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MC Sollers

par Thomas A Ravier

D 30 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Sollers, penseur de la technique ? Voilà une thématique qui a été peu traitée par la critique. J’en avais tenté une approche dans ma présentation d’un texte de Sollers peu cité paru en 1980 dans le numéro 86 de la revue Tel Quel : LE G.S.I..
Qu’est-ce que « le G.S.I » selon Sollers ? « C’est l’organe central de la Gestion des Surfaces Imprimées. Le G.S.I. est aussi le bureau multilatéral de la Gestion des Surfaces Imagées ou Imaginaires, dites aussi : courbes d’inhibitions. G.S.I. signifie enfin : Giration du Semblant Illimité. »
Dans Tel Quel, le texte de Sollers suivait immédiatement un extrait de Paradis.
Sollers : « Le G.S.I. était particulièrement intéressé par mon invention qui est l’apparition de Paradis en feuilleton, et les responsables m’ont dit qu’étant donné le nombre d’informations incalculables, que l’ordinateur essaie quand même de calculer, qui sont comprises dans ce livre qui s’appelle Paradis, le fait de l’avoir publié par tranches était tout à fait subtil parce que, justement, le nombre d’informations compris dans chaque livraison déroutait l’ordinateur qui ne pouvait pas à l’avance, même en opérant des calculs rétroactifs, savoir ce que ça ferait comme ensemble. »
En 2015, j’avais proposé qu’on élargissât le concept : « GSI : Gestion des Surfaces Informatiques ou Gestion des Surfaces Internautiques, serait-on tenté d’ajouter aujourd’hui. Car Sollers, dans ce texte de 1980, pointe explicitement l’ère nouvelle qui se profile : celle de la généralisation des ordinateurs et des écrans, comme il avait, avec Jean-Paul Fargier, anticipé celle des ondes, de la vidéo et de la télévision (cf. Sollers au Paradis, Paradis Video et « la haute méfinition » et Pour un nouveau temps radiophonique). Aucune technophobie chez Sollers. »
Dans un texte lumineux que publie l’excellent site Diacritik, Thomas A Ravier revient sur Paradis (en passant par Céline) et analyse en quoi dans ce roman — « et c’est vertigineux, Sollers sort le lecteur de "la galaxie Gutenberg" pour le faire entrer directement dans ce qu’on pourrait appeler "la galaxie Steve Jobs". Ce monde, le nôtre, l’auteur de Paradis l’annonce et le traverse victorieusement. » Pour Ravier, Paradis, écrit en partie à New York, est « la terre promise des mutants, le plus fabuleux roman de tous les temps ».
« Fabuleux » est ici à prendre au sens précis que lui donne le dictionnaire Robert :
« 1. littéraire : Qui appartient à la fable, au merveilleux. ➙ légendaire, mythique, mythologique. Animaux fabuleux.
2. Qui paraît fabuleux ; incroyable mais vrai. ➙ extraordinaire, fantastique, invraisemblable, prodigieux. Des aventures fabuleuses.
(intensif) Énorme. Un prix fabuleux.
familier : Hors du commun. Un spectacle fabuleux. »
Un prix fabuleux pour — programme d’Isidore Ducasse — « une publication permanente [qui] n’a pas de prix ».

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MC Sollers

par Thomas A Ravier

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Philippe Sollers 2019
© Francesca Mantovani/Gallimard

« Je compte sur la chose suivante : dans dix, quinze, vingt ans, on sera encore plus dans l’audio-visuel, l’écriture apparaîtra de plus en plus comme un réservoir de sons fondamentaux. »

Philippe Sollers, lettre à Dominique Rolin, le 24/7/1976.

1976 : Sollers est à New York où il écrit son chef d’œuvre Paradis. Déjà chauffé par Drame, H, ou Lois, il plonge au cœur de la grande capitale électronique, la terre promise des mutants, le plus fabuleux roman de tous les temps… Un demi-siècle plus tard, qu’est-ce qui frappe le lecteur de Paradis ?

À travers un sentiment rasant d’accélération et la sensation d’être au plus près du flux des informations, l’impression de traverser en direct, avec cinquante ans d’avance, le monde planétarisé de l’atomisation numérique. En réalité, Sollers vient de faire un pacte avec la technique. C’est ce qui s’appelle s’exposer, non ? Tourné plus ou moins en dérision par l’opinion sociale – pour preuve les commentaires caricaturaux entourant sa disparition –, trop souvent présenté comme l’archétype de la figure mondaine de l’homme de lettres enfermé dans Saint-Germain-des-Prés, Sollers est en réalité, de tous les écrivains français, celui qui a fait exploser les limites dans lesquelles végétait, et végète plus que jamais, le roman national. Accusé de frivolité, taxé de superficialité, personne ne s’est plus sérieusement mis en danger, Sollers s’abandonnant sans réserve à cette expérience des limites consistant à propager la dérégulation en cours à toute la question du langage. C’est le mot prodigieux de Picasso, faussement simpliste, quand on lui demande à la télévision de justifier ses plus grands tableaux : « C’est fait avec les intentions du moment. » Mais qui est capable de voir clair dans les intentions du moment ? Quel médium fulgurant ?

