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Les intellectuels, le peuple et la République

Jacques Rancière - Jacques-Alain Miller

D 20 juillet 2015     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le dernier numéro de L’Infini (n° 132, juillet 2015) reprend une « Réponse à Rancière » de Jacques-Alain Miller en date du 7 avril 2015 qui avait été mise en ligne sur le site de La Règle du jeu dirigé par Bernard-Henri Lévy. Pour savoir à quels arguments cette « lettre ouverte » répond, nous reprenons l’entretien que Jacques Rancière a donné à L’OBS le 2 avril. La discussion entre Rancière et Miller est d’autant plus intéressante qu’elle aborde les problèmes d’une actualité brûlante après les événements des 7, 9 et 11 janvier. Elle ne s’est d’ailleurs pas arrêtée le 7 avril puisque Rancière a répondu le 10 avril à Miller qui a reproduit cette réponse sur son blog de Médiapart et, à nouveau, sur le site de La Règle du jeu, puis, le 12 avril, avec son propre texte, dans le n° 501 de Lacan Quotidien. Le philosophe et le psychanalyste se connaissent de longue date. Ils ont partagé, dans leur jeunesse, des combats communs, intellectuels ou politiques. Cela explique le ton ferme, mais toujours cordial, de leurs échanges. Échanges qu’Alain Finkielkraut a voulu prolonger, le 13 juin 2015, dans Répliques, son émission de France Culture, en invitant les deux protagonistes à débattre sur le thème « Les intellectuels, le peuple et la République ». Chacun a donc pu lever certains malentendus et préciser ses positions. Côté pile Rancière qui passe pour être un des représentants intellectuels de la « gauche radicale » (mais qu’est-ce que c’est que cette nébuleuse ? Rancière n’est pas Badiou [1]), côté face JAM qui se déclare « robespierriste » [2], mais conclut aujourd’hui en trois propositions (dont deux sont indiscutables et la troisième problématique) : « La gauche de la gauche se ratatine. La gauche glisse au centre. L’offre à droite, de Sarkozy à Juppé, est la plus ample. C’est la nouvelle donne » (mais, diable, à quelle aune mesure-t-il l’amplitude, voire l’ampleur, de cette « nouvelle donne » [3] ?) A vous de juger. Je vous avoue qu’entre les arguments de l’un et de l’autre, il m’arrive d’approuver, de désapprouver, bref d’osciller [4].

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Qui sont les idiots utiles du FN ? Emmanuel PolancoColagene.
L’Obs 2630 du 2 avril 2015.

L’OBS du 2 avril 2015, sous le titre Les idiots utiles du FN, introduit l’entretien avec Jacques Rancière par ces mot :
« Pour le philosophe Jacques Rancière, certains intellectuels dits républicains ont fait depuis quelques années le lit du Front National. Il montre comment les valeurs universalistes ont été dévoyées au profit d’un discours xénophobe. »
Sur le site, le titre a changé.

"Les idéaux républicains sont devenus des armes de discrimination et de mépris"

Par Eric Aeschimann

Le philosophe Jacques Rancière analyse le rôle des intellectuels et de la gauche dans l’essor du FN. Entretien.


L’OBS : Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires ?

Jacques Rancière : Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la « liberté d’expression » a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’État en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires.

Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à « Charlie », c’est un tout autre principe : le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.

Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les « bons Français », partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés.

On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.

Voulez-vous dire que ceux qui défendent le modèle républicain laïque contribuent, malgré eux, à dégager le terrain au Front national ?

On nous dit que le Front national s’est « dédiabolisé ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il a mis de côté les gens trop ouvertement racistes ? Oui. Mais surtout que la différence même entre les idées du FN et les idées considérées comme respectables et appartenant à l’héritage républicain s’est évaporée.

Depuis une vingtaine d’années, c’est de certains intellectuels, de la gauche dite « républicaine », que sont venus les arguments au service de la xénophobie ou du racisme. Le Front national n’a plus besoin de dire que les immigrés nous volent notre travail ou que ce sont des petits voyous. Il lui suffit de proclamer qu’ils ne sont pas laïques, qu’ils ne partagent pas nos valeurs, qu’ils sont communautaristes...

Les grandes valeurs universalistes — laïcité, règles communes pour tout le monde, égalité homme-femme — sont devenues l’instrument d’une distinction entre « nous », qui adhérons à ces valeurs, et « eux », qui n’y adhèrent pas. Le FN peut économiser ses arguments xénophobes : ils lui sont fournis par les « républicains » sous les apparences les plus honorables.

Si l’on vous suit, c’est le sens même de la laïcité qui aurait été perverti. Qu’est-ce que la laïcité représente pour vous ?

Au XIXe, la laïcité a été pour les républicains l’outil politique permettant de libérer l’école de l’emprise que l’Eglise catholique faisait peser sur elle, en particulier depuis la loi Falloux, adoptée en 1850.

