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Le Paradis de Dante, traduit par Danièle Robert

Nouvelle vidéo d’octobre 2020.

D 20 octobre 2020     A par Albert Gauvin - Danièle ROBERT - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Danièle Robert m’informe que sa traduction de « La Divine Comédie paraîtra en un seul volume (mais en français seulement) dans la collection de poche "Babel" d’Actes Sud, dès le mois de mars », avec une nouvelle préface et une bibliographie augmentée. « L’année 2021 s’annonce intense ». En attendant, vous pouvez lire ci-joint la belle note de lecture d’Yves Boudier, La gloire de Celui par qui tout est mû, sur la traduction du Paradis et regarder cette toute nouvelle vidéo.


Après la traduction de l’Enfer en 2016, puis du Purgatoire en 2018, dont j’ai rendu compte en son temps [1], voici la traduction, par Danièle Robert, du Paradis de La Divine Comédie de Dante, en principe dès demain 4 mars en librairie. J’attendais avec impatience, comme vous sans doute, cette traduction du Paradis. Eh bien, si l’on se souvient que Dante situe le début du Chant I du Paradis le jeudi de Pâques 14 avril 1300 dans la matinée pour nous emmener, du Chant XXX au Chant XXXIII, dans l’Empyrée, « hors-temps hors-espace », voilà l’événement, 720 ans plus tard, à un mois de Pâques 2020, en plein Carême... Le Paradis (et pas seulement l’enfer coranoviral) est là, à portée de main (pour qui sait lire) ! Je ne manquerai pas de compléter ce dossier avec les interventions de Danièle Robert et les critiques des happy few, lecteurs de Dante, s’il en reste. Signalons dès maintenant que Danièle Robert sera présente à la Librairie Actes sud, à Arles, le samedi 7 mars 2020 à 11h30, et à la Maison de la Poésie, à Paris, le mardi 17 mars, à 21h, pour présenter sa traduction dans le cadre du Printemps des Poètes (annulée).

PARUTION EN LIBRAIRIE LE 4 MARS 2020

Cette nouvelle traduction de La Divine Comédie prend en compte, dans notre langue, l’intégralité de la structure élaborée par Dante, avec au cœur de celle-ci, la terza rima, alliée à la terzina. Avec Paradis, Dante aborde l’ultime partie du voyage avec Béatrice pour accomplir sa mission : donner à lire, à ses contemporains et à la postérité, le "poème sacré". S’embarquant vers les neuf ciels qui le conduiront jusqu’à l’Empyrée, il entre dans la connaissance d’un au-delà (du monde terrestre / de la pesanteur / du temps / du langage) où tout est aboli : actes du corps, rêve, temps et espace, paysages, figures humaines (devenues lumières chantantes, tourbillonnantes). Rien n’importe plus, sinon la "connaissance du vrai", l’un des pivots de la pensée dantesque. Hormis quelques éléments de langage articulé, les bienheureux rencontrés dans ces parages inédits manifestent leurs sentiments ou émotions en accroissant leur luminosité et en tournant sur eux-mêmes à grande vitesse, dessinant autour de Dante des rondes identiques à celles que forment les chœurs angéliques et les ciels autour du Point lumineux dont "dépendent le ciel et toute la nature". Trois symboles — le point, la ligne, le cercle — se retrouvent à chaque étape de l’ascension, conduisant vers la contemplation de la cité céleste et de son plus beau fleuron, la rose mystique, où Béatrice reprend position. La distance infinie qui sépare l’amant de l’aimée ne provoque plus chez Dante ni angoisse ni tristesse : en de tels lieux, la notion d’éloignement ou de proximité est abolie.
C’est à saint Bernard qu’est confiée la mission d’ouvrir Dante à la vision de Marie. À la symétrie des cercles concentriques qui ont fait descendre Dante et Virgile vers le point où se trouve Lucifer puis de ceux qui les ont fait remonter vers !’Éden, s’oppose à présent un mouvement inversé dans lequel tournent sphères, anges et bienheureux cependant que Dante suit une trajectoire qui, telle une flèche, traverse chaque cercle, jusqu’à se fondre dans le ciel de feu, point absolu de lumière.
Une expérience à ce point hors du commun, "divine", requiert le déploiement de toutes les ressources du langage, si bien que Paradis regorge de formes neuves destinées à en rendre compte. Grâce à ces procédés poétiques aussi sophistiqués qu’envoûtants, le lecteur entre dans le cercle qui embrasse tous les cercles, pour, dans le mouvement de leur rotation incessante, participer à une expérience de l’éternité dont l’intensité n’a que peu d’exemples et que Danièle Robert réussit magnifiquement, entre brio, empathie et rigueur, à restituer pour mieux nous faire prendre la mesure de l’invention extraordinaire que constitue l’œuvre de Dante (dont le 700e anniversaire de la mort sera fastueusement célébré en 2021).

Poète, écrivain et homme politique, Dante Alighieri est né en 1265 à Florence et mort le 14 septembre 1321 à Ravenne. Fondateur de la langue italienne moderne, il est l’auteur de la célèbre Divine Comédie, mais également de traités (sur l’éloquence, la monarchie, etc. et de nombreux poèmes dont le grand recueil qu’est la Vita Nova.

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La préface de Danièle Robert

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DANTE ALIGHIERI
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PARADIS

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LA DIVINE COMÉDIE

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Traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert [2]

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Édition bilingue

pour Anne Cauquelin

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O SOMMA LUCE
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Le livre est une sorte d’éventail qui montre ou dissimule,
au fur et à mesure, chacune des séquences. Il repose d’ailleurs,
dans son ensemble, sur deux vers ultimes, celui de la première page
et celui de la dernière.
Claude Royet-Journoud

Après avoir bu l’eau de l’Eunoé, Dante, “régénéré comme pousses florales” (Purgatoire, XXXIII, v. 143), est prêt à aborder l’ultime partie du voyage avec Béatrice et à accomplir la mission – “je parlerai des choses que j’ai vues” (Enfer, I, v. 9) – qui lui a été plusieurs fois rappelée et le lui sera encore : mettre des mots sur son expérience lorsqu’il retournera dans le monde terrestre, donner à lire à ses contemporains et à la postérité le “poème sacré”. Conscient du caractère exceptionnel de l’entreprise : “Sur l’eau que j’emprunte jamais nul ne vint” (Paradis, II, v. 7) et des limites du langage humain pour pouvoir en rendre compte, il fait appel à Apollon et requiert en outre l’appui de Minerve et des Muses avant de s’embarquer vers les neuf ciels qui le conduiront jusqu’à l’Empyrée. Alors que le dernier voyage d’Ulysse – “nous fîmes, poupe tournée vers l’orient, / de nos rames des ailes en vol de folie” (Enfer, XXVI, v. 124-125) – s’était terminé par le naufrage et la mort de celui-ci, c’est à une série de découvertes inouïes que Dante est convié, et à la promesse d’un trasumanar [3] auquel le héros d’Homère, sans la Grâce liée à l’Amour, n’a pu accéder [4]. En effet, son désir irrépressible d’atteindre “vertu et connaissance” en explorant le monde au-delà de ses confins a été violemment sanctionné devant la montagne du purgatoire du fait de sa curiosité présomptueuse, du goût de l’hybris plus encore que de sa tendance à la ruse ; un désir effréné de transgression dont s’est aussi rendu coupable le premier homme, Adam, qui le dit clairement au chant XXVI du Paradis – dont la correspondance avec le chant XXVI de l’Enfer n’est certainement pas due au hasard :

Or, mon fils, la raison d’un exil si long
ne fut pas cet arbre auquel j’ai goûté
mais de la limite la violation.

