4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Franz Kafka, l’insaisissable
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Franz Kafka, l’insaisissable

Hors série Le Monde, juin 2024

D 5 juin 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Franz Kafka est mort il y a cent ans, le 3 juin 1924. Tout a été dit depuis un siècle à propos de l’auteur du Procès et de La Métamorphose. A la fois classique et contemporain, il est tour à tour considéré comme « le » grand écrivain tout court, le grand écrivain juif, le grand écrivain anarchiste, l’écrivain de la Loi, le prophète des totalitarismes... Une chose est certaine : son œuvre kaléidoscopique et insaisissable, universelle et intemporelle, ne cesse de nous troubler.

Parution : JUIN 2024. 120 pages. Commander ici.

Reiner Stach, essayiste allemand et biographe : « Kafka a fait entrer le rêve dans la littérature »

Le troisième tome de la biographie de Kafka vient de paraître en français. Intitulée « Les Années de jeunesse », elle décrit une enfance que l’on pourrait résumer ainsi : pouvoir, angoisse et solitude. Pour Stach, ce que réussit Kafka est incroyable : d’un côté, il ouvre la porte des ténèbres, et de l’autre, il en garde le contrôle littéraire.

Propos recueillis par Christine Lecerf (Collaboratrice du « Monde des livres »)
Publié le 02 juin 2024 à 16h00, modifié le 02 juin 2024 à 16h25


Kafka par Robert Crumb, 1993.
ROBERT CRUMB, TIRé DU LIVRE KAFKA, TEXTE DE DAVID ZANE MAIROWITZ, ILLUSTRATIONS DE ROBERT CRUMB, ACTES SUD. ZOOM : cliquer sur l’image.
Reiner Stach (né en 1951) est un essayiste allemand, biographe et l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Franz Kafka. Il vit et travaille comme indépendant à Berlin. Il a notamment publié Kafka (Le Cherche Midi). Tome I : Le Temps des décisions (2023) ; tome II : Le Temps de la connaissance (2023) ; Tome III : Les Années de jeunesse (mai 2024).

Pourquoi a-t-il fallu attendre cent ans avant de pouvoir lire une biographie aussi complète de Franz Kafka ?

Quiconque se lance dans une biographie de Kafka est d’emblée confronté à un manque de matière : la vie de l’écrivain juif pragois n’a apparemment rien d’excitant. Mort jeune, à l’âge de 40 ans, d’une tuberculose du larynx, ce fonctionnaire des assurances a essentiellement vécu chez ses parents, ne s’est jamais marié, a très peu voyagé et laissé une œuvre au trois quarts inachevée. Alors, me direz-vous, pourquoi se lancer dans une biographie de trois tomes sur Kafka ? Parce que l’extraordinaire richesse de son existence s’est déployée à la verticale, dans son monde intérieur. Ce n’est pas toujours facile à restituer. Les données empiriques dont nous disposons, que ce soit dans ses Lettres ou dans ses Journaux, ne livrent pas toutes les réponses. Mais c’est passionnant.

Les deux premiers tomes de votre biographie ont jeté un éclairage nouveau sur la partie la plus connue de la vie de Kafka, celle qui est indissociable de son écriture. Le troisième tome, qui vient de paraître, s’intitule « Les Années de jeunesse ». Que nous révèlent-elles sur Franz Kafka ?

Ces premières années ont été cruciales pour le destin psychique de Franz Kafka. Placées sous le signe de l’instabilité, de la solitude et de l’absence de tendresse, elles ont créé chez lui un manque durable et profond. « Le monde n’est pas chauffé », déplorait toujours Kafka vers la fin de sa vie. Franz Kafka voit le jour le 3 juillet 1883, au centre de Prague, tout près de la place de la Vieille-Ville, dans un immeuble en piteux état, à la lisière de l’ancien ghetto voué à la démolition. Prague, dans ces années-là, est déjà marquée par de très fortes tensions entre Tchèques et Allemands. La période est aussi mouvementée pour les parents de Kafka, qui viennent d’ouvrir leur magasin d’accessoires : parapluies, gants, mouchoirs, boutons, tissus, lingerie fine, etc. Hermann et Julie Kafka appartiennent à la communauté juive de Bohême. Mû par un fort désir d’ascension et d’intégration, le jeune couple multiplie les déménagements pour agrandir son commerce et travaille durement dans la crainte que l’entreprise puisse à tout moment péricliter.