La notion de laïcité désigne ainsi l’ensemble des mesures spécifiques prises pour détruire cette emprise. Or, à partir des années 1980, on a choisi d’en faire un grand principe universel. La laïcité avait été conçue pour régler les relations de l’Etat avec l’Eglise catholique. La grande manipulation a été de la transformer en une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n’est plus à l’Etat d’être laïque, c’est aux individus.

Et comment va-t-on repérer qu’une personne déroge au principe de laïcité ? A ce qu’elle porte sur la tête... Quand j’étais enfant, le jour des communions solennelles, nous allions à l’école retrouver nos copains qui n’étaient pas catholiques, en portant nos brassards de communiants et en leur distribuant des images. Personne ne pensait que cela mettait en danger la laïcité. L’enjeu de la laïcité, alors, c’était le financement : à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés.

Cette laïcité centrée sur les rapports entre école publique et école privée a été enterrée au profit d’une laïcité qui prétend régenter le comportement des individus et qui est utilisée pour stigmatiser une partie de la population à travers l’apparence physique de ses membres. Certains ont poussé le délire jusqu’à réclamer une loi interdisant le port du voile en présence d’un enfant.

Mais d’où viendrait cette volonté de stigmatiser ?

Il y a des causes diverses, certaines liées à la question palestinienne et aux formes d’intolérance réciproque qu’elle nourrit ici. Mais il y a aussi le « grand ressentiment de gauche », né des grands espoirs des années 1960-1970 puis de la liquidation de ces espoirs par le parti dit « socialiste » lorsqu’il est arrivé au pouvoir.

Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu’ils étaient censés être : non plus des armes de combat pour l’égalité, mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l’égard d’un peuple posé comme abruti ou arriéré. Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets.

Pensons à la façon dont la critique marxiste a été retournée pour alimenter une dénonciation de l’individu démocratique et du consommateur despotique – une dénonciation qui vise ceux qui ont le moins à consommer... Le retournement de l’universalisme républicain en une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de la même logique.

N’est-il pas légitime de combattre le port du voile, dans lequel il n’est pas évident de voir un geste d’émancipation féminine ?

La question est de savoir si l’école publique a pour mission d’émanciper les femmes. Dans ce cas, ne devrait-elle pas également émanciper les travailleurs et tous les dominés de la société française ? Il existe toutes sortes de sujétions – sociale, sexuelle, raciale. Le principe d’une idéologie réactive, c’est de cibler une forme particulière de soumission pour mieux confirmer les autres.

Les mêmes qui dénonçaient le féminisme comme « communautaire » se sont ensuite découverts féministes pour justifier les lois anti-voile. Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution.

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Jacques Ranciere. Emmanuel PolancoColagene.

Revenons au Front national. Vous avez souvent critiqué l’idée que le « peuple » serait raciste par nature. Pour vous, les immigrés sont moins victimes d’un racisme « d’en bas » que d’un racisme « d’en haut » : les contrôles au faciès de la police, la relégation dans des quartiers périphériques, la difficulté à trouver un logement ou un emploi lorsqu’on porte un nom d’origine étrangère. Mais, quand 25% des électeurs donnent leur suffrage à un parti qui veut geler la construction des mosquées, n’est-ce pas le signe que, malgré tout, des pulsions xénophobes travaillent la population française ?

D’abord, ces poussées xénophobes dépassent largement l’électorat de l’extrême droite. Où est la différence entre un maire FN qui débaptise la rue du 19-Mars-1962 [Robert Ménard, à Béziers, NDLR], des élus UMP qui demandent qu’on enseigne les aspects positifs de la colonisation, Nicolas Sarkozy qui s’oppose aux menus sans porc dans les cantines scolaires ou des intellectuels dits « républicains » qui veulent exclure les jeunes filles voilées de l’université ?

Par ailleurs, il est trop simple de réduire le vote FN à l’expression d’idées racistes ou xénophobes. Avant d’être un moyen d’expression de sentiments populaires, le Front national est un effet structurel de la vie politique française telle qu’elle a été organisée par la constitution de la Ve République. En permettant à une petite minorité de gouverner au nom de la population, ce régime ouvre mécaniquement un espace au groupe politique capable de déclarer : « Nous, nous sommes en dehors de ce jeu-là. »

Le Front national s’est installé à cette place après la décomposition du communisme et du gauchisme. Quant aux « sentiments profonds » des masses, qui les mesure ? Je note seulement qu’il n’y a pas en France l’équivalent de Pegida, le mouvement allemand xénophobe. Et je ne crois pas au rapprochement, souvent fait, avec les années 1930. Je ne vois rien de comparable dans la France actuelle aux grandes milices d’extrême droite de l’entre-deux-guerres.

A vous écouter, il n’y aurait nul besoin de lutter contre le Front national...

Il faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du FN pour masquer la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la classe intellectuelle.

Lire"L’élection, ce n’est pas la démocratie"

L’hypothèse de son arrivée au pouvoir ne vous inquiète-t-elle pas ?