(XXVI, v. 115-117)

Dante, qui fait d’Ulysse son double négatif, a effectué au cours des deux premières cantiche une grande partie de l’expérience entreprise et s’apprête à en franchir l’étape finale, non la moindre ; il va entrer dans la connaissance d’un au- delà du monde terrestre et de la pesanteur, d’un au-delà du temps, d’un au-delà du langage parce qu’il a déjà accompli sur lui-même une métamorphose qui lui permet de “transhumaner”.
Il n’a déjà plus d’ombre puisqu’il n’y a ici ni lever ni coucher du soleil ; le passage d’un ciel à l’autre ne se fait pas par un acte du corps mais du regard, et ne se déroule ni en rêve (le temps du sommeil n’existe plus) ni en état de pleine conscience car les déplacements se font presque sans que le voyageur s’en aperçoive, dans la fulgurance d’un espace-temps étranger au monde d’en bas ; nul paysage ne se présente à ses yeux sinon l’immensité des ciels, nulle figure humaine mais des lumières dansantes, chantantes, tourbillonnantes à travers lesquelles il découvre les voix et les corps diaphanes des âmes venues l’accueillir pour répondre à ses questions.
C’est évidemment par et avec Béatrice, “celle qui emparadise mon esprit” (XXVIII, v. 3), qu’il effectue la traversée de chaque ciel et c’est par ses yeux qu’il accède à l’autre dimension qui ouvre à la connaissance du vrai :

ainsi son acte, par ses yeux insufflé
dans mon imaginaire, devint le mien
et je fixai le Soleil comme jamais.

(I, v. 52-54)

Gianfranco Contini a brillamment analysé la notion de “vrai” dans l’œuvre, son emploi fréquent soit en tant que substantif soit en tant qu’adjectif, le passage “du vrai moral au vrai théorétique [5]”, et a souligné le fait que le terme est l’un des pivots de la pensée dantesque, le voyage intérieur que représente la Comédie ayant pour objet la quête du vrai.

Béatrice assume la médiation essentielle entre le regard du poète et la vérité vers laquelle il tend :

comme on voit la flamme d’un chandelier
dans un miroir, derrière soi brillant,
avant de l’avoir vue ou supposée,

comme pour voir si le reflètement
dit vrai, on se tourne et voit qu’il s’unit
à lui comme à sa mesure le chant,

ma mémoire se souvient que je fis
de même, me plongeant dans les beaux yeux
d’où vint la corde dont Amour me saisit.

(XXVIII, v. 4-12)

Par cette fonction spéculaire, Béatrice reprend le rôle de guide laissé par Virgile, répond au “désir du pourquoi” dont Dante se dit de plus en plus “enflammé” et lève ses doutes les uns après les autres, lui faisant démêler le vrai du faux non sans lui enjoindre à un certain moment de ne pas garder constamment les yeux fixés sur elle mais d’être plus attentif aux voix des âmes bienheureuses qui l’entourent et l’invitent à entrer dans leur communion des saints, car elles doivent, elles aussi, l’accompagner dans sa montée vers la lumière.
Et, de fait, chacune des rencontres se fait à partir d’un groupe d’âmes d’où se détache un individu qui répond au questionnement de Dante puis retourne à sa place, tel son aïeul Cacciaguida – qualifié de “miroir bienheureux” – qui, au début du chant XV, descend de l’un des bras de la croix apparue à la fin du chant précédent et, après que toutes les âmes dont elle est sertie ont fait silence, vient éclairer son descendant d’une part sur les événements historiques que ce dernier n’a pu connaître dans le détail, d’autre part sur l’avenir qui l’attend : son exil proche, la trahison de ses amis guelfes blancs, l’ingratitude de Florence mais aussi la générosité de quelques-uns – Bartolomeo della Scala et son frère Cangrande, par exemple, qui l’accueilleront chez eux.

*

Béatrice est donc, non seulement par ses yeux mais aussi son sourire, l’agent de la transformation progressive du poète dont l’appétit de savoir sans cesse aiguisé la comble de joie et la fait briller d’un éclat qui s’étend à tout ce qui l’entoure, comme on peut le voir dès leur entrée dans le ciel de Mercure :

Là, je vis ma dame à la joie si prête,
dans l’éclat de ce ciel sitôt entrée
qu’en fut plus lumineuse la planète.

Et si l’étoile sourit, ainsi changée,
qu’en fut-il donc pour moi qui par nature
suis si souvent apte à me transformer !

(V, v. 94-99)

Quant aux bienheureux, hormis le langage articulé dont ils se souviennent pour s’adresser à un mortel, ils manifestent leurs sentiments ou émotions en accroissant leur luminosité et en tournant sur eux-mêmes à grande vitesse, telles des toupies. Ce tournoiement et les rondes qu’ils dessinent autour de Dante entrent en résonance avec celles des chœurs angéliques et des ciels qui entourent le Point lumineux dont “dépendent le ciel et toute la nature”, ainsi que l’explique Béatrice ; les yeux de l’aimée deviennent alors de plus en plus scintillants, en harmonie avec l’intensité lumineuse des trois triades angéliques, dont la première forme “un triomphal rondeau” qui tend à se rapprocher le plus possible du Point où elle jouit de la vision du vrai ; la deuxième, quant à elle :

entonne un Hosanna perpétuel
selon trois mélodies où l’allégresse
résonne selon trois motifs graduels.

(XXVIII, v. 118-120)

À la vision de tous leurs mouvements de rotation s’ajoute ainsi un chant polyphonique selon une architecture “organale [6]”, la troisième triade venant parachever l’ensemble dans une atmosphère jubilatoire. De plus, l’élan joyeux des neuf chœurs angéliques vers l’Un – le Point immobile qui les contient tous – dessine une verticalité dont Béatrice révèle la parfaite cohérence :

Tous ces ordres vers le haut sont rivés
et si influents vers le bas que vers Dieu
ils entraînent tous et tous sont entraînés.