Quel genre d’enfant était Franz ?

Kafka est un enfant très seul, ballotté de maison en maison et confié toute la journée à différentes nounous tchèques. Ces changements répétés de lieux et de visages, durant ces trois premières années déterminantes pour le développement de l’enfant, ont entraîné chez lui un sentiment d’angoisse diffuse, un manque de confiance dans les relations humaines et un besoin constant d’être rassuré. Mais cette expérience précoce de la solitude a aussi permis au petit Franz de développer ce sens aigu de l’observation d’autrui et cette aptitude à la connaissance de soi qui vont le distinguer plus tard comme écrivain.

Quel rôle joue le père de Kafka durant ces années cruciales ?

L’image du père se construit un peu plus tard, à partir de la quatrième ou cinquième année. Hermann Kafka incarne aux yeux de Franz l’image de la force et de la toute-puissance. Son tempérament colérique lui inspire des sentiments de crainte et de terreur, qui viennent réactiver en quelque sorte les peurs déjà vécues dans sa prime enfance. Cette figure dominatrice, qu’il définira plus tard dans la Lettre au père comme « l’instance ultime », le hantera longtemps. Mais s’ajoute à cela une éducation basée sur le contrôle permanent. Franz est un enfant sous surveillance constante, sans espace de liberté. Il ne sort jamais seul et ne peut pas faire les cent mètres qui le séparent de l’école sans être accompagné par une cuisinière. Ses parents auront même recours aux services d’un jeune apprenti de leur magasin, Frantisek Basík, pour sortir avec lui et le surveiller au prétexte de lui apprendre le tchèque.


Frank Kafka, à 10 ans, avec ses sœurs Valli (à gauche) et Elli (au centre), en 1893.
BRIDGEMAN IMAGES. ZOOM : cliquer sur l’image.

L’école permet-elle à Franz d’échapper à ses parents ?

Absolument pas. Cette pression va au contraire s’aggraver avec son entrée à l’école et les bulletins scolaires qu’il doit ramener à la maison. A cette époque-là, le système scolaire est lui-même un appareil de contrôle. Les élèves ont une quantité énorme d’heures de cours, doivent ingurgiter un nombre incroyable de livres et se soumettre chaque semaine au supplice de l’interrogation au tableau. Ce système de contrôle très élaboré s’appuie non seulement sur la peur, mais aussi sur le sentiment de honte. Kafka décrira plus tard en détail ces structures de pouvoir qui reposent sur l’humiliation et la honte pour asseoir leur contrôle.

Quelle fonction ont les livres dans cet univers si peu propice à l’épanouissement de l’enfant ?

Les livres jouent un rôle décisif dans le développement de l’enfant et du jeune adolescent. La lecture est ce nouvel espace de liberté qui vient combler l’espace de liberté sociale inexistant, qui fait oublier les peurs réelles, apaise les douleurs et ouvre la voie à de nouvelles identifications. Le jeune Kafka dévore les livres d’aventures, les récits d’expéditions dans la jungle et dans l’Antarctique. Kafka adulte continuera à lire des histoires d’Indiens et d’animaux. C’est comme cela qu’il parvient à élargir son espace. Les aventures qui lui sont refusées dans la vie réelle, il veut les vivre en imagination.

Au fur et à mesure qu’il grandit, le jeune Kafka cherche aussi de l’aide auprès de ceux qui lui montrent comment suivre son propre chemin. Kafka se plongera toute sa vie dans la lecture de biographies et d’autobiographies. L’un de ses livres préférés était Mémoires d’une socialiste de Lily Braun. Il offrira à plusieurs reprises le récit de cette émancipation féminine, de cet « ange guerrier » qui parvient à rompre avec la morale étriquée de son milieu aristocratique et militaire. Il en fera notamment cadeau à sa sœur Ottla.

Quels liens unissent le grand frère à ses trois sœurs ?