Dès lors que j’analyse le Front national comme le fruit du déséquilibre propre de notre logique institutionnelle, mon hypothèse est plutôt celle d’une intégration au sein du système. Il existe déjà beaucoup de similitudes entre le FN et les forces présentes dans le système.

Si le FN venait au pouvoir, cela aurait des effets très concrets pour les plus faibles de la société française, c’est-à-dire les immigrés...

Oui, probablement. Mais je vois mal le FN organiser de grands départs massifs, de centaines de milliers ou de millions de personnes, pour les renvoyer « chez elles ». Le Front national, ce n’est pas les petits Blancs contre les immigrés. Son électorat s’étend dans tous les secteurs de la société, y compris chez les immigrés. Alors, bien sûr, il pourrait y avoir des actions symboliques, mais je ne crois pas qu’un gouvernement UMP-FN serait très différent d’un gouvernement UMP.

A l’approche du premier tour, Manuel Valls a reproché aux intellectuels français leur « endormissement » : « Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes et les femmes de culture qui doivent, eux aussi, monter au créneau, où est la gauche ? », a-t-il lancé. Vous êtes-vous senti concerné ?

« Où est la gauche ? », demandent les socialistes. La réponse est simple : elle est là où ils l’ont conduite, c’est-à-dire au néant. Le rôle historique du Parti socialiste a été de tuer la gauche. Mission accomplie. Manuel Valls se demande ce que font les intellectuels... Franchement, je ne vois pas très bien ce que des gens comme lui peuvent avoir à leur reprocher. On dénonce leur silence, mais la vérité, c’est que, depuis des décennies, certains intellectuels ont énormément parlé. Ils ont été starisés, sacralisés. Ils ont largement contribué aux campagnes haineuses sur le voile et la laïcité. Ils n’ont été que trop bavards.

J’ajouterai que faire appel aux intellectuels, c’est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de porte-parole de l’intelligence. Car on ne peut accepter un tel rôle, bien sûr, qu’en s’opposant à un peuple présenté comme composé d’abrutis et d’arriérés. Ce qui revient à perpétuer l’opposition entre ceux « qui savent » et ceux « qui ne savent pas », qu’il faudrait précisément briser si l’on veut lutter contre la société du mépris dont le Front national n’est qu’une expression particulière.

Il existe pourtant des intellectuels — dont vous-même — qui combattent cette droitisation de la pensée française. Vous ne croyez pas à la force de la parole de l’intellectuel ?

Il ne faut pas attendre de quelques individualités qu’elles débloquent la situation. Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d’un privilège intellectuel.

Dans votre travail philosophique, vous montrez que, depuis Platon, la pensée politique occidentale a tendance à séparer les individus « qui savent » et ceux « qui ne savent pas ». D’un côté, il y aurait la classe éduquée, raisonnable, compétente et qui a pour vocation de gouverner ; de l’autre, la classe populaire, ignorante, victime de ses pulsions, dont le destin est d’être gouvernée. Est-ce que cette grille d’analyse s’applique à la situation actuelle ?

Longtemps, les gouvernants ont justifié leur pouvoir en se parant de vertus réputées propres à la classe éclairée, comme la prudence, la modération, la sagesse... Les gouvernements actuels se prévalent d’une science, l’économie, dont ils ne feraient qu’appliquer des lois déclarées objectives et inéluctables – lois qui sont miraculeusement en accord avec les intérêts des classes dominantes.

Or on a vu les désastres économiques et le chaos géopolitique produits depuis quarante ans par les détenteurs de la vieille sagesse des gouvernants et de la nouvelle science économique. La démonstration de l’incompétence des gens supposés compétents suscite simplement le mépris des gouvernés à l’égard des gouvernants qui les méprisent. La manifestation positive d’une compétence démocratique des supposés incompétents est tout autre chose.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Bio express

Né en 1940, Jacques Rancière a été l’élève d’Althusser avant de rompre avec le marxisme traditionnel au début des années 1970.
Très influent à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, il plaide pour l’égalité des individus et n’a cessé de dénoncer l’idée qu’une élite détiendrait un savoir supérieur à celui du « peuple ».
Ses ouvrages les plus marquants sont : « le Maître ignorant » (1987), « le Partage du sensible » (2000) « la Haine de la démocratie » (2005) et « le Spectateur émancipé » (2008).

Entretien paru dans "l’Obs" du 2 avril 2014.

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Réponse à Rancière

Le psychanalyste Jacques-Alain Miller répond au philosophe Jacques Rancière à propos de l’universalisme, du port du voile, de Charlie Hebdo...


Paris, le 7 avril 2015

Cher Rancière,

Je viens de lire dans l’Obs les propos que tu as tenus à Eric Aeschimann, et je ne sais pas si nous vivons dans le même pays, que dis-je ? sur la même planète, quand je te vois dire en ouverture de cet entretien : « Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier ».

