Au fond, qu’est-ce qu’un roman de Philippe Sollers ? Mouvement, le dernier et, selon Philippe Forest, le meilleur parmi les plus récents, brouille les cartes et permet de relire d’un œil neuf l’ensemble de l’œuvre.
On sait ce qu’est un roman et quelles règles ceux qui prétendent en écrire doivent suivre. Il existe des exceptions, bien sûr, plus nombreuses qu’on ne le croit et toutes si diverses qu’il serait bien compliqué de dire ce qu’elles ont éventuellement en commun. On les reconnaît en général à l’embarras dans lequel elles plongent un commentaire qui ne sait ni qu’en faire, ni qu’en dire et s’emploie donc à les passer sous silence — quitte à donner à ce silence l’allure bavarde d’un hommage creux et expéditif.
Il en va ainsi avec l’œuvre de Philippe Sollers. Parler honnêtement de son nouveau livre — quel que soit l’a priori favorable ou défavorable avec lequel on l’approche — obligerait d’abord à prendre acte de la difficulté qu’il y a à en rendre compte en usant des catégories critiques habituelles. Car, pour dire les choses de manière un peu brutale et provocante, Mouvement ne ressemble à rien. Je veux dire de ce livre qu’il ne ressemble à aucun de ceux qui passent désormais pour des romans. Et c’est bien sûr un premier point qui plaide pour lui. Mais, surtout, il ne ressemble même pas à ce que l’on s’imagine être, ou devoir être, un roman de Sollers. Et c’est évidemment ce second point qui mérite l’attention si l’on doit traiter de ce livre sans se contenter de recycler routinièrement ce qui a déjà été dit cent fois des précédents.
LE « SYSTÈME SOLLERS »
« Je tiens le système ! », écrit Rimbaud que Sollers cite souvent. De fait, il y a un « système Sollers » — qui, comme on le sait, s’est progressivement mis en place avec Femmes (1983) et Portrait du joueur (1984) et qu’illustraient déjà de manière exemplaire la Fête à Venise (1991) ou Studio (1997). On en reconnaît sans peine la formule à la caricature qu’en donnent les détracteurs de l’écrivain — ou bien, à celle plus accablante encore qu’en proposent, dans leurs propres romans, ses imitateurs. Le scénario est le suivant : plus ou moins à l’écart du monde, depuis la retraite enchantée qu’il s’est choisie (un studio parisien, un appartement vénitien, une île de l’Atlantique), un écrivain se met avantageusement en scène, confiant parcimonieusement quelques souvenirs de sa vie, faisant discrètement état de ses bonnes fortunes amoureuses, partageant ses lectures, exprimant avec ironie les pensées que lui inspire le déplorable présent dont il se veut l’observateur attentif. On pourrait s’en tenir là et s’imaginer avoir tout dit. Sauf que, de tous les admirateurs de Sollers, Sollers est le seul qui sache faire à la fois du Sollers et autre chose que ce que l’on prend en général pour du Sollers. Mouvement le démontre magnifiquement, peut-être (avec les Voyageurs du temps, 2009) le meilleur, le plus réussi de ses romans récents, à la fois le plus et le moins sollersien, celui qui établit quelle place de premier plan revient toujours à leur auteur dans la littérature d’aujourd’hui.
Certes, Mouvement relève encore du système Sollers — tel qu’on vient d’en rappeler la physionomie essentielle. Et à ce titre, le livre appartient à la longue série que forment tous les autres. Dans la clandestinité mentale et sociale où il s’est établi, le narrateur parcourt encore le panorama éclaté d’un présent en contrepoint duquel il place sa propre parole, la mêlant à celle venue des textes anciens qu’il rend à la vie : ici, à nouveau, les psaumes bibliques ou bien la poésie chinoise. Comme il l’avait fait avec Rimbaud et Hölderlin (Studio), avec Nietzsche (Une vie divine, 2006), avec Stendhal (Trésor d’amour, 2011), avec bien d’autres encore, l’écrivain se choisit, cette fois en la personne de Hegel, un alter ego en compagnie duquel s’engager dans une sorte de voyage à travers l’espace et le temps.
