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• A propos du dernier film de Jean-Luc Godard, Scénarios, Albert Gauvin | 21 mai 2024 - 18:06 1

  Adieu à bout de souffle : la course pour terminer le dernier film de Jean-Luc Godard, un jour avant sa mort

  
  Mesmerising and mystifying … Scénarios, directed by Jean-Luc Godard.
  Photograph : Ecran Noir productions. ZOOM : cliquer sur l’image.

  

  La légende du cinéma est morte comme elle a vécu : dans un feu d’artifice de films insondables et impossibles à réaliser. Nous rencontrons l’équipe qui a participé au tournage de la scène finale de son chant du cygne, juste avant sa mort par suicide assisté.

  

  Xan Brooks
  Mon 20 May 2024 17.22
  Dernière modification le lundi 20 mai 2024 18.24

  Le vendredi 9 septembre 2022, Jean-Luc Godard a une dernière volonté. Il a besoin d’une citation de Jean-Paul Sartre pour terminer son film Scénarios, mais le livre manque sur l’étagère de sa maison suisse. Le temps presse : la date limite est très serrée. La dernière scène du film doit être tournée le lundi. Le mardi, le réalisateur décède par suicide assisté.
  Fabrice Aragno reprend l’histoire. Collaborateur de longue date de Godard, Aragno était ses yeux et ses oreilles, son conseiller technique de confiance. Il devait bien trouver le livre quelque part. "Le vendredi à 17h30, je roule très vite jusqu’à Lausanne, à 30 km de là", se souvient-il. "Je gare la voiture et je suis en sueur. Je cours à la bibliothèque, mais elle est fermée. Je cours dans une librairie d’occasion mais ils n’ont pas le texte. De toute façon, il est épuisé. Et je cours pour ma vie. Ou pas ma vie, la vie de Jean-Luc".

  L’ordre impénétrable, le défi impossible à relever, l’intrigue à haut risque avec un philosophe français comme Saint Graal... si le dernier acte de Godard semble positivement godardien, c’est pour une bonne raison : tout cela faisait partie d’un tout. L’œuvre était l’homme : entrelacés, indivisibles. Il n’est donc pas étonnant que sa mort soit devenue une entreprise créative en soi. "La course contre la montre est l’essence même de Scénarios", explique Aragno. "En français, on entend vraiment ce mot pour ce qu’il signifie, pour ce qu’il a d’étrange. L’échéance. C’est la ligne de la mort que vous essayez de dépasser ou d’atteindre".

  
  Jean-Luc Godard. Photographie : Ronald Grant
  Zoom : cliquez sur l’image.

  C’est le matin après que Scénarios a fait salle comble au festival de Cannes. Aragno est en ville avec la cinéaste iranienne Mitra Farahani. Tous deux étaient proches de Godard et ont assuré le montage de Scénarios après la disparition du grand réalisateur. L’expérience a été étrange ; elles sont encore en train d’analyser leurs réactions. "Jusqu’à hier, il s’agissait d’une œuvre vivante, c’était la nôtre", déclare Farahani. "Maintenant qu’elle est sortie, elle ne nous appartient plus. Elle devient une autre partie de l’œuvre de Godard".

  Mystifiant et envoûtant à la fois, Scénarios se présente fièrement comme l’abstrait tardif d’un vieux maître. Le film collage de Godard extrapole les thèmes qu’il a explorés dans Adieu au langage et Le livre d’images. Il est fasciné par la sémiotique, par le feu croisé et énergisant du texte et de l’image. Au cours des 18 minutes que dure le film, Godard jongle avec des extraits de vieux films (La Dame de Shanghai, Seuls les anges ont des ailes) et des images d’archives. Mais il ajoute également à la bande sonore le cliquetis sinistre d’un scanner IRM, afin de souligner implicitement la détérioration de son état de santé.

  Immédiatement après sa mort, la famille de Godard a publié un communiqué. "Il n’était pas malade. " Il était épuisé. Ce qui est clair, cependant, c’est que le corps de l’homme de 91 ans avait commencé à se dégrader. Mme Farahani explique qu’elle l’avait convaincu de tenir un journal de toutes ses visites à l’hôpital. Il a écrit sa dernière note la veille de sa mort. "Il voulait transcrire chaque détail de sa lutte physique", explique-t-elle. "Ainsi, le corps et l’œuvre s’entremêlaient".
  Quant à Sartre, il est là aussi, au milieu des actualités et des vieux films. La course à la bibliothèque s’est finalement bien terminée. Lausanne n’avait pas le livre, mais Paris a fait l’affaire. Aragno a demandé à un ami de scanner et d’envoyer par courrier électronique la bonne page, afin que le cinéaste puisse retoucher le texte et le lire pour sa scène finale du lundi. Scénarios le montre assis sur le lit, à lunettes et torse nu. Il jette un coup d’œil à la caméra. Puis on coupe et il n’est plus là.

  
  Fabrice Aragno et Godard travaillant sur Adieu au langage en 2014.
  Photographie : Courtesy/REX/Shutterstock. ZOOM : cliquer sur l’image.