Contre-vérité si flagrante qu’elle décourage la polémique. Je ne dis rien. Tu as le champ libre pour expliquer à ta guise ce qu’il faut comprendre de cette phrase. Quel est donc ce « tout le monde, bien sûr » ? Tu nous le présenteras, je serai enchanté de faire sa connaissance, c’est un « tout le monde » de bonne compagnie, même s’il laisse bon nombre de personnes hors de lui.

A y réfléchir, je crois que tu as voulu dire que tu n’étais pas du côté des assassins, et si tu l’as dit maladroitement, c’est que tu n’es pas davantage du côté de ceux qu’ils assassinent.

Ce « tout le monde » qui n’est pas tout le monde fait, si l’on y songe, le problème, de l’universel. Tu déplores que l’universalisme ait été « confisqué et manipulé », « transformé en signe distinctif d’un groupe ». Mais le ver est dans le fruit, je veux dire dans le concept même. Les universalistes ne sont pas si sots qu’ils ignorent qu’ils ne sont pas tout le monde. S’il y a des universalistes, c’est qu’il y a des particularistes, sans compter les singularités. Il s’ensuit que l’universalisme n’est jamais rien que le « signe distinctif d’un groupe ». Et les particularistes, de leur côté, sont fondés à tenir l’universalisme pour le particularisme des universalistes.

Ce n’est pas déraisonnable. Ceux qui pensent que « les grandes valeurs universalistes », comme tu les appelles, ne sont que les instruments new look de l’impérialisme occidental, sont légion. Ils sont la majorité à l’Assemblée générale des Nations Unies. Là dessus, Poutine et ses philosophes slavophiles, les maîtres de la Chine, de l’Arabie saoudite, de l’Iran, le nouveau Califat islamique, sans oublier le défunt Lee Kuan Yew, inventeur de Singapour, et les frères Castro, tous sont d’accord.

Tu dis pareil concernant la France. C’est à savoir que les grands principes universalistes y sont désormais instrumentés par une volonté de domination qui s’emploie à tourmenter « une communauté précise ». Du coup, tu renies un universalisme qui ne véhicule plus que xénophobie et racisme. Là, je dis stop.

Distinguons le plan international et le plan national. Pour ce qui est du concert des nations, il n’est pas absurde de penser que mieux vaut admettre que l’universalisme est un particularisme, le nôtre, plutôt que de vouloir mordicus le faire universel. Car, dans ce cas, force est de rappeler d’entre les morts l’Universel botté, celui qu’incarna jadis, sous l’égide des Droits de l’Homme, le fameux « mangeur d’hommes », l’Empereur des Français. Mais en France, au nom de quoi veux-tu maintenant obtenir des indigènes qu’ils soumettent leur particularisme, qui est universaliste, au particularisme de la « communauté précise » ?

Quand Aeschimann t’interroge sur le port du voile et l’émancipation féminine, tu lui réponds : « Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution. »

Ta dernière phrase résume bien l’objection de Robespierre à Brisset, quand celui-ci appelait la France révolutionnaire à une « croisade de la liberté universelle » : « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis » (Discours au club des Jacobins, le 2 janvier 1792).

Mais l’argument ne répond pas à la question posée. Il ne s’agit pas de guerres étrangères. Aeschimann ne te parle pas de libérer les Afghanes ou les Saoudiennes, il te questionne sur l’émancipation des Françaises voilées. Se défausser sur les mœurs du « monde musulman » quand on t’interroge sur le sort de nos compatriotes, et renvoyer celles-ci à leur responsabilité, ça ne le fait pas. C’est noyer le poisson et jouer les Ponce-Pilate. Leur assujettissement éventuel n’est pas seulement leur affaire, ni même celle de la « communauté précise », il concerne la communauté nationale dans son ensemble.

Je ne te vois pas mieux inspiré quand tu estimes que la liberté d’expression n’était nullement en cause dans le massacre de la rédaction de Charlie, et qu’on ne s’est polarisé là-dessus que pour « disqualifier une partie de la population. » Tu vois dans la liberté d’expression « un principe qui régit les rapports entre les individus et l’Etat. »

Non, Rancière. Pourquoi la tuerie du 7 janvier a-t-elle suscité une émotion incomparable avec celle qu’avaient soulevée les attentats des gares madrilènes en 2004, avec leurs 200 morts et 1400 blessés ? C’est que soudain une volonté se rendait présente au cœur de Paris, qui annonçait à l’humanité dans son ensemble que, sous peine de mort, nulle part au monde certaines choses ne devaient être dites ni représentées. Cette exigence exorbitante du droit des gens témoignait du désir fou d’une soumission universelle. La tuerie a suscité les réactions les plus diverses : terreur, révolte, résistance, mais aussi compréhension, adhésion et admiration.