(XXVIII, v. 127-129)

Les trois figures du point, de la ligne et du cercle se retrouvent à chaque étape de l’ascension, notamment sous la forme de trois symboles avec, de l’un à l’autre, des variations subtiles au sein de l’analogie. C’est d’abord, à l’entrée dans le ciel de Mars, la vision de la croix qui partage en quatre quartiers le cercle dans lequel elle s’inscrit et au centre de laquelle resplendit l’image du Christ ; c’est de l’une de ses branches serties de nombreuses lumières que se glisse jusqu’à son pied le trisaïeul de Dante, Cacciaguida, que celui-ci qualifie de “vivante topaze” contenue dans le “précieux joyau” que représente la croix. On reconnaît là les trois formes : le visage du Christ au centre, la ligne verticale de la croix coupée d’une ligne horizontale, et le cercle fixe qui leur sert d’écrin ; à quoi s’ajoute le chant des bienheureux, constamment présent :

émanant des lumières qu’alors je vis,
une mélodie envahissait la croix
et, sans connaître l’hymne, je fus ravi.

(XIV, v. 121-123)

Et Dante avoue alors en avoir été transporté au point d’oublier un instant de se tourner vers Béatrice. Cette vision, suivie d’une longue conversation avec Cacciaguida, se termine par la présentation de personnages qui se sont illustrés en combattant pour leur foi, ceci après l’évocation par l’aïeul de la haute figure de Bartolomeo della Scala au moyen d’une périphrase qui le désigne par son origine et le blason de sa famille : le “grand Lombard / qui sur l’échelle porte le saint oiseau” (XVII, v. 71-72). Ainsi sont annoncés deux autres symboles, l’Aigle et l’échelle, qui apparaîtront dans les chants suivants.

*

C’est dans le ciel de Jupiter que se situe le premier des deux ; il se dessine à partir d’une scène au cours de laquelle les âmes scintillantes des bienheureux, comparées à des oiseaux, créent en voletant des lettres puis des mots dans lesquels elles prennent forme, au rythme de leurs rondes et de leur chant. Le cinquième et dernier des mots ainsi dessinés – qui composent le premier verset du Livre de la Sagesse (DILIGITE IUSTICIAM, QUI IUDICATIS TERRAM) – se termine par un M gothique qui se métamorphose à son tour en fleur de lys stylisée pour devenir progressivement l’Aigle héraldique (emblème de la puissance romaine, de la liberté et de la justice) dont le bec s’exprime dans un jeu de répons avec les âmes qui l’entourent ; il invite ensuite Dante à se concentrer sur son œil, point le plus lumineux de son corps, ainsi que sur l’arc de son sourcil, ligne courbe qui épouse la forme de l’œil et où sont disposées les figures de monarques ou d’âmes de justes ; et c’est du silence alors observé par les anges que jaillit la voix de l’Aigle :

Quand les joyaux précieux et scintillants
dont la sixième lumière s’émaillait
firent taire les angéliques accents,

je crus entendre un ruisseau murmurer
qui clair descend de caillou en caillou,
montrant ce qui déferle de son sommet.

Et comme le son se dessine au cou
de la cithare, et comme l’air soufflé
pénètre en la musette par un trou,

ainsi, sans plus d’attente ni délai,
le long du cou de l’Aigle se produisit
ce murmure, comme d’un col percé.

Il devint alors une voix qui jaillit
de son bec en paroles articulées
qu’attendait mon cœur où je les inscrivis.

(XX, v. 16-30)

Fascinant passage du murmure produit par des eaux naturelles à celui du son émis par un instrument de musique – dont le “cou” évoque déjà un être vivant – pour devenir ensuite parole humaine : vers d’une extraordinaire intensité poétique. Et le mouvement descendant puis ascendant de la voix le long du cou de l’Aigle dessine à son tour une verticalité que l’on retrouve dans le symbole suivant dès l’arrivée au ciel de Saturne, palier important dans la montée vers l’Empyrée ; c’est en effet le dernier des ciels liés aux planètes – où les âmes des personnages se caractérisaient par l’action qu’ils avaient menée durant leur vie terrestre – et l’on entre alors dans une nouvelle dimension : l’espace-temps des contemplatifs qui peuplent le ciel Étoilé et le Cristallin avant de parvenir à la contemplation absolue.
Or, ce septième ciel est entièrement privé de sons, ce qui constitue une rupture surprenante pour qui ignorerait que l’on se trouve dans la sphère des êtres qui se sont volontairement détachés des soucis du monde et ne sont plus que tendus vers la lumière de la Vérité ; et à cette rupture s’ajoute le fait que Béatrice, pour la première fois, ne sourit pas et explique à Dante qu’il n’est pas encore capable de soutenir l’éclat de son sourire, désormais si proche de la lumière divine. C’est donc dans le silence qu’apparaît la troisième vision, empruntée à la Bible et très souvent reprise par les Pères de l’Église : celle d’une échelle d’or s’élevant à une hauteur vertigineuse et inlassablement parcourue par de multiples lumières :

Je vis aussi descendre par ses degrés
tant de splendeurs que je crus que du Ciel
chaque lumière par là se répandait.

Et comme, selon leurs mœurs naturelles,
les corneilles s’ébrouent, au lever du jour,
pour réchauffer les plumes de leurs ailes,

tandis que d’autres partent sans retour,
que d’autres vont là d’où elles sont parties,
et d’autres, tournant, restent en leur séjour,

il m’apparut qu’il en était ainsi
dans ce scintillement qui de tous vint
jusqu’à ce qu’un certain point il atteignît.

(XXI, v. 31-42)

Pour que la vision des “splendeurs” qui se meuvent le long de cette échelle soit accessible à l’imagination du lecteur, Dante fait appel, comme auparavant pour l’Aigle héraldique, à la comparaison avec le monde des oiseaux et choisit alors le vol des corneilles, selon un triple mouvement qu’il décrit avec une méticuleuse précision : ainsi pouvons-nous visualiser la montée et la descente des lumières, le tournoiement qu’elles effectuent sur elles-mêmes et la fixation de certaines en un point de l’échelle pour scintiller plus intensément.

