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Daniel Barenboim : « Internet a fait disparaître notre curiosité d’espèce vivante observant minutieusement son environnement »

D 19 mars 2021     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

« Internet a fait disparaître notre curiosité d’espèce vivante observant minutieusement son environnement »

Tribune

Daniel Barenboim
pianiste et chef d’orchestre

La pandémie aidant, le pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboim craint que nous versions dans « une époque dépourvue d’esprit ».

Déjà, avant la pandémie du Covid-19, j’avais observé que la culture perdait quotidiennement de sa valeur. De nombreux philosophes se sont penchés sur la notion de « Zeitgeist », l’esprit du temps, et, depuis des années, le fait que nous versons dans une époque dépourvue d’esprit me préoccupe sérieusement. Même si nous essayons toujours de rendre les circonstances responsables d’une grande partie de nos problèmes, nous sommes, malgré tout, les seuls responsables de cette dérive.

Depuis quand observons-nous ce phénomène décourageant ? Il me semble qu’il va de pair avec l’incursion d’Internet dans notre vie. Cette invention est indéniablement un outil qui a amélioré notre quotidien de multiples façons. Mais elle a également entraîné un grand nombre de problèmes.

L’être humain est capable de créer des choses extraordinaires, mais souvent, il se révèle incapable de vivre avec. De maître il devient facilement esclave. Qu’est-ce qu’un couteau ? Un objet qui permet de tuer une personne, ou de couper un bout de pain pour le partager avec quelqu’un qui a faim ? Le couteau est innocent, c’est l’être humain qui décide.

Valeurs superficielles

Internet a fait disparaître notre curiosité d’espèce vivante observant minutieusement son environnement. De nombreuses pensées et idées n’ont par conséquent jamais vu le jour, et cette invention nous aveugle à bien des égards. Simultanément, notre sentiment de responsabilité s’est atrophié. Nous parlons de manière grandiloquente de droits, mais nous ne sommes pas en mesure de débattre de notre responsabilité.

Pour inverser ce développement, nous sommes tributaires, comme rarement auparavant, de la politique. Cette dépendance se renforce encore lorsque nous commençons à analyser l’état de la culture. Une conséquence visible de cette époque sans esprit est que les politiciens d’aujourd’hui se préoccupent davantage de ce qu’on pense ou dit d’eux que de l’influence qu’auront leurs décisions sur l’avenir. Autrement dit, leurs valeurs sont superficielles – ni décisives ni centrales. Leurs questions ciblent le court terme.

La culture souffre de nombreuses fermetures, avec leurs effets destructeurs, mais dans le débat actuel, nous confondons les aides liées à cette époque de pandémie avec des solutions de long terme. Dans de nombreux pays par exemple, la musique, l’opéra, le théâtre, la danse, les arts de la scène ont trouvé, grâce aux offres de streaming, une échappatoire qui ne devra toutefois pas être considérée, au final, comme une solution.

Que la télévision, en particulier les chaînes publiques, contribue ainsi à la diffusion de représentations est un point positif, mais cela ne pourra jamais être une solution pour l’avenir, tout au plus un moindre mal. Ce serait une erreur de vouloir bâtir notre avenir là-dessus. De la même façon, l’apparition du disque n’a pas non plus rendu superflus les concerts en public. De fait, ce marché a pratiquement disparu, la sortie d’un CD aujourd’hui est devenue l’occasion de donner un concert : le moyen sert la fin, comme il se doit.

Revenir à la musique vivante

A l’Opéra d’Etat de Berlin, nous prévoyons de « streamer », le 1er avril, Les Noces de Figaro, de Mozart. Le lendemain, nous interpréterons cet opéra devant 500 spectateurs au théâtre. C’est ainsi que l’outil du streaming est un prologue à la solution à laquelle nous devons revenir dès que possible : la musique vivante.

Tout cela deviendra plus facile si nous trouvons des alliés parmi les artistes, le milieu culturel et la politique. Cette dernière devrait saisir cette occasion pour rendre à la culture la place qu’elle a perdue au cours des dernières années. Que la musique plaise ou non aux représentants du peuple, elle mérite une place privilégiée parmi les thèmes les plus importants, car la réalité est qu’elle apporte un élément essentiel au développement des citoyens.

Il est d’une importance capitale que l’accès à la musique soit le plus large possible, pas seulement grâce à des subventions, mais également par son inscription sur les ordres du jour et les piliers des différentes philosophies de l’administration publique.

J’ai beaucoup pensé à L’anneau du Nibelung ces derniers temps. Le chef-d’œuvre de Wagner traite du chaos dans lequel tombe l’équilibre du monde, lorsque la cupidité remplace une partie de l’ordre naturel. Notre décadence, à cette époque dépourvue d’esprit, est liée à la perte de cet équilibre, comme nous le voyons en Occident depuis la chute du mur de Berlin. Même s’il s’est avéré que le communisme n’était pas la solution, le capitalisme semble ne pas l’être non plus.

Espérons que ce que nous vivons nous pousse à réfléchir. Espérons que nous serons en mesure de restaurer l’équilibre qui n’est pas seulement la base de notre survie, mais aussi celle de notre progrès à venir.

Daniel Barenboim, pianiste et chef d’orchestre, a créé, avec l’intellectuel palestinien Edward Saïd, une fondation visant à promouvoir la paix au Proche-Orient par la musique classique, concrétisé en un atelier musical et un orchestre israélo-arabe : l’Orchestre Divan occidental-oriental.

Le Monde du 18 mars 2021