En fait, tout était déjà là en germe depuis le 14 février 1989, dans la fameuse fatwa de l’ayatollah Khomeini. Souviens-toi qu’elle invitait tous les musulmans, l’universel des croyants, à exécuter sans phrase Salman Rushdie, ses éditeurs, et toute personne ayant connaissance du livre des Versets sataniques. Le maître de l’Iran démontra ainsi qu’il pouvait ouvertement, impunément, condamner à mort pour délit de blasphème les ressortissants de plusieurs Etats étrangers vivant sur le sol de ceux-ci. Diras-tu que la liberté d’expression, là non plus, n’était pas en cause parce que la situation sortait du cadre de ta docte définition ?

Un curieux entrecroisement. Une jolie ruse. A mesure que l’Occident était forcé d’admettre de mauvais gré que son universalisme n’était qu’un particularisme, le particularisme musulman se révélait être un universalisme. L’Universel botté est de retour parmi nous. La tentative des néo-conservateurs américains ayant échoué, c’est au tour de l’Universel musulman de monter sur la scène de l’Histoire, et de jouer « l’âme du monde ».

Lui aussi échouera. D’une part, il est divisé, dévoré de l’intérieur par le schisme qui dresse sunnites et chiites les uns contre les autres. D’autre part, les démocraties ont une résilience qu’à les voir dévirilisées, corrompues et chaotiques, les totalitarismes méconnaissent. Tu sembles pour ta part méconnaître la dimension transnationale des difficultés françaises.

Il y a un universalisme juif, puisque les sept lois noachiques valent pour chacun, mais c’est un universalisme sans prosélytisme, dont le noyau est le particularisme revendiqué du peuple élu. Il fut un temps où l’universalisme chrétien était jeune, tonique, et parfois sanguinaire : il se satisfait aujourd’hui des palabres de l’œcuménisme. L’universalisme communiste ne survit qu’à l’état de souvenir et d’espérance. Restent en concurrence l’universalisme capitaliste et l’universalisme musulman.

Le récent accord nucléaire avec l’Iran montre qu’Obama fait fond sur le soft power pour subvertir de l’intérieur l’austère République islamique. Sans doute espère-t-il que le jour où l’on fera la queue à Téhéran pour acquérir le dernier iPhone, Apple Akbar ! ne sera pas loin de se substituer à l’antique Takbir. L’accueil enthousiaste réservé au même accord par les plus allumés des révolutionnaires iraniens montre qu’ils n’en croient rien. Lutte titanesque : qui l’emportera, du gadget ou de l’Un ? de l’objet ou du signifiant-maître ? En résultera-t-il un mariage de la production intensive et de l’identification nationaliste, à la chinoise ?

Le particularisme russe prétend jouer dans la cour des grands universalismes contemporains. Sa ressource est de faire revivre la théorie eschatologique de « Moscou troisième Rome ». On observe tous les jours comme il attire dans son orbite les extrêmes droites européennes. Son Internationale ira-t-elle beaucoup au-delà ?

Quant au particularisme français, il n’a plus les ambitions que Maurras avait inspirées à De Gaulle : celles de faire de la vieille nation le chef de file des petites et moyennes puissances résistant aux Empires. Elles se bornent à maintenir son « modèle », qui n’est plus modèle pour personne. Tes sarcasmes contre la laïcité à la française, et il n’en est pas d’autre, je les lis toutes les semaines dans le New York Times, dans The Economist, dans le Wall Street Journal, dans le Financial Times. Français, disent-ils tous, encore un effort si vous voulez être capitalistes : soyez multiculturels, liquidez votre Leitkultur (culture dominante), laissez passer librement les personnes et les biens, et puis, que chacun jouisse en paix de ses amours, de sa vêture, de sa nourriture.

Jolie ruse, là encore, qui voit les défenseurs, dont tu es, des plus exploités des exploités, travailler pour le roi de Prusse.

Tu fais du Parti socialiste le fossoyeur de la gauche. C’est méconnaître la part prise par le Parti communiste dans la mise au tombeau de l’Homme-de-Gauche. A la grande époque, sous Thorez, le PCF, moscoutaire jusqu’à l’os, réussissait à apparaître comme un parti national, voire nationaliste. Autre ruse : laissé à lui-même, loin de s’enraciner dans la nation, il en perdit le sens.

Toi-même ne veux voir dans l’attention portée au facteur national que « droitisation galopante ». Tu espères des « mouvements démocratiques de masse », sortis d’on ne sait zou. Des quarante dernières années, tu ne retiens que « désastres économiques » et « chaos géopolitique ». Et tu es l’un des penseurs les plus distingués de la gauche de la gauche.

La messe est dite. Les prolétaires sont au Front national. La gauche de la gauche se ratatine. La gauche glisse au centre. L’offre à droite, de Sarkozy à Juppé, est la plus ample. C’est la nouvelle donne.

Avec mon meilleur souvenir.
JAM (Jacques-Alain Miller)

Crédit : La Règle du jeu

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La réponse de Jacques Rancière à Jacques-Alain Miller

Réponse à Jacques-Alain Miller à propos de la laïcité, de l’universalisme, du port du voile et de la liberté d’expression.