*

Ces trois symboles étroitement liés, tant sur le plan formel que métaphorique et anagogique, ont pour fonction de nous conduire avec Dante acteur, par étapes et dans un même élan, vers la contemplation de la cité céleste et de son plus beau fleuron : In forma dunque di candida rosa (“Ainsi, en forme de rose immaculée” – XXXI, v. 1). Et l’on retrouve dans la description de la fleur, de ses pétales et feuilles comme autant de bancs ou gradins entourant le cœur : une image d’immobilité d’une part, celle des sages de la “glorieuse humanité”, et le tournoiement constant, d’autre part, des intelligences angéliques qui descendent vers les pétales les plus éloignés du cœur en battant des ailes et chantant puis remontent dans une symphonie de blanc, de rouge et d’or. De même qu’au chant XXX du Purgatoire Dante cherchait des yeux Virgile qui venait de le quitter, laissant place à la venue de Béatrice, ici saint Bernard se substitue à celle-ci et dirige le regard de Dante vers elle, qui a repris sa position dans la rose :

De la région d’en haut qui le plus tonne
nul œil mortel n’est aussi éloigné,
quelle que soit la mer où l’on s’abandonne,

que de ma vue Béatrice n’était ;
mais cela ne m’importait pas car sur moi
son image sans médiation descendait.

(XXXI, v. 73-78)

Et si la distance infinie qui sépare l’amant de l’aimée ne provoque en lui ni angoisse ni tristesse, c’est qu’il est conscient d’être désormais dans une éternité où la notion d’éloignement ou de proximité est abolie, comme il l’affirme dans le dernier vers : l’“image” de Béatrice descendant “sans médiation” sur lui [7] l’incite à faire remonter vers elle une ultime prière, et elle le gratifie d’un dernier sourire et d’un dernier regard avant de se tourner définitivement vers le Point lumineux. Bien des siècles plus tard, Arthur Rimbaud écrira : “Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil.” C’est déjà ce que suggèrent ces deux terzine.
C’est donc à saint Bernard qu’est confiée la mission d’ouvrir Dante à la vision de Marie (à qui il adresse au début du chant XXXIII la prière qui autorisera Dante à “s’élever / encore plus haut vers l’Ultime Salut” – v. 26-27). Et la dernière comparaison qui marque la fin du poème est celle d’une “roue uniformément mue”, puissante relance du mouvement au sein même de la contemplation immobile et silencieuse, entrée dans l’éternité de l’Amour.
On le voit, la structure du Paradis repose en grande partie sur ce leitmotiv des trois figures géométriques qui caractérisent également celle des deux premières cantiche ; mais à la symétrie des cercles concentriques qui, dans la première, font descendre Dante et Virgile vers le point où se trouve Lucifer – négation de la lumière – et de ceux qui, dans la deuxième, les font remonter vers l’éden – lumière d’avant la chute – s’oppose un mouvement inversé dans lequel ce sont les sphères, les anges, les bienheureux qui tournent, montent et descendent cependant que Dante suit une trajectoire en constante ligne droite qui traverse chaque cercle, telle une flèche, jusqu’à se fondre dans le ciel de feu, point absolu de lumière.

*

J’ai été dans le ciel qui le plus prend
de sa lumière, et j’ai vu ce que dire
ne sait ni ne peut qui de là-haut descend ;

parce qu’en approchant de son désir,
notre intellect en lui s’immerge tant
que la mémoire ne peut rien retenir.

Ce que du royaume saint, cependant,
j’ai pu comme un trésor mémoriser
va être la matière de mon chant.

(I, v. 4-12)

Comment dire ce qu’on a vu, exprimer l’inexprimable ? Comment traduire une expérience intime, incomparable, en termes aptes à la transmettre à ceux qui ne l’ont pas vécue ? Ce sentiment d’impossibilité dû au caractère unique, irremplaçable de l’expérience intérieure est présent dès le premier chant du Paradis, où Dante met l’accent moins sur la faiblesse du langage que sur celle de la mémoire, submergée par l’afflux de lumière qui éblouit le poète en le transformant. Et tout en insistant fréquemment sur son incapacité à être à la hauteur de son sujet, tout en s’inquiétant des insuffisances de son imaginaire, tout en ayant le sentiment de ne pouvoir que donner “l’ombre” de ce qui lui est apparu aussi clairement, il sait qu’il possède l’outil qui seul peut lui permettre cette tentative inouïe : la parole poétique ; et il l’affirme une dernière fois à la toute fin de la cantica :

Ô sublime clarté, qui dépasses tant
les concepts mortels, concède à ma pensée
encore un peu de ton être apparent,

fais que ma langue soit éloquente assez
pour qu’une étincelle à peine de ta gloire
aux peuples futurs elle puisse laisser ;

car à faire retour sur ma mémoire,
à faire quelque peu résonner mes vers,
on concevra d’autant plus ta victoire.

(XXXIII, v. 67-75)

Pour une expérience hors du commun comme celle-ci, il faut donc déployer toutes les ressources du langage et le recréer à chaque pas ; on a vu que c’est ce qui a été mis en œuvre dès la première cantica et s’est poursuivi tout au long du voyage. Avec le Paradis, l’expérience atteint son plus haut degré et l’on assiste à une démultiplication des formes novatrices destinées à en rendre compte ; tels, entre autres, les néologismes, dont certains appartiennent déjà, au Moyen Âge, à la langue religieuse (alleluiare, osannare, sempiternare), mais dont la plus grande partie est créée par Dante, à partir de l’ombrien ou du toscan, et surtout du latin. Ce sont, par exemple, les verbes construits avec le préfixe tras- qui marquent la transformation, la métamorphose ou encore la traversée : trasumanar, trasmodarsi, trascolorar, ou, beaucoup plus souvent, avec le préfixe in- ; ceux-ci, pour leur part, indiquent la pénétration, l’interpénétration, la démultiplication : s’inventra, s’inmilla, s’inciela, s’interna, m’imparadisa, s’infutura, s’invera, etc. Et, ainsi que le fait remarquer Gianfranco Contini, c’est presque systématiquement à la rime qu’ils apparaissent, sans doute pour répondre à la contrainte que Dante s’est fixée mais, bien au-delà de cette contingence – et c’est là son génie –, pour faire que l’inexprimable soit exprimé, que ce que l’on croyait indicible soit dit, que l’ineffable soit perceptible par l’écriture poétique.
Ainsi trouve-t-on, au chant XXXI, cette terzina qui décrit la foule des anges entourant la rose mystique dans laquelle deux néologismes verbaux se font écho et subliment la comparai- son, celle-ci faisant appel non seulement à l’imaginaire du lecteur par le mouvement de la scène décrite, à son oreille par les sonorités qui, à l’intérieur de la terzina, donnent à entendre le bruissement des abeilles butinant, mais aussi à son odorat :

sì come schiera d’ape che s’infiora
una fïata e una si ritorna
là dove suo laboro s’insapora

(XXXI, v. 7-9)

comme un essaim d’abeilles qui s’enfleure
de-ci de-là pour soudain retourner
au lieu où tout son labeur s’ensaveure

Ailleurs encore, on rencontre des vers dont la concision et la parfaite symétrie sont pour le traducteur (comme dans l’exemple précédent) une invitation à exercer à son tour sa créativité afin d’être au plus près du texte ; je n’en donnerai qu’un exemple dans lequel se trouvent deux néologismes particulièrement audacieux qui fonctionnent comme en miroir à l’intérieur d’un même vers :

s’io m’intuassi, come tu t’inmii.
(IX, v. 81)

si j’étais dans l’en-toi comme toi dans l’en-moi.