L’arrivée des sœurs modifie l’équilibre au sein de la famille. Franz est désormais l’aîné et reproduit parfois un comportement quelque peu tyrannique, obligeant ses sœurs à apprendre par cœur des saynètes qu’il a lui-même écrites à l’occasion de fêtes de famille. C’est de sa dernière sœur, Ottla, dont Kafka se sent le plus proche. Huit ans les séparent, et Franz joue d’abord le rôle d’un mentor. Il lui fait la lecture à voix haute et l’initie à la littérature. Ottla est complètement différente de ses deux autres sœurs, plus réservées et plus soumises. Elle est la seule, avec Franz, à tenir tête à leur père. Elle est aussi la seule personne de la famille à qui il peut se confier. Ils s’enferment parfois dans la salle de bains, pour y tenir des conversations secrètes.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette célèbre « Lettre au père » écrite par Kafka à l’âge de 36 ans ?

VOIR SUR PILEFACE

On aurait tort de lire cette longue lettre comme un morceau de son autobiographie. Si ce texte était autre chose que de la littérature, la mère et les sœurs y occuperaient une place bien plus importante. Et même s’il est vrai que ce document constitue la source la plus riche sur l’enfance et la jeunesse de Kafka, nous savons aujourd’hui qu’il s’agit là d’un travail de mémoire sélectif. Certains événements y sont mis en avant aux dépens d’autres, et leur remémoration fait l’objet d’une stylisation. Je pense par exemple à ce fameux passage très détaillé de la Pawlatsche, que l’on considère à juste titre comme l’une des scènes fondatrices de la biographie psychique de Kafka. L’écrivain y décrit l’enfant qu’il a été, laissé seul en pyjama dans la nuit sur cette Pawlatsche, le balcon de l’arrière-cour, puni devant des portes closes pour avoir demandé avec trop d’insistance un peu d’eau. La puissance de cette image est telle qu’elle condense à elle seule tous les événements marquants de l’enfance de Kafka : pouvoir, angoisse et solitude. Kafka n’invente rien, mais il sélectionne ce qui est caractéristique à ses yeux. C’est la liberté de l’écrivain, et c’est un morceau de littérature.

L’écrivain est-il né au cours de ces premières années ?

Le jeune Kafka comprend très tôt qu’il n’endossera pas le rôle que ses parents veulent lui assigner. Il ne sera pas un homme d’affaires comme son père. Il aspire à quelque chose de complètement différent. Il veut lire, écrire, avoir des conversations intenses, des amis de confiance. Dans cette période de fervente quête identitaire qu’est l’adolescence, Kafka se lie d’amitié avec Oskar Pollak, un camarade de lycée curieux de tout et féru d’art. Pollak devient son interlocuteur privilégié, celui auquel il peut tout dire, et même avouer qu’il s’est mis à écrire. Dans les treize lettres à Oskar Pollak qui ont été conservées, le jeune Kafka évoque la nécessité d’écrire des « livres qui vous mordent et vous piquent  », mais surtout confirme l’existence de milliers de lignes, dont nous ne saurons jamais rien parce qu’il les a détruites. L’écrivain débutant n’a pas encore 20 ans et considère déjà ce qu’il a écrit comme des « choses de l’enfance  » dont il faut se séparer ! Cette exigence envers soi-même et ce perfectionnisme ne cesseront par la suite de s’intensifier.

Après son baccalauréat, Kafka poursuit des études de droit à l’université allemande de Prague. Dans quel état d’esprit se prépare-t-il à entrer dans le monde du travail ?

Dans les années 1900-1910, Prague change du tout au tout. La capitale provinciale bascule dans le XXe siècle. C’est un monde nouveau, de bruit et de lumière. L’arrivée des motos, des voitures et des salles de cinéma enthousiasme Kafka. Il se promène la nuit dans les rues éclairées. C’est aussi l’époque où il entreprend ses premiers voyages en Italie avec son camarade d’études, Max Brod. Fasciné par les moteurs, les machines et les appareils volants, Kafka traîne son ami au meeting aérien de Brescia. Il saisit immédiatement l’impact de la technologie sur l’homme. « Aéroplanes à Brescia » est l’un des tout premiers textes de Kafka publiés dans la presse grâce à l’intervention de Brod. Kafka y décrit avec une incroyable précision le «  torse droit  » de Louis Blériot à vingt mètres au-dessus du sol et tout en bas les spectateurs devenus «  inconsistants ». C’est l’avènement d’un nouveau regard.


