.

Si je cite les noms de ces personnages, c’est qu’il faut imaginer (et lire !) les dialogues dans lesquels ils évoluent, le livre étant entièrement conçu à partir de joutes verbales : des feux de broussaille rapides apparaissant dans le froid et morbide monde contemporain. Et si ces références constantes au théâtre peuvent indiquer que vous parcourez un hommage à la dramaturgie scénique, il s’agit pourtant de littérature, c’est d’elle dont il retourne toujours nécessairement avec Ravier qui réussit un entrelacement d’intertextes où Sollers (éditeur d’un de ses romans et de trois de ses essais) côtoie Booba (dont il a préfacé le récent ouvrage Le bitume avec une plume). Ravier en rythme, décrivant in fine si précisément ce qu’est un écrivain : une figure évoluant miraculeusement dans le temps, l’accordant inexorablement et salutairement au magistral présent. La peste a sévi tout juste trois mois après la naissance du grand William qui a ensuite vécu dans une époque sombre mais en assumant son destin d’auteur. « Sans relâche Shakespeare fera vivre et tourbillonner les corps sur scène, alors que la maladie fait rage en coulisse, avale tout sur son passage, accumule ses miasmes, approfondit son charnier, souille l’air, assoit un monde noir… À la fin, c’est encore l’alliance incendiaire du souffle et de la parole qui gagne. » Un roman qui fait vivre et perdurer cette victoire.

Arnaud Jamin, diacritik, 31 août 2023. 

Hamlet sans rémissions

Thomas A. Ravier dans son nou­veau roman lance Ham­let dans le magma de notre temps à travers la vie d’un comé­dien (Eliot Royer) qui, emporté par la folie de son person­nage loin des cadres de théâtre, y puise de la sorte une inci­ta­tion à se venger de son époque dans une sorte de melting-pot rava­geur dès que le rideau se lève en une telle fiction.

S’y mêle une forme de réa­lisme recou­verte par le carac­tère baroque d’un ima­gi­naire qui empêche toute pos­si­bi­lité de repos. Le monde est sans dessus-dessous et même la mort en prend pour son grade : exit les ossuaires, les char­niers les églises, etc.
Nous retrou­vons ici des scé­na­ri­sa­tion qui — sous un dis­cours vériste radi­cal — ren­voient autant aux Mys­tères du Moyen Age qu’à la pas­sion shakespearienne.

Le spec­tacle est par­tout et les acteurs ont, non sur une scène, mais en exil dans le réel de notre temps via l’existence et la folie du héros du héros pre­mier. Les deux se confondent en une telle dra­ma­tur­gie hors de ses gonds.

jean-paul gavard-perret, lelitteraire.com

Shakespeare and Company

« Être père ou n’être pas père : telle est la question. »

Pascal Louvrier - 9 septembre 2023

Pour la rentrée, je vous propose un roman qui décoiffe. Déjà le titre : Hamlet Mother Fucker. Le style est ébouriffant, les dialogues percutants, avec des métaphores et formules que les sensitive readers auraient effacées immédiatement du texte. Censure ! Censure ! Les personnages sont également déjantés, dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’ils nous envoient une bouée de sauvetage pour échapper à la marée noire du wokisme. Mention spéciale pour l’actrice écossaise, Stella Garden, qui travaille dans une boucherie et apprécie la chambre froide où pendent, à des crochets, les carcasses. Une héroïne bataillienne qui utilise le crâne de Yorick pour de coupables actes.

Pas le premier coup d’éclat de Thomas A. Ravier

Mettons un peu d’ordre. Le personnage principal se nomme Eliot Royer. Il est comédien et joue le personnage d’Hamlet à la fois sur scène et sur le théâtre du monde. Il a aimé une certaine Joséphine Ortez, Jo pour les intimes, dont la destinée sera tragique. Normal, direz-vous, on évoque ici le plus grand écrivain de tous les temps, Shakespeare, indémodable, indépassable. On est dans le tragique mais également dans le baroque avec le roman de Thomas A. Ravier qui n’en est pas à son premier coup d’éclat. Il a publié de nombreux essais et romans, dont le très remarqué Les aubes sont navrantes (2005), chez Gallimard, collection « L’Infini » dirigée par Philippe Sollers. On retrouve, du reste, l’influence sollersienne dans Hamlet Mother Fucker comme, par exemple, la critique de la Technique ainsi que l’illustration fort érotique de la célèbre affirmation énoncée dans Femmes : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment. » Eliot Royer finit par être emporté par la folie de son personnage. Il ne voyage pas sans sa valise qui contient un crâne, celui de Yorick, évidemment. Mais cette folie, empruntée à Érasme et Artaud, est celle de la clairvoyance. Eliot Royer : « Le couple que je forme avec ma folie me suffit largement. Bâtir un royaume de bâtard pour butors, alors qu’on peut passer sa vie à tenir des discours à l’air immatériel.  » Soyons clandestins, à conditions d’avoir de bons livres pour « tenir des siècles en coulisses. »