Dès la première page, le lecteur a l’impression de se retrouver en territoire connu. Le livre débute par le récit d’une sorte d’épiphanie nocturne. Il s’achèvera le matin avec le soleil qui se lève et, pour le narrateur, l’illumination rimbaldienne d’une aube d’été embrassée. Mais la grande étrangeté du roman tient à ce que plus rien du tout ne lui tient lieu d’intrigue. La scène se situe partout et nulle part. Le roman se dispense de personnages. L’histoire brille par son absence. Une longue nuit s’étend sur le monde.
SORTIR DE LA « STORY »
Mouvement raconte cette nuit où l’insomnie et les songes alternent. Si l’on souhaite absolument — mais ce n’est nullement indispensable ! — lire le livre de manière à lui donner un sens qui soit compatible avec les exigences du réalisme romanesque, rien n’interdit de l’approcher comme le récit d’un rêve, d’une série de rêves, tous faits de cette même matière songeuse dont Shakespeare dit dans la Tempête qu’elle constitue la substance de nos vies et qu’un sommeil la parachève. D’où la construction du roman où, en lieu et place de l’intrigue qui lui fait défaut et à l’intérieur de laquelle s’enchaîneraient logiquement les épisodes d’une histoire, se succèdent, selon la grammaire onirique propre à ce type de récits, des sortes de tableaux, surgissant de nulle part et s’évanouissant aussitôt : tout s’y transforme sans cesse en vertu de ce « mouvement » qui donne son titre au roman et qui lui permet de se soustraire aux contraintes de la vraisemblance ordinaire. « L’épanchement du songe dans la vie réelle », écrivait Nerval. Mais, ici, c’est l’inverse aussi bien.
Que reste-t-il d’un roman lorsque l’histoire s’en retire ? Telle pourrait bien être la question que pose depuis toujours Sollers et qui éclaire la durable expérience à laquelle il s’est livré dès ses tout premiers textes. Il s’en expliquait dans Portrait du joueur, il y a trente ans, en des lignes qui méritent qu’on les rappelle aujourd’hui et dans lesquelles il marquait tout ce qui le sépare du roman tel qu’on le conçoit d’ordinaire : « Le roman doit d’abord être une "histoire", a story... Personnages typés. Enquête plus ou moins policière. Dévoilement d’une cause, d’un ressort, d’un motif, autrement dit d’une culpabilité. Surmontée ou pas, peu importe. Sois coupable et raconte. Pas de culpabilité, pas de story, ou à peine. Pas, ou peu, de story, rien du reste ! » Précisant aussitôt : « Quand j’ai dit que ça ne se racontait pas, en réalité, ça se raconte très bien. Et même de mieux en mieux. Mais ça ne fait pas une story, vous comprenez ? Ça ne se boucle pas en story ! »
Le protocole expérimental dont dépendaient, à l’époque lointaine de Tel Quel, des livres comme le Parc (1961), Drame (1965) et Nombres (1968) — où le rêve déjà jouait un rôle essentiel — visait à vider le roman du récit qu’il était censé offrir, de manière à ce que, se prenant elle-même pour objet, la parole, remontant en amont de toutes les histoires possibles, y occupe entièrement l’espace du texte et y fasse apparaître le formidable spectacle du monde saisi simultanément sous toutes ses dimensions. Mais on aperçoit moins, en général, qu’il en va de même dans les romans ultérieurs de Sollers. Et c’est particulièrement le cas avec Mouvement qui, pour cette raison, renoue avec l’inspiration des livres les plus anciens de l’auteur et accomplit exemplairement le projet des plus récents.