Franz Kafka, en 1910.
BRIDGEMAN IMAGES. ZOOM : cliquer sur l’image.

Vers l’âge de 25 ans, Kafka est engagé comme fonctionnaire à l’Office d’assurances contre les accidents du travail. Il y fera toute sa carrière professionnelle, jusqu’à sa retraite anticipée pour raison de santé. Quelles sont ses responsabilités ?

La création de l’Office d’assurances contre les accidents du travail, conséquence d’une industrialisation accélérée de la Bohême, engendre un nouveau droit social. Kafka se retrouve donc immédiatement plongé au cœur des grandes problématiques de son temps. Même s’il se plaint régulièrement de cette nouvelle vie de bureau qui l’empêche d’écrire, de l’avis même de ses supérieurs, il devient rapidement un fonctionnaire « engagé et ambitieux  ». Kafka parcourt le grand bassin industriel du nord de la Bohême pour visiter les usines. Il demande même l’autorisation de suivre des cours de mécanique pour mieux comprendre le fonctionnement des machines et leur impact sur l’homme. Immergé dans les dossiers administratifs, l’expert juridique jongle avec les statistiques, attribue des classes de risques, fixe des montants de cotisation. Grâce à sa double compétence, juridique et stylistique, il rédige aussi des textes très solides sur le fond et extrêmement clairs dans leur forme. Je pense en particulier à cet article qui expose les mesures de prévention à adopter sur les risques de doigt coupé par les nouvelles scies circulaires. Tous ses écrits administratifs l’attestent : Kafka maîtrise à la perfection le langage de sa profession. C’est sans doute ce qui explique aussi la haute estime que lui ont portée tous ses directeurs.

Ce travail bureaucratique est-il essentiellement abstrait ? Kafka entre-t-il en contact avec ces victimes d’accidents du travail ?

Là encore, Kafka se plaint parfois du caractère « fantomatique » de son activité, mais il est plus souvent qu’on ne le croit au contact direct de la souffrance sociale. En cas de blessure ou de décès, le fonctionnaire chargé du dossier se retrouve face à la victime ou ses proches pour décider de mesures médicales ou d’indemnités. Kafka voit défiler cette misère et développe une forte empathie sociale qui ne le quittera jamais. Il en existe de nombreuses traces dans son Journal. Je pense tout particulièrement à un passage très poignant sur le sort des ouvrières. En 1911, sur l’incitation de son gendre Karl Hermann, le père de Kafka décide d’investir dans une usine de fabrication de produits à base d’amiante, dont Kafka doit assurer contre son gré le suivi juridique. Selon les normes actuelles, cette usine aurait été immédiatement fermée tant l’air y était saturé de fils d’amiante. Kafka décrit ces jeunes ouvrières, leur pâleur, leur visage figé à cause du bruit et du rythme des machines. Et puis, à la fin de leur journée, l’unique brosse qui passe de main en main pour dépoussiérer leurs vêtements, leur sourire malgré leurs mauvaises dents. Et Kafka d’ajouter : « Car après tout ce sont quand même des femmes.  » C’est une phrase typiquement kafkaïenne, elle dit tout de la déshumanisation. On ne peut pas le formuler plus précisément.

Trois ans plus tard éclate la Grande Guerre avec sa cohorte de morts et de gueules cassées. Cette période de la vie de Kafka fait encore aujourd’hui l’objet d’un profond malentendu. Kafka est-il ce « planqué » qui préfère aller à la piscine plutôt que de combattre ?

C’est une vision vraiment naïve, et je vais vous dire pourquoi. Dès les premières heures de la mobilisation générale, c’est l’Office d’assurances qui dépose une demande pour que Kafka ne soit pas envoyé au front. Là encore, il va s’investir pleinement dans ses nouvelles attributions, car il est désormais responsable de la prise en charge des blessés de guerre. Ce ne sont plus les accidentés du travail, mais les soldats grièvement blessés qui défilent dans son bureau. J’ai pu consulter un rapport des années 1920 à ce sujet. Toute la cage d’escalier de l’Office était envahie de soldats mutilés, amputés. Certains avaient le choléra ou la tuberculose. Pour moi, il est évident que Kafka a contracté sa maladie à ce moment-là. Il est donc confronté, comme peu de gens à son époque, à la réalité crue de cette guerre inédite.