Nous possédons à ce sujet un très intéressant témoignage de l’Ottimo (pseudonyme probable d’Andrea Lancia, contemporain de Dante) : “Moi écrivain j’ai entendu dire à Dante que jamais la rime ne l’entraînait à dire autre chose que ce qu’il avait l’intention de dire mais que très souvent il faisait dire aux termes à la rime autre chose que ce qu’ils signifient habituellement [8].” Et nous avons de nombreux exemples, tout au long du poème, qui montrent à quel point la rime est un lieu privilégié de la création poétique dans la Divine Comédie, même s’il n’est pas le seul, les déplacements sémantiques ayant contribué, partout dans l’œuvre, à forger et enrichir la langue italienne. L’exemple le plus probant est celui de l’adjectif smarrito, dont on peut apprécier – si l’on est attentif – la polysémie à travers ses nombreuses occurrences, du chant I de l’Enfer jusqu’au chant XXXIII du Paradis.

*

La correspondance entre les trois cantiche et entre les différents chants a donc une importance considérable dans le dispositif pensé par Dante : ainsi, le premier vers du chant I du Paradis (“La gloire de Celui par qui tout est mû”) annonce le dernier du chant XXXIII (“l’Amour qui meut le Soleil et les étoiles”) et les deux chants dans leur ensemble entrent en parfaite résonance. Antonio Prete a souligné, dans un court texte consacré à ce dernier vers, le lien étroit qui unit cette cellule unique à la composition de l’ensemble : “Avec un seul vers, un poète peut montrer le double nœud qui le lie à son propre temps et à l’absence de temps, à l’événement possible et à l’impossible. En un vers, en un seul vers, un poète peut dévoiler son regard, susceptible de se tourner à la fois vers l’énigme de son propre ciel intérieur et vers le mouvement des constellations, vers la langue du « sentir » et du « souffrir » dont parlait Leopardi et vers « l’alphabet des astres » dont parlait Mallarmé. Et un vers, un seul vers, peut être le cristal où se reflètent les autres vers qui composent un texte. C’est pourquoi par un vers, par un seul vers, nous pouvons parvenir à l’écoute du poème tout entier [9].”
Cette harmonie architecturale et sonore se retrouve dans chaque comparaison ou métaphore, chaque unité rythmique ou rimique, chaque référence mythologique ou biblique, de sorte que le lecteur attentif est conduit à faire sans cesse retour sur le texte, à entrer dans le cercle qui embrasse tous les cercles présents dans l’œuvre et, par ce mouvement de rotation incessante, à participer quelque peu à l’expérience de l’éternité telle que l’a conçue Dante et qu’il nous propose de partager.
Et cette expérience, quelles que soient les convictions politiques, religieuses et philosophiques de chacun, est, sur le plan poétique, insurpassable.

Danièle Robert

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Danièle Robert. Photo Christian Tarting.

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Trasumanar significar per verba
non si poria ; però l’essemplo basti
a cui esperïenza grazia serba


Transhumaner ne pourrait par le verbe
s’expliquer ; mais l’exemple suffira
à qui la Grâce expérience réserve

Paradis, Chant I, v. 70-73.

Vous l’aurez remarqué, dans sa préface, Danièle Robert explique son choix de franciser les néologismes de Dante. Ainsi reprend-elle le souhait de Sollers de « respecter le néologisme » et le verbe transhumaner pour traduire le fameux trasumanar. Idem pour gioir s’insempra qu’elle traduit par jouir s’entoujourise (Sollers proposait toujouriser au lieu de s’éterniser « qui a pris malheureusement pour nous la couleur de l’ennui ») [10]. Ou : s’enfleure pour s’infiora, s’ensaveure pour s’insapora. Ou (plus audacieux encore) :

s’io m’intuassi, come tu t’inmii.
si j’étais dans l’en-toi comme toi dans l’en-moi.
(IX, v. 81)

C’est pourquoi je republie ici l’article qu’écrivit Sollers, en 1990, lors de la traduction du Paradis par Jacqueline Risset. Une manière, aussi bien, de rendre hommage à cette autre grande traductrice de Dante, décédée il y a cinq ans et demi (déjà ?), jour pour jour, le 3 septembre 2014. Au fait, pourquoi les deux dernières grandes traductrices de Dante sont-elles des femmes ?

Dante au paradis

par Philippe Sollers

Il peut exister plusieurs paradis, y compris ceux qui sont désormais les nôtres, les artificiels. Paradis réel veut dire : victoire sur le temps et la mort, perpétuité vivante, connaissance ultime. Tout le monde connaît l’enfer, sa lourdeur, sa répétition, la damnation d’être coincé dans un corps, l’absence d’issue, le mensonge. Mais le paradis ? Qui en parle encore ? Qui oserait y croire ? A quel prix ? Mieux vaut ne pas interroger sur ce sujet un théologien. Le pape lui-même ? On ne peut pas dire qu’il soit très prolixe sur ce sujet. Restent les universitaires qui nous parlent de Dante, comme s’il s’agissait d’une question de cours. Cependant, il n’est pas interdit d’aller droit au texte, de l’écouter, de le voir se déployer devant nous comme une construction grandiose. Le voici en français, simple, direct, sans manières. Pour quelle raison une jeune femme d’aujourd’hui a-t-elle passé tant d’années à vouloir nous le faire relire ? Mystère.

Le premier mot du Paradis de Dante est gloire. Le premier mot du dernier vers : l’amour. Entre les deux se déroule par séries d’accélérations fulgurantes le plus fabuleux voyage de tous les siècles, impliquant la transformation progressive de l’expérimentation. Nous sommes à Pâques, en 1300, mais aussi bien aujourd’hui si nous le voulons, tout est printemps, la prétention du cosmonaute intérieur est de donner le fin mot de Dieu, du désir, de l’univers, de l’histoire et de la jouissance malgré l’enfer permanent (notre faute) et le purgatoire lent (notre chance de salut).