  

  Officiellement, Godard a mis fin à ses jours le 13 septembre 2022. Mais ses films sont impérissables, et les regarder, c’est le revisiter à différentes étapes. Jeune homme brillant, il a réalisé des films brillants (À bout de souffle, Bande à Part), magnifiquement libres, tournés en lumière naturelle et si légèrement cousus au flux et au reflux de la vie parisienne qu’ils donnaient l’impression que le monde se déplaçait simplement devant l’objectif de la caméra.

  Avec l’âge, il s’est replié sur lui-même et s’est aliéné ses premiers fans. Son œuvre est devenue plus complexe, plus insulaire et plus perplexe. Mais le jeune Godard est-il si différent des incarnations qui ont suivi ? L’homme avait commencé comme critique. Il l’est probablement resté jusqu’à la fin. Tous ses films sont des exercices ludiques sur le langage cinématographique, tirant sur l’élastique, essayant de trouver l’endroit où il se casse. Chaque film devrait avoir un début, un milieu et une fin, a-t-il dit un jour. "Mais pas nécessairement dans cet ordre."

  Comme d’habitude, le dernier plan de Godard sur le lit n’est pas tout à fait un adieu. À Cannes, Scénarios, une fois achevé, est suivi d’un documentaire de 34 minutes, un retour en arrière en octobre 2021. On y voit le réalisateur esquisser sur des fiches ses projets pour l’œuvre. Il a les cheveux blancs et est frêle, mais il est toujours aussi exigeant. Il parle de Prokofiev et de Stravinsky. Il juxtapose une photo de Russ Meyer à une peinture de Francis Bacon. Aragno dit que les dernières années du réalisateur pourraient être difficiles. Mais à chaque fois que l’homme semblait s’éteindre, il se remettait au travail et semblait revenir à la vie. "Il avait toujours tant de références et d’idées. Toutes les images se trouvaient dans ses archives, dans sa banque".

  "Son bestiaire", dit Farahani. "Son bestiaire", dit Aragno en souriant. "Son bestiaire ou sa forêt. Parce qu’il était comme ça. Pas un arbre, mais une forêt. Son œuvre nous invite à traverser la forêt d’une branche à l’autre". Cette comparaison réveille un souvenir. "Je me souviens que nous promenions les chiens dans la forêt. C’était l’hiver, je crois, mais il y avait encore des oiseaux qui chantaient. Jean-Luc devait s’arrêter de temps en temps, car il était fatigué. Il regardait les branches et citait un poème. Il disait que les oiseaux sont des mots que les arbres s’échangent".

  L’homme pouvait être gnomique. Encore une fois, c’était sa nature. Dans le documentaire qui accompagne le film, Godard explique qu’il veut conclure Scénarios par "une sorte d’absence mystérieuse". Aragno, pour sa part, n’y voit aucun inconvénient. "Robert Bresson disait que nous vivons dans le mystère et que ce mystère doit être à l’écran. Et il y a une autre citation que j’aime bien, celle de l’écrivain roumain Emil Cioran. Il a dit que tout mystère devient un problème. Nous trouvons donc une solution pour résoudre le problème. Mais la solution ne fait que profaner le mystère". Mieux vaut, selon lui, vivre avec le mystère.

  Aragno a travaillé aux côtés de Godard pendant près de 20 ans. Il avait une trentaine d’années lorsqu’il a commencé, et plaisante en disant qu’il est maintenant devenu lui-même un vieil homme. Il a été le fidèle lieutenant de Godard, sa caisse de résonance, son ami et son réparateur. C’est Aragno qui a accompagné le réalisateur sur le Costa Concordia, qui s’échouera plus tard et coulera partiellement, pour tourner des séquences du Film Socialisme de 2010. C’est Aragno qui a conçu les caméras 3D utilisées pour Adieu au langage (2014). L’ancien collaborateur développe actuellement son propre film, basé sur une autre idée tardive de Godard. Mais surtout, dit-il, il participe à la création de la Fondation Jean-Luc Godard, en rénovant une ancienne usine dans la ville natale du réalisateur, Rolle. Elle servira d’espace d’exposition et d’archives, mais surtout de pépinière pour les jeunes artistes.
  Aragno souligne que le public de Cannes était composé en grande partie d’étudiants : des vingtenaires et des trentenaires. Il s’en réjouit : cela confirme ce qu’il soupçonnait depuis longtemps. "Je n’aime pas l’idée que Godard soit une marque, comme Yves Saint Laurent", dit-il. "Mais les jeunes se moquent de la marque Godard. Pour eux, ce qui compte, c’est le travail".

  Après avoir tourné avec succès la dernière scène de Scénarios le lundi, Aragno savait qu’il devait faire ses adieux. Le film était terminé et le moment était venu. Il a dit à Godard qu’il lui manquerait. Il lui serre la main et pleure. "Mais les adieux n’ont pas de sens", dit-il. "Les adieux sont impossibles. C’est pourquoi la Fondation est si importante. C’est un espace physique pour le travail, pour les jeunes. Donc pas d’adieux". Aragno se tape le biceps en signe de défi. "On s’en fout des adieux. Il vit et continue."

  The Guardian, 20 mai 2024.

  

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