Il s’agit pour le roman de sortir de la story. Sans pour autant cesser d’être un roman, mais en délestant le roman de tout ce qui est censé le constituer conventionnellement, de sorte qu’il se réinvente et accède à une forme d’existence tout à fait singulière. Le geste accompli est radical — et bien plus qu’il n’y paraît aux yeux de ceux qui prétendent y voir simplement le recours, sous couvert de roman, à la forme lâche et un peu facile de la chronique. C’est pourquoi il devrait concerner tous les écrivains. Non pas au sens où il leur faudrait faire du Sollers : la forme qu’il a inventée lui appartient en propre et il est le seul à savoir en user. Mais en ceci qu’il révèle une vérité qui importe à chacun. À savoir qu’un roman s’écrit autant à l’encontre de l’histoire qu’il raconte qu’à partir de celle-ci, qu’il ne se réduit pas à l’intrigue qu’il développe, au point de pouvoir presque se dispenser d’elle tout à fait.
Mouvement le démontre. La ligne le long de laquelle se développaient les romans précédents de Sollers était déjà mince. Sans vraiment exiger du lecteur d’y croire, elle empruntait à toutes sortes de genres : du roman d’espionnage — avec la Fête à Venise ou le Secret (1992) — jusqu’au roman d’amour — avec Passion fixe (2000) et l’Étoile des amants (2002). Avec Mouvement, elle s’efface tout à fait. Comme si ne subsistaient plus du propos romanesque que les digressions, agencées avec assez d’art et de soin, qui lui fournissent sa matière suffisante. D’où une forme quasi rhapsodique — au sens où l’entendait Cendrars dans ses derniers livres, comme au sens des poètes antiques — par laquelle le roman semble s’engendrer perpétuellement lui-même à la faveur exclusive du mouvement qui l’anime : « Le seul vrai roman, déclare Sollers, est le mouvement de l’esprit, rien d’autre. »
PENSÉES ET POÉSIES
Conçu en de tels termes, Mouvement se place explicitement et ostensiblement sous le signe inattendu de Hegel. Mais la perspective se trouve singulièrement renversée. Revenu à la vie à la faveur du rêve où il prend place, l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit n’est plus le philosophe à partir duquel chacun — de Marx à Mao en passant par Lénine, de Bataille à Heidegger — a pensé, prétendant parfois le dépasser, le remettre sur ses pieds. Puisque « le passé est parfois en avance sur l’avenir », Hegel précède — à tous les sens du verbe — ceux qui lui ont succédé et, à la faveur de l’ironique et onirique comédie où Mouvement l’entraîne, se retrouve en situation de dire mieux que personne la vérité. dont l’épigraphe choisie par Sollers pour son livre nous rappelle qu’elle est le « mouvement d’elle-même en elle-même ».
À une pareille entreprise, suggère Sollers. le roman est indispensable. À la condition de savoir lui donner la forme qui convienne et dont il imagine que Hegel rêve avant que d’y renoncer : « Son roman a lieu, il n’a pas besoin d’être écrit. » Que sera ce roman ? Mouvement constitue bien sûr la réponse unique à cette question en multipliant pour tant, de chapitre en chapitre, toutes les réponses susceptibles de lui être données. L’une d’entre elles situe le roman du côté des Pensées de Pascal et des Poésies d’Isidore Ducasse — et l’on sait le lien qui unit le second de ces livres au premier. Disons : une sorte de machine dialectique qui sache perpétuellement faire jouer la pensée de manière à montrer le mouvement qui la porte : « Je veux vous faire voir, déclarait Pascal que Sollers cite, une chose infinie et indivisible : c’est un point se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux et est tout entier en chaque endroit. »
À cette condition, affirme Mouvement, le roman saura s’écrire au « plus-que-présent », contemporain de la parousie perpétuelle avec laquelle c’est chaque jour que le Jugement dernier a lieu, témoignant de cette « présence réelle » pour laquelle parle le roman : « Celle, écrit Sollers, qui traverse les siècles, pendant que tout s’efface et s’éteint. »
Philippe Forest, art press 433, mai 2016, p. 74-75.
Derniers livres parus de Philippe Forest : Aragon, Gallimard, 2015, Une fatalité de bonheur (Grasset), 2016 [1].
LIRE : Philippe Forest "Il s’agit, avec Aragon, d’une œuvre majeure et d’une existence multiple" et L’entretien.
"Une fatalité de bonheur" de Philippe Forest : la presse en parle.
[1] Cet essai figure dans la « liste de printemps » du Renaudot.