Il s’agit d’atteindre le sommo piacer, la pointe extrême du plaisir et du savoir (l’un prouvant l’autre). Vous qui n’avez pas envie de comprendre parce que vous ne jouissez pas, n’entrez pas. Les mots qui — avec celui de mouvement — reviennent ici sans cesse sont : joie, délectation, bonheur, bien, fête, allégresse, rire. Une orgie sans fin, qui semble n’avoir rien d’humain. Dante appelle cet état : trasumanar. Il n’est pas question cependant d’"outrepasser l’humain" (comme nous le dit la traductrice), et encore moins d’arriver à une quelconque surhumanité, mais bien de passer à travers lui, sans cesse et de nouveau, pour vérifier à quel point il ne fait qu’un avec le divin.

Bien entendu, cela n’a de sens que dans la dimension de l’Incarnation et de tout ce qui s’ensuit. On n’est pas obligé d’accepter ces coordonnées. Mais si on les admet, alors la logique de l’ensemble se démontre dans ses plus profondes conséquences, là où (autre expression forgée par Dante) "gioir s’insempra". Là où la joie s’éternise ? Sans doute, mais "s’éterniser" a pris malheureusement pour nous la couleur de l’ennui. Dante dit : quand la joie se fait toujours, se transforme en toujours. L’adverbe devient verbe, comme si j’inventais le mot toujouriser. Joie d’amour dure toujours. On devrait chaque fois écouter Monteverdi en lisant Dante, l’insistance de sa musique sur semper (nunc et semper) [11].

Le Paradis est avant tout une expérience musicale intérieure sous ses masques amoureux, cosmologiques, historiques, religieux. Le spectacle que voit Dante, les vérités qu’il comprend, sont chaque fois, il insiste, des métaphores d’une autre réalité incommensurable avec laquelle, pour finir, il doit se confondre par-delà les images.

C’est aussi, très curieusement, une vendetta contre la "compagnie mauvaise, stupide, ingrate et toute folle" qui se sera dressée contre lui, ce qui nous vaut le vers célèbre, dernier aveu politique : "Il sera beau pour toi, alors, d’avoir fait un parti à toi seul."

Plus il monte, avec Béatrice, vers le Premier Mobile et l’Empyrée ; plus il approche du but et plus il est sûr de sa vengeance. Contre quoi ? Leitmotiv de la Divine Comédie : "La cupidité, qui noie les mortels sous elle." Marx, qui n’a jamais été marxiste, aimait Dante, et on espère ne pas trop compromettre ce chef-d’oeuvre en le rappelant.

Le paradis impose qu’on abandonne toute possession, et l’une des expressions les plus fortes se trouve sans doute au chant 14 : "De tout mon coeur, je m’offris en holocauste" (la récompense de grâce illuminante ne se fait pas attendre). Une seule erreur d’appréciation, et ce serait le masochisme mystique. Mais non, le paradis est démonstration et raison.

Raison perdue de la poésie ? Il reste à s’enchanter de ce grand texte du ciel, de son art des transmutations et des métamorphoses : les braises sont de la musique ; les lumières vivantes, des personnes et des chants ; un murmure de fleuve, une voix multiple et argumentée ; le feu et l’eau, les rayons et les étincelles, se changent en fleurs ou en pierres précieuses, topazes, saphirs, rubis. Tout converge vers la rose immense constellée de figures, vers l’énigme de la "Vierge, fille de son fils" (a-t-on jamais donné une définition aussi parfaite de l’inceste, "terme fixe d’un éternel dessein" ?

Les vers sont comme des cercles décrivant une roue, une horloge, dont le thème constant et varié est : encore, encore. Encore, toujours plus, jusqu’à la nervure intime de la Trinité ("O lumière éternelle qui seule en toi réside,/seule te pense, et par toi entendue,/et t’entendant, rit à toi-même, et t’aime.") Enfin tutoyée dans son fonctionnement intelligent et incompréhensible. La substance et les accidents se confondent dans un seul livre, un noeud (nodo), dont le récitant jouit (godo) du seul fait de le dire (dicendo questo). Nous sommes chez les anges, de façon ivre et distincte. Sacrée quadrature du cercle et "bien sans fin, qui n’a que soi pour mesure".

Philippe Sollers, Le Monde du 20.04.90.

Le Paradis de Dante. Troisième volet de la Divine Comédie,
édition bilingue, traduction, introduction
et notes de Jacqueline Risset, Flammarion, 366 p.

LIRE AUSSI : Jacqueline Risset - Dante, « outrepasser l’humain par les mots » et la « réponse » de Sollers : Philippe Sollers, « Transhumaner » [12].

La Dépense-Paradis

Poezibao propose une note de lecture, La Dépense-Paradis, signée Claude Minière, de la traduction du Paradis de la Divine Comédie de Dante, dernier opus de la monumentale traduction de Danièle Robert, troisième volume après Enfer et Purgatoire.

Pour faciliter l’enregistrement ou l’impression de cette note de lecture, celle-ci est ici proposée au format pdf à ouvrir d’un simple clic sur ce lien.

Claude Minière y compare la traduction de certains passages du Paradis par Danièle Robert avec celle de Jacqueline Risset. Marcelin Pleynet avait fait de même en 1996 à partir d’autres traductions (cf. Dante) écrivant : « Il faut dire, ce qui devrait aller de soi, que s’il peut y avoir de mauvaises traductions de Dante, il ne peut pas y en avoir de bonne. [...]] Il n’y a pas de bonne traduction. Il n’y a de traduction que celle qui donne accès au trait initialement formulé. La meilleure édition que l’on puisse lire de Dante est bilingue. » Ce qui, bien sûr, n’était pas une critique, mais un constat, toute traduction supposant une interprétation.

Le rire embrasé de l’étoile

Confiné, Yannick Haenel a lu la dernière traduction en français du Paradis de Dante, par Danièle Robert. Parce que cette période a nécessité d’inventer de nouveaux rapports avec le temps, avec la lecture et l’écriture, mais aussi en raison des particularités de l’œuvre, l’auteur de Tiens ferme ta couronne a été embarqué dans une expérience dont il raconte la difficulté. C’est depuis le lieu de cette difficulté qu’on lit le dernier trajet de La Divine Comédie, et peut-être cette difficulté donne-t-elle à entendre ce qu’on ne peut entendre qu’en écrivant à son tour. Yannick Haenel livre son témoignage dans En attendant Nadeau. LIRE ICI pdf


La tombe de Béatrice à la Casa di Dante de Florence.
Photo A.G., mai 2010. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Photo A. G., Florence, 7 mai 2010 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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CHANT XXXIII
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« Vierge Mère, fille de ton Fils,
humble et haute plus que créature,
terme arrêté d’un éternel conseil,

tu es celle qui as tant ennobli
notre nature humaine que son créateur
daigna se faire sa créature.

Dans ton ventre l’amour s’est rallumée
par la chaleur de qui, dans le calme éternel,
cette fleur ainsi est éclose.