Franz Kafka FRéDéRIC PAJAK POUR « LE MONDE » HORS-SéRIES.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Existe-t-il des traces écrites d’un engagement en faveur des blessés de guerre ?

Oui, absolument. Je pense à un article de 1916 qui défend l’idée d’une maison de santé pour malades des nerfs. Kafka rédige un véritable appel aux dons pour venir en aide aux soldats atteints de traumatismes de guerre qui ne sont pas pris en charge. Kafka décrit là un phénomène totalement nouveau qu’il attribue à une « mécanisation effroyablement accrue des opérations de guerre  ». Des milliers de soldats reviennent du front sans blessure grave apparente, mais secoués d’irrépressibles soubresauts. Ces fameux « trembleurs de guerre », suspectés d’être des simulateurs, sont souvent soumis aux électrochocs. Kafka le sait et on sent bien dans ce texte très rhétorique combien il lui tient à cœur d’aider à lever ces fonds.

Quel impact a cette expérience sur l’écrivain Kafka ?

Comment imaginer un seul instant que tous ces bouleversements ont pu affecter l’homme sans laisser de trace chez l’écrivain ? Je ne vais pas aller jusqu’à prétendre que Kafka a représenté la première guerre mondiale ou la misère sociale dans son œuvre. Il n’a décrit aucune bataille sanglante ni aucun soldat sur le front. Il n’a pas non plus dépeint la misère. Mais cette violence sociale est partout palpable, notamment dans les œuvres écrites à cette période. Dès son roman américain, Le Disparu (ou L’Amérique), Kafka est l’un des tout premiers à décrire l’absurdité chaotique d’un bouchon automobile ou l’affolante déshumanisation engendrée par une plate-forme téléphonique. Et que ce soit dans Le Procès ou dans La Colonie pénitentiaire, cette violence vire au cauchemar, qu’il soit bureaucratique ou machinique. Je pense vraiment que l’œuvre de Kafka n’aurait pas eu un tel retentissement si les cauchemars personnels de l’écrivain n’avaient pas croisé les grands cauchemars de son temps.

LIRE AUSSI CET ENTRETIEN DE 2018 : Reiner Stach : « C’est seulement maintenant que le monde de Kafka devient réalité »

A quel moment de la journée, Kafka se consacre-t-il à l’écriture de ses propres textes ?

Quand Kafka dit « mon travail m’attend », les gens pensent souvent qu’il parle de son travail à l’Office, alors qu’il s’agit de son travail d’écrivain. Kafka est un fonctionnaire à mi-temps, qui rentre du bureau vers 14 h 30, déjeune en famille, fait la sieste, sort marcher ou nager, rencontre des amis et rentre pour le dîner. Sa vie d’écrivain commence vers 22 ou 23 heures. Il se considère d’ailleurs comme un travailleur de nuit. Quelqu’un qui veille quand les autres dorment. Il faut dire que les Kafka vivent les uns sur les autres et sont extrêmement bruyants. Dans un court texte intitulé Grand bruit, l’écrivain dresse le catalogue de leur tintamarre matinal : les portes qui claquent, les sœurs qui crient, les cendres qu’on racle dans le poêle, les piaillements des deux canaris. Le soir, le climat acoustique n’est guère plus enviable. Les parents et leurs amis passent souvent la soirée à jouer aux cartes juste à côté de sa chambre. Kafka écrit donc une partie de la nuit et dort peu.

Les choses se compliquent avec la guerre. Kafka enchaîne les heures supplémentaires pour remplacer ses collègues partis sur le front. Il dort de moins en moins. C’est pourtant durant cette période qu’il achève le dernier fragment du Disparu, écrit Le Procès et La Colonie pénitentiaire. Kafka se surmène, se dérègle, devient insomniaque, souffre de maux de tête. Et il va payer de plus en plus cher le prix de l’écriture.

Ce régime nocturne est-il une simple habitude ou une réelle nécessité ?