Comédie hallucinée

Le problème reste la France qui n’a rien compris à Shakespeare. Eliot Royer : « La France est une prison. Même si l’étendue de la catastrophe est aujourd’hui planétaire, il règne chez nous un malaise honteux spécial. Enfin, nous ne sommes pas responsables de ce qu’est devenu l’immense théâtre de l’univers. Puisque le complot est général…  » Alors se pose la question suivante : « Être père ou n’être pas père : telle est la question. »

Il faut se laisser emporter par le fleuve Ravier et sa comédie profonde et hallucinée. Et puis, après, relire Hamlet serait une bonne initiative. Mais pas dans la traduction de Gide, dont les « pudeurs métaphysiques » sont plus que suspectes.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 26 septembre 2023 - 14:38 1

    Thomas A. Ravier se branche sur Shakespeare

    Auteur de plusieurs récits et essais, publiés notamment dans la Collection « L’Infini » chez Gallimard dont "Le Scandale McEnroe" en 2006, "Éloge du matricide : essai sur Proust" en 2007 ou "L’œil du prince" en 2008, l’écrivain Thomas A. Ravier rend hommage à la langue et au corps shakespearien dans un roman éblouissant : "Hamlet Mother Fucker". Pour en finir avec « la peste électronique » !

    Olivier Rachet

    Avec son titre déjà tout shakespearien, Hamlet Mother Fucker, Thomas A. Ravier signe un livre virevoltant et d’une virtuosité rare. Le roman est une plongée directe dans l’univers du théâtre et de la langue shakespearienne, une sonde posée aussi sur un pays rabougri : la France et une époque contemporaine désespérante ayant vendu son âme à la « peste électronique ». Comme Shakespeare vaut bien une messe, tout débute à l’église où le protagoniste, le comédien Eliot Royer, lequel incarne le personnage d’Hamlet sur scène, communie dans « la charité du Christ  ». Une étrange entrée en matière pour qui n’aurait pas en tête les premières pages d’Ulysses de Joyce auquel un chapitre tout entier du roman, « Le texte », réussit à se mesurer avec brio.

    Le personnage-narrateur se retrouve alors dans un Bed&Breakfast tenu par une ancienne universitaire, Muriel Gardiner, non loin du cimetière dans lequel repose le dramaturge. Dans les effluves d’alcool et de joint, les deux personnages devisent de théâtre, défendant la thèse d’une catholicité de Shakespeare. Précisons au passage que le narrateur est un adepte de la beuh et qu’il slame littéralement sa langue (qui la fait jouir, si vous préférez) comme un rappeur ou un dealer de shit :

    « Que voulez-vous, je travaille mon instrument. […] Dans le secret d’une percussion anonyme… En puisant dans l’atmosphère de mon époque de quoi remettre l’auditoire national sous tension.  »

    Catholique Shakespeare ? Est-ce vraiment d’actualité ? Catholique, oui, et non anglican, à mille lieues du puritanisme qui accompagne aujourd’hui «  la peste électronique » véhiculée par les réseaux sociaux, les recherches universitaires et les titres des libraires. Plus inactuel, en effet, tu meurs !

    «  ‘Something is rotten in the state of Denmark’ ? Oui, et on appelle ça la Réforme ! Soyons sérieux Eliot. Réformé, William Shakespeare, avec une mère qui s’appelle Marie ?  »

    Catholique, donc, c’est-à-dire universel (c’est prouvable), hanté par la question trinitaire qui, rappelons-le, se noue autour du nom du Père, de la filiation et de l’Esprit Saint, soit de la plus haute spiritualité faite corps. L’incarnation, si vous préférez, et si le narrateur dit s’intéresser davantage au corps du dramaturge qu’à sa langue, c’est que le corps est cet instrument par lequel passe le souffle, le Verbe.

    «  Comme par hasard, écrit Thomas A. Ravier, les manuscrits du théâtre élisabéthain conservés sont pour la plupart ceux des souffleurs. C’est le souffle qui compte pour Shakespeare, ce soutien oral venu des coulisses !  »

    On est à mille lieues du marivaudage coincé et des fourberies gentillettes de Poquelin auxquels les lecteurs français tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Ravier leur règle leur compte, en musique !

    «  Aussi virtuose soit-il, Molière ne pense la guerre des sexes qu’en termes mondains. Être ou ne pas être cocu, c’est sa question. Sa seule question. La seule question de tout un pays : la France. Et ce n’est pas Marivaux qui me fera changer d’avis. Marivaux, cet auteur de sitcoms précieux.  »

    Shakespeare ne vient pas seulement fracasser sa langue contre l’omniprésence du vaudeville auquel se réduit trop souvent le théâtre français, il percute, à la vitesse d’une bombe à neutrons, notre époque contemporaine infectée par « la peste électronique » et les dogmes qui l’accompagnent prônant, non la séparation des ordres, mais l’inclusion à outrance ; le tout sous couvert de tolérance et d’acceptation du prochain proféré avec force anathèmes et imprécations. Il suffit de tendre l’oreille comme un arc.