(traduction Jacqueline Risset)


« Vierge Mère, toi fille de ton Fils,
humble et plus grande que toute créature,
de l’éternel dessein terme prescrit,

tu es celle qui l’humaine nature
as tant ennobli que son créateur
s’est fait de son plein gré sa créature.

Dans ton ventre s’est rallumée l’ardeur
de l’Amour qui, dans l’éternelle paix,
a permis l’éclosion de cette fleur.

(traduction Danièle Robert)

Que disait Sollers dans un entretien radiophonique sur « Dante à Florence », en 1978, en utilisant, comme Danièle Robert, le terme d’« éternel dessein » ?

Cette inscription a été placée sur la façade d’un immeuble qui est tout près du Dôme, et qui s’appelle l’Archiconfrérie de la Miséricorde. L’inscription a été placée en 1954. Un tout petit peu au dessous, il y a une plaque commémorative du 4 novembre 1966 d’une inondation de l’Arno qui est arrivé presque jusqu’à cette plaque, mais pas tout à fait jusqu’à cette plaque. Cet immeuble est donc en face du Campanile de Giotto et c’est le siège d’une fondation ambulancière. Nous sommes devant des ambulances qui vont partir à un moment ou un autre dans la ville pour chercher des malades. Les gens qui desservent cette fondation et qui vont conduire ces ambulances sont habillés d’un costume ancien, avec des chapelets à la ceinture. Elle doit dater du XIIIème siècle et elle est en plein fonctionnement aujourd’hui. A l’intérieur, il y a une petite chapelle avec au dessus de l’autel une della robbia en faïence bleue et blanche, une Vierge à l’enfant entourée d’anges et près de l’autel un Saint Sébastien et c’est là que Notre Dame de la Miséricorde est priée.
En lisant cet hymne que Dante met dans la bouche de Saint Bernard, on peut dire que rien n’est moins évident que la grande proposition initiale, non seulement « Vierge mère, fille de ton fils », mais celle qui suit tout de suite « terme fixe d’un éternel dessein ». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Eh bien, sans doute que l’humanité aura beau se reproduire et avoir l’impression en se multipliant qu’elle avance, qu’elle poursuit son cours alors que tout simplement elle se retrouve face au nouveau problème produit par sa multiplication et rien d’autre. Cela veut sans doute dire que rien n’est plus caché que cet éternel dessein, que rien n’est plus enfoui que la compréhension que nous pourrions avoir de ce terme fixe. Et ce terme fixe c’est ce qui change une mère en fille de son fils. Ou si vous préférez une femme, en fille de son fils qui devient son père. Le noeud que Dante noue là, c’est le noeud même qui va être redécouvert comme fondateur de toutes les pensées humaines par Freud. Finalement, tous les êtres vivants et parlants, tous les animaux parlants que nous sommes, sont pris dans ce noeud. Freud a appelé ça l’Oedipe, parce qu’il a pris sa référence dans Sophocle, dans la culture grecque, dans la tragédie grecque. Après tout, il aurait pu tout aussi bien se pencher sur la Divine Comédie et la prendre comme référence. Peut-être que cela aurait approfondi cette notion indiscutable de l’Oedipe. La différence entre Jocaste et Oedipe, c’est que la Vierge, mère fille de son fils ne se pend pas et que le Christ n’a pas à se crever les yeux pour disparaître dans une forêt mais qu’il ressuscite.
(cf. Dante à Florence et aussi Le Paradis... Capella Pazzi, Cloître de Santa Croce)

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EGALEMENT EN LIBRAIRIE LE 4 MARS 2020

OVIDE
Les Tristes
Les Pontiques

Traduit du latin, préfacé et annoté par Danièle Robert


Prix Jules-Janin de la traduction
de l’Académie française.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

En l’an 8 de notre ère, célèbre et adulé de tous, Ovide est forcé à l’exil par l’empereur Auguste. Sa destination est Tomes, sur les bords de la mer Noire — dont le nom antique est le Pont-Euxin —, le motif officiel de la sentence étant le caractère immoral de L’Art d’aimer, pourtant publié dix ans auparavant sans aucune difficulté. Ovide doit alors quitter sa famille, ses amis, ses biens , sa carrière de poète, et ne reviendra jamais à Rome : il mourra à Tomes à Pâge de soixante ans.
Durant près de dix ans, il écrira aux siens, à l’empereur (Auguste puis Tibère, sourds l’un et l’autre à ses appels) et ses lettres sont parmi les œuvres les plus poignantes que la littérature ait produites : d’abord Tristia (Les Tristes) puis Epistulae ex Ponto, ces dernières communément traduites par Les Pontiques. Cris de douleur, d’amour, de désespoir, de révolte, cris de prière voire de supplication à l’adresse d’un pouvoir inflexible, ces poèmes épistolaires parlent aujourd’hui à tous les êtres qui ont connu ou connaissent l’exil — qu’il soit directement imposé par le pouvoir ou rendu nécessaire pour préserver sa vie.
Ces deux recueils de lettres d’exil constituent, avec Les Héroïdes, un ensemble initialement publié par Actes Sud en 2006 pour lequel Danièle Robert — écrivain et traductrice d’Ovide, mais aussi de Catulle, Paul Auster, Guido Cavalcanti, et Dante — a obtenu le Prix Jules-Janin de l’Académie française. Respectueuse de leur prosodie, sa traduction révèle leur force : celle d’être nos parfaits contemporains — littéraires, émotionnels, et politiques.


[2Sauf mention contraire et hormis pour certains textes issus des Écritures, toutes les traductions du latin et de l’italien sont de ma main (DR).

[3Ce néologisme essentiel (cf. chant I, v. 70 et n. 12) ne signifie pas qu’il s’agit “d’outrepasser l’humain” – ainsi que le faisait remarquer Philippe Sollers : “Peut-on traduire par « outrepasser l’humain » ? Je voudrais que l’on dise « transhumaner ». Il faut respecter le néologisme. « Outrepasser » évoque l’outre-tombe. Il y a aussi quelque chose qui peut nous dispenser du fantasme du « surhomme ». Il ne s’agit pas de « surhumanité ». « Transhumaner », passer à travers l’humain, comme Dieu lui-même.” (Philippe Sollers, La Divine Comédie. Entretiens avec Benoît Chantre, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 337.)

[4Cf. Jean-Louis Poirier, Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse, préface de Vincent Carraud, Paris, Les Belles Lettres/essais, 2016.

[5Le terme “théorétique” prend ici son sens aristotélicien : “qui vise à la connaissance”. Cf. Gianfranco Contini, “Il canto XXVIII del Paradiso”, in Un’idea di Dante. Saggi danteschi [1970], Torino, Giulio Einaudi editore, coll. “Piccola Biblioteca Einaudi”, no 275, 1976, p. 192 sq.