Au moment de se lancer dans l’écriture de Paradis, Sollers tente depuis plusieurs livres de dégager le concert invisible des voix en rétention dans un espace social progressivement homogénéisé par la technologie. Y aurait-il un don électronique des langues ? Hypothèse folle… Mais qui se trouve déjà, si on réfléchit, chez le dernier Céline, celui qui se présente en rival du temps réel de la radio. Sollers, à l’époque où il écrit Paradis, fait souvent référence au Télex. C’est bien une question de fréquence, de nouvelle impulsion dans l’acheminement du message, de bande passante… Le Télex, c’est la cataracte des langues, mais fondamentalement impensée. En intégrant par avance, dans cette vertigineuse machine à recycler qu’est Paradis, le bug du Verbe, Sollers invente l’écriture en réseau portée par une sorte de sténo incantatoire.

En renouvelant l’usage de la citation, il invente le copié-collé, c’est-à-dire le prélèvement spontané. En précipitant le lecteur dans un tourbillon de données contradictoires, il conçoit une espèce de scrolling réveillé, de narration virale. C’est particulièrement sensible lu en 2023 : chaque séquence de Paradis s’apparente à un affolement vidéo de signes linguistiques, l’élaboration d’un dogme en particules accélérées. Le langage poussé à ce degré de débordement et d’instabilité doit aboutir à une libération de toute intention de montage, comme de toute volonté subjective d’écriture, comme de toute hiérarchie indissociable de la matière imprimée.

En résumé, et c’est vertigineux, Sollers sort le lecteur de « la galaxie Gutenberg » pour le faire entrer directement dans ce qu’on pourrait appeler « la galaxie Steve Jobs ». Ce monde, le nôtre, l’auteur de Paradis l’annonce et le traverse victorieusement. Il y va, me semble-t-il, de sa découverte de Céline. Disons, de l’autre Céline. On mesure très bien cette construction à l’œuvre dans ses lettres à Dominique Rolin autour des années 60-70 : Sollers sort Céline de l’ornière fortement teintée politiquement du Voyage, de Mort à crédit, et a fortiori des pamphlets. Pourquoi ? Pour en faire le premier romancier de l’ère atomique, tout simplement. Le premier conscient de cette vocation ultime de la littérature à constituer un réservoir de sons fondamentaux – ce qu’il faudrait appeler, et je pèse mes mots, une bible de sons. Le premier à faire sentir que plus la catastrophe se déploie, plus elle est incluse dans le principe même de la comédie. Cela va bien plus loin qu’un enjeu sur la ponctuation, que l’utilisation des trois points qui caractérisera la composition de Femmes. À mon sens, le moment où Sollers comprend que Céline est le premier écrivain à faire entendre cette dimension acoustique du français en fonction d’un monde en pleine dérégulation apocalyptique, il tient Paradis : soit le premier roman de dimension planétaire ! Le traitement de l’information a changé, il est devenu simultané, satellisé ? Sensible à l’événement esthétique que représente l’invention de la radio, Céline intègre cette transformation du récit historique, cette accélération, cette déspatialisation ; et si Sollers est le seul à le pressentir en lisant la trilogie allemande, c’est évidemment parce que cela rejoint sa propre révélation. Dans son cas, elle est liée à ces postes de radios ultra-performants abandonnés par l’officier allemand qui occupait sa maison, à Bordeaux, durant la guerre ; et leur appropriation par son mélomane de père captant grâce à ces machines hyper-puissantes les concerts de toute la planète. Une sorte de lecture musicale du monde initiant le fils à la magie du son comme traversée de l’enfer. Un même appareil au service de la diffusion du nazisme et de Mozart. Une telle anecdote ne pouvait que conduire l’enfant Sollers à prêter à la technique une oreille bienveillante, non ? Et plus tard, l’écrivain Sollers à méditer le geste de Céline. À travers cette lecture proprement révolutionnaire de l’auteur de Féérie pour une autre fois, Sollers pense ensemble, et l’irréalité des carnages, c’est-à-dire le mensonge de masse de la représentation ; et la substance souveraine du son, le salut global par le son, c’est-dire par la voix : l’irréductibilité de la voix.