La nuit est pour Kafka le moment le plus productif. Le seul moment de la journée où il peut se concentrer assez longtemps pour espérer atteindre son idéal : écrire d’un seul jet. Il le note le 22 septembre 1912 dans son Journal, après avoir écrit Le Verdict entre dix heures du soir et six heures du matin : « Il n’y a qu’ainsi qu’on peut écrire, dans une ouverture complète du corps et de l’âme. » Ce degré d’intensité créatrice, Kafka cherchera toujours à le revivre. Ce qui le galvanise, c’est l’état mental dans lequel il parvient à se maintenir de la première à la dernière ligne. Ce surgissement d’une nouvelle façon d’écrire entre veille et sommeil, vigilance et lâcher-prise, concentration extrême et abandon de soi. Cette façon de «  fendre les eaux  » ébranle à tel point Kafka qu’il s’excuse le lendemain matin auprès de l’Office pour son absence due à un « petit évanouissement ».

Comment parvient-il à cet état limite ?

C’est une véritable performance, qui consiste à avancer en creusant un puits dans les profondeurs de sa propre nuit intérieure. Kafka parle d’aller « dans l’obscurité la plus profonde  ». Une obscurité qui rappelle bien sûr ce que Freud décrit à la même époque dans sa première topique : cette plongée qui permet au matériau inconscient ou préconscient de remonter à la lumière de la conscience. Kafka s’est d’ailleurs forgé très tôt sa propre représentation spatiale du psychisme humain : un château intérieur avec des enfilades de pièces et de portes. Dans une lettre adressée à son ami Pollak, il n’a que 19 ans et rêve déjà de livres qui auraient «  l’effet de clefs ouvrant des salles inconnues de notre propre château  ».

Mais plus l’écrivain creuse, plus il atteint des niveaux plus profonds, et plus il risque de libérer des visions troublantes, des fantasmes inacceptables. Et cela a été le cas lorsque Kafka a lu La Colonie pénitentiaire. Certaines personnes de l’auditoire se sont vraiment enfuies ! Mais que l’on ne s’y trompe pas, Kafka ne jette pas les matériaux bruts de sa vie psychique à la face du public, comme l’ont fait certains poètes expressionnistes de son temps. Il parvient à donner une forme littéraire à ces éléments remontés des zones sombres de l’inconscient. La Colonie pénitentiaire est bel et bien la description d’un fantasme sadique et masochiste de torture, mais transposé dans une langue allemande ciselée à l’extrême. C’est incroyable ce que réussit à faire Kafka. D’un côté, il ouvre la porte des ténèbres, et de l’autre, il en garde le contrôle littéraire. Seuls les plus grands écrivains parviennent à cela.

Quelle place occupent les rêves dans ce processus créateur ?

« Un matin au sortir de rêves agités », c’est ainsi que commence La Métamorphose. Kafka rêve et se préoccupe de sa vie onirique. Il note ses rêves dans son Journal. Il les raconte aux femmes qu’il aime, que ce soit Felice Bauer ou Milena Jesenska, dans les lettres qu’il leur écrit. Mais c’est moins le contenu du rêve qui intéresse l’écrivain que son potentiel littéraire. Les rêves suivent leur propre logique, Kafka l’a très vite compris. C’est sur cette grammaire du rêve qu’il s’appuie pour écrire ces récits étranges aux effets si puissants sur ses lecteurs. Quand on lit La Métamorphose, on la ressent, sans vraiment se l’expliquer, parce que l’effet du rêve est là. Kafka a vraiment créé quelque chose de complètement nouveau. Il a fait littéralement « entrer » le rêve dans la littérature.


Franz Kafka et Felice Bauer, à Budapest, en juillet 1917.
BRIDGEMAN IMAGES. ZOOM : cliquer sur l’image.

Vous avez évoqué les lettres de Kafka à Felice et à Milena. Quel statut ont-elles à vos yeux ?