[6Rappelons la définition que donne Paul Hillier de l’organum : “Une pièce écrite en style d’organum est tout entière portée par un mouvement continu que créent les cellules sonores « dansantes » des voix supérieures. En soubassement, se développent de longues plages de notes tenues qui ne changent que rarement et permettent au tissu polyphonique de s’ordonner au-dessus d’elles.” (Paul Hillier, “Pérotin”, texte de livret, traduit de l’anglais par Danièle Robert, du disque anthologique que le Hilliard Ensemble a majoritairement consacré à Pérotin le Grand (vers 1160- vers 1230) : Perotin, The Hilliard Ensemble directed by Paul Hillier, Munich, ECM “New Series”, ECM 1385, 1989, p. 29.)

[7Cf. la note 13 du chant XXVII, v. 74, qui explique le terme mezzo, employé à trois reprises par Dante dans son sens aristotélicien.

[8Cité par Gianfranco Contini dans Un’idea di Dante, op. cit., p. 202. On ne peut qu’admirer la subtilité du distinguo.

[9Antonio Prete, “L’amor che move il sole e l’altre stelle. Un verso”, doppiozero, https://www.doppiozero.com/rubriche/4177/201611/lamor- che-move-il-sole-e-laltre-stelle [mis en ligne le lundi 7 novembre 2016].

[10Danièle Robert cite Rimbaud : « Elle est retrouvée. — Quoi ? L’Éternité. C’est la mer allée avec le soleil. » On peut aussi penser à cette autre phrase du poète dans À une raison : « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. »

[11Dans La Divine Comédie. Entretien avec B. Chantre, D. de B., p.350-351, Sollers écrira en 2000 :

« De même que Vénus est encore dans toute sa force, de même la Bible est là dans toute sa rigueur et sa splendeur, dans cette « roue glorieuse » - magnifique invention -, « dove gioir s’insempra [là où la joie joue pour toujours. (trad. J.R.)] ». Il faut inventer un nouveau verbe : là où jouir se « toujourise ». Dante était en train de « transhumaner »...
[...] Maintenant, ce qu’ il nous propose, c’est d’éprouver une jouissance qui se « toujouriserait ». L’être du fini, ici, dit non. Les furtives ou insatisfaisantes jouissances qui lui sont accordées de temps en temps, de façon oblique en ce monde, ne peuvent pas se « toujouriser ». Vous n’allez pas me dire que l’ on peut vivre dans une jouissance permanente ! Vous me faites mal d’évoquer cette « toujourisation » du jouir. On n’ est pas là pour ça... Mais pourquoi donc est-on là alors ? Il y a toujours mille motifs, mille reproches, mille devoirs supposés. Bref, ceci doit nous apparaître avec la force du blasphème, du blasphème conçu par le non-lecteur. Le non­ lecteur se rebelle : il est révulsé. Mais si on analyse bien ses raisons qui sont toujours parées des plus extraordinaires vertus morales, c’est tout simplement parce qu’il ne veut pas admettre qu’une jouis­sance puisse être « toujourisée ». Et du coup, l’affaire christique prend une dimension toute simple, toute évidente. Car qu’est-ce qui est là proposé d’autre, sinon de « toujouriser » sa jouissance ? Rien d’autre ! Puisqu’en effet, dans cette dimension, il y a eu résurrection et que la mort est vaincue. Ah, mais c’est qu’on ne veut pas qu’elle soit vaincue, la mort, c’est le Maître absolu, elle est obsédante, on la perpétue, on croit ne pas pouvoir la tuer. Mais tuez-la donc, esclaves ! »

[12J’ai eu à ce sujet — trasumanar, gioir s’insempra — un échange salutaire avec Danièle Robert entre le 13 et le 16 août 2019 que je ne peux relater ici et qui, s’y ajoutant, (le 15 août !) la visite d’une précieuse amie, m’a... guéri instantanément d’une insupportable crualgie !

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 26 juillet 2020 - 12:27 1

    Dante : toute la poésie de « Paradis »

    L’écrivaine et traductrice Danièle Robert retrouve la cadence novatrice du grand poète italien dans sa version de « La Divine Comédie », dont le final est paru récemment. LIRE ICI.


  • Albert Gauvin | 4 juin 2020 - 00:57 2

    Le rire embrasé de l’étoile

    par Yannick Haenel, 3 juin 2020

    Confiné, Yannick Haenel a lu la dernière traduction en français du Paradis de Dante, par Danièle Robert. Parce que cette période a nécessité d’inventer de nouveaux rapports avec le temps, avec la lecture et l’écriture, mais aussi en raison des particularités de l’œuvre, l’auteur de Tiens ferme ta couronne a été embarqué dans une expérience dont il raconte la difficulté. C’est depuis le lieu de cette difficulté qu’on lit le dernier trajet de La Divine Comédie, et peut-être cette difficulté donne-t-elle à entendre ce qu’on ne peut entendre qu’en écrivant à son tour. Yannick Haenel livre son témoignage dans En attendant Nadeau.


  • Albert Gauvin | 23 mai 2020 - 11:01 3

    Le mouvement de traduire : entretien avec Danièle Robert (Paradis de Dante)

    En se lançant dans la traduction de la Commedia de Dante, Danièle Robert savait mieux que personne qu’elle allait simultanément devoir relever un défi et accomplir une prouesse. Un défi, assurément, puisqu’il n’était pas question pour elle d’envisager cette œuvre magistrale sans tenir compte de sa forme, la terzina, qui, par son jeu de rimes, conditionne tout l’enjeu et le sens du poème. Une prouesse, aussi bien, parce que l’expérience de traduire à cette condition les trois cantiche que sont successivement l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis supposerait une ferveur et une endurance sans faiblesse au service de la passion de la langue, de la vitalité de l’expression et du souci de l’érudition.

    Au terme d’un voyage qui aura duré neuf années, cette nouvelle traduction de la Commedia est désormais achevée et la publication du Paradis confirme que le défi a été relevé une fois encore de façon admirable. À nous de vivre maintenant une aventure à ce point singulière, Mandelstam l’avait vu, qu’elle « ne se contente pas d’arracher le lecteur au temps, elle amplifie le temps, comme fait une œuvre musicale lorsqu’on la joue » (Ossip Mandelstam, Entretien sur Dante, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, Éditions Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 587). LIRE ICI.

    LIRE AUSSI :
    Claude Minière, La Dépense-Paradis
    Lisez la nouvelle traduction du "Paradis" de Dante et montez vers les étoiles...
    Paradis : Danièle Robert clôt magistralement la "nouvelle" Divine Comédie.