J’ai trouvé hier soir cette réponse de Jacques Rancière à ma lettre ouverte du 7 avril. Il me laisse libre de la considérer comme privée ou « comme réponse publique à (ma) lettre publique ». La voici donc. Je ferai mon profit de ses remarques et objections, dont je le remercie. — JAM, le 10 avril 2015

10 avril 2015

Cher Jacques-Alain Miller,

Tu te demandes si nous vivons dans le même pays. Je me demande, pour ma part, si nous parlons du même texte.

Tu te dis curieux de connaître le « tout le monde » dont je dis qu’il est d’accord pour condamner la boucherie du 7 janvier. Je pense que tu le fréquentes tous les jours. Ma phrase se référait au large consensus des opinions publiquement exprimées en France après l’attentat. Il y a, bien sûr, les voix rapportées, les récits sur ces jeunes collégiens qui trouvaient qu’ils l’avaient bien mérité. Mais justement ces voix étaient rapportées comme des voix d’un autre monde. Ma phrase se référait au consensus des voix dans le monde où j’étais convié à parler, qui est aussi celui où tu parles. Elle indiquait que je n’entendais pas me distinguer de ce consensus et que c’est d’autre chose que je parlerais. Parlons donc du fond des choses.

Tu m’accuses de renier l’universalisme sous prétexte qu’il ne véhiculerait plus aujourd’hui que xénophobie et racisme. Et tu m’assimiles généreusement à tous les dictateurs pour qui les « grandes valeurs universalistes » ne sont que les instruments new look de l’impérialisme occidental. Pour ma part je n’ai jamais cessé, depuis La Leçon d’Althusser de m’opposer à ceux pour qui l’universalisme, les droits de l’homme, les libertés formelles, l’humanisme ou la démocratie n’étaient que le masque de l’exploitation ou de la domination. Je n’ai pas changé et ne changerai pas là-dessus. Et c’est bien pourquoi je m’inquiète de voir que depuis une ou deux décades s’est développé un discours « universaliste » qui semble fait exprès pour donner raison aux dictateurs en question et à tous ceux qui partagent leur avis. Bien sûr l’universalisme est toujours celui d’un groupe humain déterminé. Cela ne le soustrait pas à l’obligation d’être en accord avec ses propres principes. Quand l’universalisme est appliqué en sens unique, quand il se trouve assimilé à un système de règles et de contraintes — voire de brimades — qui ne peuvent concerner qu’une partie déterminée de la totalité qu’il est censé réguler, quand il est brandi avec arrogance comme marque de distinction entre un « nous » et un « eux », il ne peut que renforcer et radicaliser chez ceux qui se trouvent, de fait, visés le sentiment qu’il est un mensonge fait seulement pour les opprimer. Je défends donc l’universalisme contre ceux qui le ruinent par le fait.

Je ne me défausse pas concernant les filles voilées en France. Ma proposition selon laquelle c’est aux intéressées de savoir ce qui est pour elles oppressif et qu’on ne libère pas les gens par substitution concerne d’abord la question du voile en France. Sur le premier point, nous avons jadis appris que ce qui nous paraissait le plus oppressif dans l’exploitation du travail n’était pas forcément ce dont les intéressés souffraient le plus fortement. Il en va de même dans le cas de la condition des filles et femmes musulmanes ici et nous savons qu’il y a chez elles une multiplicité de façons d’interpréter le port du voile – jusqu’à celui de la provocation. C’est pourquoi je crois que la « communauté nationale » a des choses plus importantes à traiter et que la manière dont l’affaire a été « nationalisée » a largement renforcé les crispations identitaires qu’elle prétendait combattre.

Concernant la liberté d’expression, je maintiens que sa définition stricte concerne le rapport entre l’Etat et ceux qui expriment leur opinion. Tu m’opposes la réaction contre une volonté annonçant « à l’humanité dans son ensemble que, sous peine de mort, nulle part au monde certaines choses ne devaient être dites ni représentées ». On peut discuter sur la portée universelle que les frères Kouachi donnaient à leur acte. Mais je maintiens que le problème posé par cette volonté ne peut pas être renfermé dans le cadre de la « liberté d’expression » ou de la « liberté de la presse ». Au lendemain du 7 janvier un certain Jacques-Alain Miller écrivait que « Nulle part, jamais, depuis qu’il y a des hommes, il n’a été licite de tout dire ». Par quoi, je pense, il n’entendait pas justifier le crime mais rappeler que la question de ce qui se dit et ne se dit pas ainsi que la question des effets d’une parole excédaient toute définition légale de la liberté d’expression. Il y a toujours eu, il y aura toujours des gens prêts à tuer pour une parole qui leur déplaît. Le problème est de savoir, comment, au sein d’une communauté déterminée, en l’occurrence la communauté française ou la communauté de ceux qui vivent en France, on fera en sorte que ceux-là ne se multiplient pas et que leurs actes ne suscitent pas l’admiration et l’adhésion d’une part plus large de la population. Et pour cela la simple affirmation qu’il y a un droit de tout dire qui est indissolublement lié à l’identité française est non seulement insuffisante mais contre-productive, parce qu’il est connu que le directeur de Charlie Hebdo avait lui-même décrété qu’on n’avait pas, sous peine d’être licencié, le droit de tout dire dans son journal. Il y faut un peu plus, la capacité d’avancer un peu dans la compréhension des raisons des uns et des autres, de voir ce sur quoi il peut et ne pas y avoir accord, ce sur quoi on peut ou ne peut pas transiger pour que ceux qui ont à vivre ensemble le fassent selon des modalités qui ne soient pas celles du meurtre ni celles du mépris. Il y a aussi la responsabilité de chacun quant à ce qu’il lui semble juste de dire ou de ne pas dire et quant à la façon dont sa parole est appelée à être entendue. Ceux qui hurlent au multiculturalisme dès qu’on évoque ces choses ne font certainement pas de bien.

