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Diane et Actéon et les jeunes tartufes, par Yannick Haenel

D 20 décembre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Giuseppe Cesari, Diane et Actéon, 1602-1603.
Le Louvre. ZOOM : cliquer sur l’image.

Les jeunes tartufes

Yannick Haenel

Mis en ligne le 20 décembre 2023
Paru dans l’édition 1639 de Charlie hebdo, 20 décembre

J’apprends qu’il y a quelques jours une professeure de français du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, a été accusée à la fois de choquer ses élèves et d’être « raciste », et qu’elle se sent maintenant menacée parce qu’elle a montré en classe un tableau de Giuseppe Cesari, dit le Cavalier d’Arpin (XVIe-XVIIe siècle), représentant la déesse Diane entourée de quatre nymphes se baignant nues, surprises par le chasseur Actéon.

Le tableau, que je suis souvent allé voir au musée du Louvre, illustre une scène merveilleuse des Métamorphoses d’Ovide [1], celle où Actéon est transformé en cerf pour avoir transgressé un interdit : voir la nudité de la déesse. Le tableau du Cavalier d’Arpin insiste sur la punition : sur la tête d’Actéon poussent des bois de cerf, et l’on sait que ses propres chiens, le prenant pour l’animal qu’ils traquent, vont le dévorer.

Représentation de l’interdit

C’est toute l’ironie de cette piteuse curée contre la professeure. L’objet qu’elle tendait aux regards de ses élèves parlait de cela même dont ils se prévalent : l’interdit. En braquant leurs regards sur les corps nus des femmes, ils ont ainsi dénaturé ce qui leur était montré, et projeté symboliquement leur professeure à la place d’Actéon, en désirant qu’elle soit punie.

Car ces élèves ne se sont pas seulement déclarés offusqués par la forme ronde et généreuse des croupes et des poitrines, mais ont estimé que cela portait atteinte à leur religion (ainsi, mélangeant tout, ont-ils taxé de « racisme » le fait de montrer des nus à des musulmans).

On peut se demander si leur pruderie ne serait pas un peu (beaucoup) simulée. Nietzsche nous renseigne assez bien sur la question : un homme offensé est un homme qui ment, écrit-il en substance. Car ce tableau – il s’agit en effet de peinture, c’est-à-dire d’une représentation imaginaire et stylisée, pas d’une photographie du réel – donne à voir une baignade, non un acte sexuel. Les femmes sont nues comme on l’est quand on se lave  ; et si l’on regarde vraiment le tableau au lieu de s’en offusquer automatiquement, on s’aperçoit qu’on ne voit pas grand-chose (les nymphes se détournent et masquent leurs corps avec leurs bras), autrement dit cette peinture est d’une extrême délicatesse.

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Est-ce que ces petits puritains de collège ne feraient tout simplement pas semblant d’être choqués pour s’opposer à leur professeure  ? Ne joueraient-ils pas de même avec la religion comme d’un alibi  ? Leur incompréhension ne serait-elle pas volontaire  ? En tout cas, en regardant mal les femmes qui sont sur ce tableau (en les prenant pour des objets sexuels), ils les dégradent. Puis, évidemment, ils accusent la femme qui leur a montré le tableau. Les véritables obsédés sexuels, ceux qui ne pensent qu’à ça et ne voient que ça, ce sont les puritains. Et les puritains, qu’ils habillent leur pseudo-vertu de religion ou pas, sont toujours hypocrites.

Quel discours se soucie encore de la vérité ? Pourquoi tenir cette exigence de vérité quand la parole est noyée dans des flux permanents d’informations et de duplications ? La littérature et la psychanalyse partagent un rapport singulier à la parole : celui du déploiement.

À l’inverse de l’information, la littérature et la psychanalyse continuent à croire en la révélation d’une parole étrangère à l’intérieur de soi. En reprenant la scène de la rencontre entre Diane et Actéon des Métamorphoses d’Ovide, Yannick Haenel offre au lecteur une réflexion sur l’amour et le langage comme exposition d’une solitude sans laquelle aucun discours vers l’autre ne serait possible.

Écouter Yannick Haenel

par Stéphane Habib

Que signifie « écouter Yannick Haenel » – pour la psychanalyse ?

D’abord que nous avons cette idée tenace, que l’avenir de la psychanalyse demande à être ouvert. Ou encore que pour qu’il y ait un avenir, il devient nécessaire d’ouvrir la psychanalyse.

Évoquer, et appeler l’avenir, c’est convoquer joie et désir. De penser, d’élaborer, de théoriser, d’écrire, de parler, d’écouter, en un mot de ne cesser de relancer la psychanalyse. Dans la droite ligne de Freud : la réinventer sans relâche. Cela ne se peut sans la création de passages, la construction de ponts, l’emmêlement de langues avec la philosophie, l’histoire, le cinéma, la musique, l’architecture, la psychiatrie, la littérature, mais encore avec tout ce qui pourra servir à penser.