Kafka et les femmes, c’est un chapitre en soi. Kafka a une peur primordiale de se dissoudre, de perdre les frontières de son moi, a fortiori dans l’amour et dans la sexualité. Après leur rupture, Milena écrit à Max Brod qu’elle a plus connu la peur de Kafka que Kafka lui-même. La lettre permet à Kafka ce contact étroit, presque physique avec une femme sans avoir besoin ni de la voir ni de la toucher. Il rêvait de « lier » les femmes par l’écriture. Et il y est en partie parvenu. Ces lettres sont de la littérature. Il n’y a aucune différence significative pour Kafka entre écrire une lettre à une femme, une note dans son journal ou le fragment d’un roman en cours : tout est littérature. Une image peut surgir dans une lettre puis réapparaître dans une œuvre de fiction. Et vice versa. Tout est dans tout. Il n’y a qu’un seul Kafka et il n’y a qu’un seul langage de Kafka. Que ce soit Felice Bauer, Milena Jesenska ou Dora Diamant, toutes connaissaient la valeur de ses lettres et elles ont eu beaucoup de peine à s’en séparer. Émigrée aux Etats-Unis, Felice a dû les vendre pour se faire soigner. Milena a confié les siennes à un ami avant d’être déportée à Ravensbrück. Et les lettres de Dora ont été raflées par la Gestapo.

Quelle image Kafka a-t-il de son œuvre à la fin de sa vie ?

Kafka a publié à peine plus de trois cents pages de son vivant. Il éprouve de la fierté lorsque ses livres sont édités. Il les offre à ses sœurs, les dédicace à ses amis. Mais publier est finalement secondaire pour lui. Son but n’est pas de réussir à construire un récit en suivant un plan avec une intrigue et des personnages. C’est de parvenir à l’engendrer à partir de l’image qui est dans sa tête. Kafka compare d’ailleurs l’écriture du Verdict à une « vraie naissance, couverte de saletés et de mucosités  ». Cette image première doit être suffisamment dense et forte pour porter le récit jusqu’à son terme. C’est ce qui se produit avec l’homme insecte dans La Métamorphose. Mais si ce n’est pas le cas, Kafka abandonne son récit à l’état de fragment.

Je rappelle que ses trois romans sont tous restés inachevés. Nous lisons aujourd’hui ces éclats de prose sous un jour nouveau, mais Kafka a sans doute le sentiment de laisser derrière lui un véritable champ de ruines. «  Vrai » est le mot le plus élevé pour lui. Et cela va bien au-delà de la littérature. Une personne aussi peut être vraie. Mais pour y parvenir, le prix à payer est très élevé, lui aussi. Max Brod raconte que peu de temps avant de mourir, Kafka corrigeait encore les épreuves de son livre Un artiste de la faim. C’est fou. C’est le dernier jour ou l’avant-dernier jour qui précède sa mort. Kafka ne peut plus parler ni s’alimenter. Il est sous haute dose de morphine, tant il souffre. Et la seule heure où il parvient à rester éveillé, il la consacre à l’écriture. La fin de Kafka est un drame absolu, de souffrance et de vigilance. L’écrivain aura gardé le contrôle de ses textes jusqu’à son dernier souffle.

Quelle leçon tirez-vous de ces dizaines d’années passées au contact de Kafka ?

Kafka m’a enseigné chaque jour la modestie. C’est un maître. Un maître de la littérature et un maître de l’humilité, ce qui va bien ensemble finalement. Je n’en aurai jamais fini avec Kafka, parce qu’il s’échappe toujours. Parce qu’il est impossible de venir à bout de la complexité de sa personne et de la profondeur de l’œuvre. Parce que l’effet de Kafka se produit en partie inconsciemment en vous. Ecrire la biographie de Kafka, c’est comme voir surgir un animal à la lisière d’une forêt. Il faut profiter de ce moment où il apparaît dans toute sa splendeur, avant qu’il ne disparaisse à nouveau.

Christine Lecerf est germaniste, spécialiste de l’Autriche, critique littéraire au Monde et productrice des Grandes Traversées d’été sur France-Culture (Shakespeare, Arendt, Freud, Céline, Marx, Proust, Hugo…). Elle prépare cette année un portrait inédit de l’écrivain pragois, tour à tour animal de la forêt, fondé de pouvoir, veilleur de nuit ou étoile de papier. « Kafka Métamorphosé » sera disponible dès le 24 juin sur franceculture.fr (Fr, 2024, 5 × 58mn)

Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde-Une vie, une œuvre : Franz Kafka l’insaisissable », juin 2024, en vente dans les kiosques ou sur le site de notre boutique.

LIRE AUSSI : Léa Veinstein : Pourquoi Kafka l’insaisissable voit autre chose et plus que les autres

Le Monde, 2 juin 2024.

FRANZ KAFKA SUR PILEFACE

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document