Tu parles enfin de mes sarcasmes quant à la laïcité à la française et tu me mets là-dessus au diapason non des dictateurs post-communistes ou islamistes mais de la presse anglo-saxonne bien-pensante. Ce que j’ai dit sur la laïcité se résume en ceci : on a inventé depuis quelques années une « laïcité » qui n’a plus rien à voir avec celle qui a existé pendant plus d’un siècle en France. Cette dernière concernait l’Etat et ses institutions, à commencer par l’institution scolaire. Et le combat des militants de la laïcité était un combat pour que les fonds publics soient réservés à l’Ecole publique. On a récemment inventé une laïcité qui n’était plus une obligation de l’Etat mais une obligation des individus. On l’a inventée comme une obligation universelle qui se trouvait concerner un objet bien particulier – une pièce de vêtement transformée en message de propagande religieuse – et une catégorie bien déterminée, celle des jeunes filles de religion musulmane. Si tu veux critiquer ce que je dis sur la laïcité, il faut prouver que cette transformation radicale de la notion n’a pas eu lieu ou qu’elle est un bien. Mais c’est ce que tu ne fais pas.

Pour le reste, tu m’objectes que le Parti socialiste n’est pas seul à avoir tué la gauche et que le Parti communiste y a sa part. Mon propos n’était pas de répartir les bons ou les mauvais points. C’est simplement un fait que le Parti Communiste, malgré tout ce qu’il a fait en quelques décennies, n’a jamais réussi à tuer la gauche et que le Parti socialiste a, lui, réussi à l’absorber et à la tuer. Par ailleurs, comme tu ne définis aucun espace politique dans lequel tu te situerais, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les rêves d’avenir dont tu me juges la victime naïve.

Bien cordialement,
Jacques Rancière

Crédit : Médiapart, Le blog de JAM
Crédit : La Règle du jeu

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Les intellectuels, le peuple et la République

France Culture, Répliques, Alain Finkielkraut
13 juin 2015

Invité(s) :
Jacques-Alain Miller, psychanalyste et éditeur.
Jacques Rancière, philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris VIII (Saint-Denis)

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Le dialogue philosophico-politique entre Rancière et, cette fois, Jean-Claude Milner, s’est poursuivi sur les ondes par la rediffusion sur France Culture le 18 juillet 2015 d’un échange qui eut lieu lors du forum du Mans en novembre 2014 [5]. Il est question de la frontière, de la démocratie, de l’Europe, de « l’euroland », de l’égalité, de l’émancipation.

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Jacques Rancière : l’intellectuel total

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Jacques Rancière. Crédits : Samuel Bernard Blatchley.

Lors de ce premier entretien, Laure Adler rencontre le philosophe spécialiste de politique et d’esthétique, Jacques Rancière. Il évoque son parcours, depuis sa rencontre avec Louis Althusser jusqu’à sa passion pour le cinéma. Rediffusion (13.06.2011).

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Jacques Rancière a reçu une éducation « normale » dans une France d’après-guerre. « J’ai grandi à l’école publique. En même temps j’étais aussi un jeune catholique, donc influencé par un certain christianisme un peu progressiste ». De ce christianisme, il tirera les premières bases d’une pensée sociale qui, par la suite, le rapprochera de Louis Althusser et de la pensée marxiste de l’époque.