Le mot « littérature » vient de surgir. Forcément. C’est qu’avec Yannick Haenel, il devient l’autre nom de l’existence. Et c’est peut-être cela, pour lui, exister : donner lieu à la prolifération de phrases. Yannick Haenel ne fait pas de littérature, il fait la littérature. Avant de le lire, on ne peut peut-être pas savoir ce que c’est que la littérature. Qu’il nomme aussi bien poésie.

La visée, en écoutant Yannick Haenel, n’est en aucun cas de chercher quelque chose comme l’application de la psychanalyse à la littérature, surtout pas – la psychanalyse n’étant ni une grille de lecture ni une conception du monde, lorsqu’elle est digne de ce nom, elle est parfaitement inapplicable – ni non plus de chercher ce qu’il pourrait y avoir de psychanalyse – qu’est-ce que c’est d’ailleurs ? – dans le corpus de Yannick Haenel. À pouvoir tenir ferme que ce qui porte le nom de psychanalyse ne peut pas être cela – herméneutique, surplomb souverain sur les savoirs, etc. –, alors nous avons déjà à disposition un point de départ solide depuis lequel la relancer dans le jeu de la pensée.

Écouter – ici, dans ce livre, Yannick Haenel – est un acte qui signifie accueillir et recueillir. Et à l’écouter de la sorte, nous apprendrons ce qui se passe avec la parole lorsqu’elle se met à arriver en phrases et en langues. Se dessine là le creusement d’un passage, quelque chose entre ce qu’il nous donne et ce que recueilleront – peut-être – nos oreilles. Nous servir à notre tour de ce qu’il nous donnera à apprendre, de ce qu’il nous aura donné à questionner, c’est faire arriver quelque chose à la psychanalyse, l’altérer, lui faire penser l’inédit, l’inouï. Autant de variations sur le thème de l’à venir.

Il écrit : « […] un passage neuf pour la parole ». Et encore :

« Oui, une parole-miracle qui, sur le mode d’une étrange extase, trouve une vie nouvelle à partir de son effondrement. Une parole qui s’ouvre, en un éclair, à l’immensité de ce qui l’assaille. […] retourner la mort en parole. »

Et encore, ceci qui est une des dizaines de définitions de la littérature écrites par Yannick Haenel, or écrire plus d’une définition c’est en même temps indéfinir : « La littérature, on pourrait la définir comme un appareil à enregistrer ce qui arrive au temps. » Celle-là, il l’aura sans doute écrite en tenant la main de Walter Benjamin traçant l’une de ses plus célèbres phrases : « Chaque seconde est la porte étroite par laquelle peut passer le Messie. » Et encore :

« Ainsi la littérature n’existe-t-elle qu’à la condition de se colleter avec la “chose”. Écrire un livre de “littérature” implique de s’ouvrir à ce qu’on ne parvient pas à se représenter, à ce qui, peut-être, échappe à la représentation, et même ne se représente plus. Cela implique de témoigner pour l’irreprésentable. »

Enfin, parce qu’il y va de l’à venir et qu’il est temps de lirécouter son texte :

« Qu’est-ce qui vient quand on écrit ? L’écriture exige un agencement propice, qui implique la convocation des invisibles. Il s’agit de se rendre disponible à une parole qui scintille à l’intérieur du langage ; d’être en état de l’accueillir afin qu’à travers elle se déplie une ouverture nouvelle. […] ce qui est en jeu, c’est la vérité. Sinon, pourquoi écrire ? »

« A mes yeux, la question que pose la littérature est simple : où est-on encore en vie ? (…) Je voue ma vie à chercher ce lieu, dont je pense qu’il a lieu dans la parole. Et non seulement je le cherche, mais j’en fais l’expérience. »

Inlassablement, livre après livre, phrase après phrase, Yannick Haenel ne cesse d’approcher du foyer de vérité qu’est la littérature.

Non pas une vérité extérieure, qui dirait qui a raison ou tort, qui dissimule sciemment ou pas, mais une vérité de fond, c’est-à-dire une écoute de la parole à l’intérieur de la parole, accordée à l’énergie même des mots et à leurs associations, une donation accueillie dans une solitude sans effroi, un silence convoquant, Yannick Haenel va jusque-là après avoir lu Méditation, de Martin Heidegger (Gallimard, 2019), les divins.

Invité à l’hôpital Sainte-Anne par son ami Stéphane Habib à ouvrir la psychanalyse par le questionnement sur le désir d’écrire, l’écrivain n’y vient pas seul, mais accompagné par un cortège de nymphes, celles que la littérature ne cesse d’appeler, et d’autoriser à se dévoiler, mieux encore par Diane elle-même, sa protectrice, comme d’autres sont guidés par la buse, ou le guépard.

Adressant sa parole à des oreilles lacaniennes, l’écrivain construit son propos à la manière de qui connaît la géographie du langage psychanalytique, ses tours, détours et retours, ses brusques accélérations, ses ralentissements voluptueux, ménageant des surprises, révélant peu à peu ce qui l’enchante, derridien d’abord en son introduction, s’excusant presque comme le maître de tenter l’exercice impossible de faire de la littérature en parlant, élaborant justement, en direct, cette érotique singulière de la voix de qui entend des voix, l’écrivain en son dé-lire de raison.