Alors d’où vient-elle, cette voix ? De la curieuse solitude d’une oreille animée, c’est évident. Au même titre que celle de Céline, rappelons que l’oreille de Sollers relève d’une perturbation de l’audition particulièrement aiguë, en raison d’otites à répétition. Qu’est-ce qu’une voix puisée à même l’intensité déchirante de l’écoute ? La réponse est dans Paradis, bien sûr, après l’impulsion de Lois. Sollers ayant écrit en partie Paradis à New York, cela signifie que la langue de son environnement sonore quotidien est alors l’anglais. C’est loin d’être un détail. Quand on pense à la dimension phonique, et donc scénique, de l’anglais : la langue de Shakespeare ! New-York se dresse au milieu de Paradis (puis, dans la foulée, de Femmes) dans toute sa verticalité. Paradis, en somme, est un livre debout. Mais New York, dans les années 70, c’est aussi la naissance du rap. L’année de naissance officielle du Hip-hop ? 1974, précisément celle où débute l’écriture de Paradis. Le rap a beau être aux antipodes de la culture classique de Sollers, quelque chose de ce théâtre de la cruauté urbaine a dû jouer, passer par les ondes, traverser le flux de la ville… un rythme oral tramé à même le tissu vivant de cette mégapole. Les rappeurs sont à l’origine des troubadours métropolitains mélangeant la tragédie sociale et la farce dans une avalanche de mots. L’invention du rap est un putsch carnavalesque. C’est le retour de la grande joute : le retour du Moyen âge en pleine saturation électronique ! Dans Vision à New York, Sollers, progressant dans la création de Paradis, évoque l’urgence à rassembler « toutes les formes, y compris les plus anciennes, les plus folkloriques, ouvrant sur une scène tout à fait primordiale ». Et il ajoute : « La littérature s’avère beaucoup plus pensable en termes de théâtre, de mouvement, qu’en termes de surface linguistique. » En avance sur le tournant de la planète, New York joue le rôle d’une stimulation rythmique propulsant la voix face à l’agression inédite des dimensions américaines. Cette voix qui en créant le monde, selon le pari de Paradis, a creusé un infranchissable fossé entre le jeu et le réalisme de l’espèce reproductible.

1980 : enregistrement intégral sur cassettes de Paradis 1 et 2 [cf. Sollers au paradis A.G. ]. Pour ce faire, Sollers invente une diction, un débit, un flow… Un opéra mutant. Avec cette performance littéraire sans équivalent, Sollers est vraiment dans le rôle du MC : le maître de cérémonie. MC Sollers ! La prédication est du reste une influence que Sollers revendique pour sa fresque sonore. C’est le martellement épique de la voix, l’attitude psalmodique qu’on retrouve chez les rappeurs noirs- américains à travers l’imprégnation biblique. Ce que La Bruyère nomme « le métier de la parole ». À ceci près que le prédicateur est ici ouvertement dévergondé, magicien de l’obscénité mélodieuse. La structure de Paradis est précisément conçue comme une sorte d’arche hertzienne qui rafle tout, parce qu’elle peut tout accueillir, parce qu’elle peut tout traiter : tout sampler. Tout, jusqu’aux tréfonds de la névrose sexuelle et l’avenir, en l’occurrence marchand, de son illusion. De cette illusion qui n’en est pas moins d’une grande violence, Lois comme préambule explosif à Paradis, puis Femmes, offrent tous trois une coupe transversale inconnue de l’histoire de la pensée.

Il faut imaginer, au même moment, les préoccupations des romanciers nationaux, leur modestie, leur timidité. Leur enfermement. Une fois pour toutes, il y a un monde entre Sollers, dont le clavier va en somme du clavecin à l’ordinateur, et la production littéraire de son temps, y compris quand elle se veut avant-gardiste. Sollers ne s’est pas réfugié dans une forme expérimentale pour dissimuler je ne sais quelles tares syntaxiques, il peut à tout moment, ainsi qu’il l’écrit dans Femmes, « s’abandonner à ses qualités classiques » (pour preuve les sublimes descriptions de Bordeaux, ou tout simplement du vin, dans Portrait du joueur). Une avance qui lui aura permis de dépasser à long terme les audaces rigides du nouveau roman ; mais aussi, dans la foulée, de dater l’usage somptueux mais figé de la bibliothèque de littérateurs bloqués au XIXe siècle. Une punchline tirée de Paradis 2 ? « déjà hollywood dans l’éden les télés poisons dans les veines. »

Thomas A Ravier , diacritik, 30 mai 2023.

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