Lorsque Mai 68 éclate, Jacques Rancière est à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’ULM. Devenu l’élève de Louis Althusser, il observe d’abord les événements avec une certaine méfiance : « je croyais que tous ces jeunes petits bourgeois s’agitaient de manière un peu désordonnée et qu’il fallait d’abord que la science les éduque ». Mais « quand j’ai vu qu’ils se révoltaient contre l’autorité du savoir, au début, j’ai été un petit peu choqué. Après ça, je me suis dit : peut-être qu’il faut prendre les choses à l’envers, que (…) l’idée qu’il faut apporter la science aux gens pour qu’ils se révoltent et se libèrent était peut être une idée à réexaminer.  »

De son maître Louis Althusser, il se souvient de ses discours qui, avant sa rupture avec le PCF, suivait de très près l’orthodoxie marxiste. Mais, celui qui a aussi été le maître d’autres penseurs contemporains — tels qu’Etienne Balibar —, lui a offert « l’occasion d’une remise en question ». «  Moi je vous ai dit je venais d’un univers d’humanistes chrétiens, comme beaucoup de gens à l’époque. (…) Donc voilà je dirais qu’à chaque fois qu’on est amené à travailler contre soi-même, on avance forcément. J’ai avancé avec Althusser ».

Puis, s’émancipant de son maître, il s’extirpe de l’évolutionnisme encore latent chez Althusser. Tout en conservant sa visée émancipatrice, Jacques Rancière ambitionne de développer une pensée indépendante ; et plus fidèle aux complexités des processus politiques : « J’ai été amené à penser de plus en plus que les révolutions, les révoltes, n’étaient pas le résultat d’un processus historique avec un bel enchaînement des causes et des effets, mais que c’était une série d’émergences dont les causes étaient beaucoup plus complexes et finalement beaucoup moins liées à une sorte d’évolution [ou] de nécessité économique et historique... »

ARCHIVES :
Louis Althusser, 24 septembre 1976, France Culture.
Jean Wahl, 16 aout 1958, ARCHIVE INA
Virginia Woolf, BBC, date non déterminée
Michel Foucault, 10 juillet 1969
Sourire d’une nuit d’été, Ingmar Bergman, 1956

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« Ce n’est pas la démocratie qui s’épuise. Ce qui s’épuise c’est l’oligarchie. »
Second entretien avec le philosophe Jacques Rancière. Il livre l’analyse qu’il porte sur l’actualité aux côtés de Laure Adler.

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Il évoque l’histoire de la gauche, cette histoire « qui maintenant n’existe plus », et dont l’aboutissement consistait en une révolution ; laquelle conduit aujourd’hui « au triomphe du marché mondial ». Parce que moribonde, Jacques Rancière s’est évertué et s’évertue encore à la faire renaître.

Serait-ce la ruine de la notion de progrès ? « De toute façon elle a toujours été une idée problématique, répond-t-il, j’ai essayé d’être de ceux qui la creusaient ». Il préfère parler d’émancipation plutôt que de progrès. « Aujourd’hui lorsque les gens évoquent le progrès ça veut dire qu’il a eu lieu, qu’on en est les héritiers et que les autres, eh bien qu’ils se débrouillent et qu’ils croupissent dans leur marécage ».

Les années 1970 et 1980 ont initié une longue période de déconstruction de l’histoire et des mythes de la gauche. « On est parti de la critique de la révolution, le goulag, et puis la Révolution française, qui, en fait, avait préparé le goulag. Puis on est venu nous dire que l’anticolonialisme et l’antiracisme étaient en fait une nouvelle forme de totalitarisme ! Et ainsi de suite… (…) Il y a eu une espèce de fantastique (…) contre-révolution intellectuelle (…) disant que tous les signifiants égalitaires (…) étaient extrêmement dangereux. »

Lorsqu’on l’interroge sur l’état actuel de nos démocraties, il souligne un impensé concernant notre système politique : « On ne peut repenser la démocratie que si on la pense comme complètement étrangère sinon opposée à la représentation. La représentation a été, historiquement, la représentation des élites. (…) il faut repartir de cet écart (…) qui a été manifesté par les mouvements des places : les mouvements Occupy Wall Street par exemple. Il y aura un renouveau de la démocratie si on peut repenser l’existence de forces qui soient des forces affirmatives d’une capacité commune, égale et qui soient à l’écart du système électoral, ça je crois que c’est quelque chose qui est fondamental… »

Crédit : FC.

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Houellebecq et l’Islam

A signaler dans le numéro de L’Infini 132, un texte très important de Daniel Sibony sur « Soumission », le dernier roman de Michel Houellebecq. Sibony en parlait dans une vidéo dès avril.


J’en profite pour signaler la nouvelle adresse du site de Sibony.


[1Il faudra faire l’analyse du terme repoussoir de « radical » ou de « radicalité », utilisé à toutes les sauces, de « l’islamisme radical » à la « gauche radicale » de... Syrisa !

[2Son blog de Médiapart est d’ailleurs illustré par un portrait de Robespierre !

[3« Nouvelle donne » : c’est aussi le nom d’un nouveau parti, mais... de gauche, qui aspire aussi à redistribuer les cartes.

[4Les arguments ne portent pas sur les mêmes choses, le même niveau de réalité.

[5Pour voir ce qui a réuni Rancière, Miller et Milner, les « althusséro » ou les « lacano-maoïtes », dans les années 60, lire Que sous forme de la rupture : un entretien avec Jacques Rancière.

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