Mais qu’entend-on dans cette conférence ? De l’in-ouï bien entendu, pour nous qui sommes généralement si sourds au désir qui nous martèle, cette tonalité répétée dont l’écriture fait son miel, sans en vendre d’abord, elle n’est pas là pour ça.

Lisant Jean-Claude Milner, Yannick Haenel le rappelle, il y a les imbéciles, qui se renient, changeant de cap quand le vent tourne, et les idiots, qui s’obstinent du chef, les irréductibles, les irrécupérables, notamment ceux qui tiennent pour nécessaire, vital, de préserver leur langue, leur rage d’expression, quand tant en sont dépossédés, ou la délaissent pour les mirages du médiatique.

« Existe-t-il encore une parole, qu’elle soit politique, scientifique, sociologique ou autre, qui ne soit pas absorbée aujourd’hui dans le dispositif communicationnel, c’est-à-dire réduite à de l’information interchangeable ? Cette question, je ne peux la formuler – et y répondre – qu’à travers ce que je vis, c’est-à-dire la littérature. »

La littérature est-elle le possible de l’impossible, ou l’impossible du possible ? Sans en faire une obsession, voire une religion (Maurice Blanchot in memoriam), on peut tout de même se raconter des histoires, offrir un lieu d’apparition aux invisibles.

Actéon a quitté ses armes, traverse la forêt, muse, désarmé, rencontrant la vierge déesse, qui l’égare, l’absente à lui-même, ce qui s’appelle l’éclair du désir, qui révèle.

Actéon, c’est l’écrivain rêvant du corps de Diane nue, c’est le bain de phrases, l’eau brûlant les yeux du regardeur se métamorphosant alors en cerf, bientôt dévoré par ses chiens.

« Diane est ma complice. Elle veut ma mort ? Moi je ne veux rien d’autre que recevoir ses gouttes, et tant pis si les chiens se jettent sur moi, tant pis si ceux qui me lisent ont la dent dure : je n’aurai vécu que pour cette extase. »

Pour Yannick Haenel, la littérature est là, dans cette scène primitive, dans l’aveuglement devenu vision, ce qui se nomme aussi histoire de l’art.

L’enjeu est ici celui du retournement du regard, d’un voyage sans retour dans l’existence poétique, son risque, ses faveurs.

« Il y a, dans les phrases, une dimension consécratoire, et je vois bien, en regardant autour de moi, que la littérature contemporaine s’en détourne, l’ignore, l’oublie. Elle a peur du sacré : peut-être le confond-elle avec les religions, avec l’autorité, avec les églises. En tout cas, elle se coupe de cette vision que vous prodiguent les épiphanies ; elle se prive de cet éclair qui nous ouvre à la mémoire des récits. »

Pour oser voir Diane nue, il faut sûrement être un peu fou, furieux, héroïque, et savoir transformer le couteau de sacrifice en geste d’écriture.

Pour les tartufes...


Titien, Diane et Actéon, entre 1556 et 1559.
National Gallery, Edimbourg. ZOOM : cliquer sur l’image.

Delacroix, L’été ou Diane et Actéon, 1862.
Musée d’Art de Sao Paulo. ZOOM : cliquer sur l’image.

VOIR AUSSI : Hervé Castanet, Diane et Actéon : voir l’invisible divinité
Pilar Fernandez Uriel, Le regard d’Actéon

La reine de Némi

C’est un film qui, en rejouant aujourd’hui une scène mythique entre Diane et Actéon, redéplie, au bord du lac de Némi, près de Rome, l’histoire du roi du bois, à la suite de Georges Bataille et de Pierre Michon.

«  C’est une tentative pour combler, à travers l’amour, la distance entre les humains et les dieux  : un poème filmique dont l’objet vise à aimer une déesse et à en être aimé. Un homme est obsédé par une scène de la mythologie  : celle où le chasseur Actéon surprend la déesse Diane nue au bain. Cette obsession l’enferme dans les livres et dans la répétition érotique. On le suit de sa bibliothèque à sa chambre à coucher, où sa femme rejoue pour lui cette scène. Puis ce home movie mythologique se change en initiation lorsqu’un voyage en Italie, au bord du lac de Némi, près de Rome, ouvre cet obsédé à la splendeur du monde et lui permet de toucher la vérité.
J’aimerais qu’à travers cette expérience, on s’ouvre avec le film à la dimension spirituelle qui habite les actes sexuels, le désir, le plaisir. C’est le secret d’une très vieille histoire, c’est le grand sujet  : cueillir le rameau d’or, lever le voile d’Isis. J’aimerais que les "regardeurs" aient des oreilles, et qu’ils entendent qu’une parole parle au cœur de toute étreinte. Cette parole, si on l’atteint  —  si on la réveille  — c’est la poésie. L’histoire de Diane et Actéon a lieu ici, chaque jour, pour qui sait voir et aimer. Ce qui s’ouvre entre un homme et une femme renvoie à une mémoire antique de la jouissance  : à ce qui se joue à chaque instant entre la vie et la mort.  »

Yannick Haenel

LIRE : La reine de Némi, réalisation Yannick Haenel

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