    «  Être ou ne pas être LGBTQIABBPGGGR+++…, ironise le narrateur. Voilà des questions éthiques à la hauteur de nos contemporains depuis que le monde est un logiciel.  »

    Est-il encore possible d’en finir avec cet autre dogme s’interrogeant sur la nécessaire distinction du réel et de la fiction, se questionnant matin et soir sur la non-séparation entre l’auteur et son œuvre ? Inclusion, tout n’est qu’inclusion et pâture de vent. Thomas A. Ravier a lu Debord et sait, mieux que quiconque, qu’au spectaculaire intégré a succédé désormais un spectaculaire désintégré, en lambeaux, atomisé.

    «  On m’accuse de ne plus savoir faire de distinction entre théâtre et réalité ?, écrit le narrateur. Mais quelle réalité ? Il y a longtemps que la scène a annulé toute autre forme de vie, que pour moi le théâtre a absorbé votre soi-disant société, et que votre existence datée de faits divers opalescents m’apparaît aussi indigne que grotesque… une story dite par un débile.  »

    La story, justement, ne l’oublions pas ! Elle pourrait se résumer à une trame toute shakespearienne là encore, dans laquelle le sublime côtoierait en permanence le grotesque. La story ? Ce sont tout d’abord les amours vagabondes du narrateur, dont les préférences amoureuses l’orientent davantage vers l’audacieuse ingénuité des Britanniques que vers le sentiment de culpabilité infantilisant des Françaises. C’est un parti-pris et s’il lui est souvent reproché de dénigrer son propre pays, le cœur d’Eliot a ses raisons que la raison ne connaîtra jamais.

    « Dans le fond, les Françaises ne m’ont jamais réussi. Soit elles ont trop lu Racine, et elles ont trop de cœur pour avoir de l’esprit ; soit elles ont trop lu Molière, et elles ont trop d’esprit pour avoir du cœur. »

    Le grotesque ? Il réside, comme souvent, dans la famille désormais décomposée et dans le personnage de cette sœur enceinte, en couple avec une autre femme, et célébrant les progrès des techniques d’insémination artificielle et bientôt de gestation pour autrui. Réactionnaire Ravier ? Fin observateur plutôt d’un monde qui cherche à en finir avec la distinction sexuelle, avec le nom du Père et toute forme de filiation, dans l’anonymat inclusif le plus douillet, c’est-à-dire dans l’évacuation de la mémoire et de toute forme d’héritage. La révolution de la technique peut difficilement être stoppée ; la nostalgie de l’auteur non plus. Ce n’était peut-être pas mieux avant, mais :

    «  […] il y avait de l’électricité dans l’air, la guerre des sexes produisait encore ses effets musicaux. Sa cadence négative. On ne se haïssait pas sans y mettre les formes. Aujourd’hui, que dire de cette paix labellisée ? De ces hommes et ces femmes en plein commerce équitable ?  »

    On se le demande. Le grotesque, ce sont aussi ces touristes «  au garde-à-vous devant leur image » et nous tous qui avons peu ou prou supplanté le goût du jeu et des travestissements dont le théâtre shakespearien est friand, au profit d’une administration réglée et tyrannique de nos existences se réduisant de plus en plus à un simple enregistrement.

    «  Comment prier pourrait-il avoir encore un sens pour eux ? Le monde n’est plus un théâtre mais une entreprise où chacun vient s’identifier, pointer. Pointer plusieurs centaines de fois par jour. C’est frappant, ils se prennent en photo comme on signe un registre. »

    « Qu’ils ferment les théâtres, s’emporte alors le narrateur : ce sera l’occasion d’ouvrir enfin la salle aux dimensions réelles de l’existence  ».

    Il suffit d’être allé une fois dans sa vie au Globe Theater pour comprendre ce qu’aimer la vie et le théâtre veut dire.

    Le sublime ? C’est ce père boucher et cette mère couturière qui ont appris au fiston, Eliot, à passer de la chambre froide à la beauté faite trame, c’est-à-dire texte. Un héritage, justement.

    «  J’ai dans la gorge, écrit le narrateur, tous les cris des abattoirs. Ça sort de moi sans le vouloir, quand les filles se déshabillent, dans le noir…  »

    C’est la langue anglaise surtout à laquelle ce roman écrit dans le français le plus jouissif qui soit rend paradoxalement hommage. Et comme nous avons commencé par évoquer Joyce, on finira sur ce mot sur lequel se clôt Ulysses : « yes », et non oui, la différence est de taille.

    « ‘Yes’ bruisse comme une liasse de liesses, sonne comme une ascension sous pression, un sautillement mi-dunk, mi-alléluia ; alors que ‘oui’ sonne creux, pâle, un consentement à l’aura lunaire, un sourire sans fondation nerveuse, sans ligaments, trois lettres que leur rencontre intimide. Les lèvres remuent dans le vide. On dirait que le mot est en train de se dégonfler quand on le prononce…  »

    On l’aura compris, Hamlet Mother Fucker est tout sauf une abdication : un roman gonflé à bloc, au souffle étincelant. Un chef-d’œuvre !

    Olivier Rachet, 26 septembre 2023.