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Biosécurité et politique, par Giorgio Agamben

D 18 mai 2020     C 1 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   


Jérôme Bosch, L’Escamoteur (huile sur bois attribuée au peintre néerlandais).
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Dans le récit largement partagé sous l’empire du Covid-19, le civisme le plus pur a été associé au respect des mesures sanitaires – confinement, distanciation sociale, gestes barrières –, rendant moralement suspect le questionnement sur le bien-fondé de tels choix qui, s’ils sont justifiés par le conseil d’experts, relèvent de la décision politique. En France comme en Italie, sous le couvert de chasser les fake news, le gouvernement et ses relais médiatiques laissent peu de champ à la parole contraire, vite calomniée, si ce n’est effacée. Que la politique compose avec le pouvoir de la fiction n’est pas une révélation ; la vigilance s’impose quand une action collective (fondée sur l’élaboration spectaculaire d’une vraisemblance) dirige en sens unique les chemins divers de nos vies. Considérant le déroulement de la crise épidémique, Giorgio Agamben énonce les enjeux d’un nouveau régime de gouvernement, qui confirmeraient l’analyse de Patrick Zylberman (en 2013) sur l’usage stratégique de la sécurité sanitaire, faisant adopter des réponses globales (qui entament la souveraineté démocratique), en créant une sorte de “terreur” inédite. La biosécurité trace une voie dangereuse vers le règne de la transparence : une société de contrôle où, la connexion virtuelle se substituant au lien sensible, l’existence s’éloignerait d’un destin proprement humain.

Biosécurité et politique

Giorgio Agamben

Ce qui frappe dans les réactions aux dispositifs d’exception qui ont été mis en place dans notre pays (et pas seulement dans celui-ci) est l’incapacité de les observer au-delà du contexte immédiat dans lequel ils semblent opérer. Rares sont ceux qui essaient, à l’inverse, comme pourtant une analyse politique sérieuse imposerait de le faire, de les interpréter comme les symptômes et les signes d’une expérimentation plus large, dans laquelle est en jeu un nouveau paradigme de gouvernement des hommes et des choses. Déjà dans un livre publié il y a sept ans, qu’il vaut la peine de relire aujourd’hui attentivement (Tempêtes microbiennes, Gallimard, 2013), Patrick Zylberman avait décrit le processus par lequel la sécurité sanitaire, jusqu’alors restée en marge des calculs politiques, allait devenir une partie essentielle des stratégies politiques étatiques et internationales. Est en question rien moins que la création d’une sorte de “terreur sanitaire” comme instrument pour gouverner suivant ce qui est défini comme le worst case scenario, le scénario du pire des cas. C’est selon cette logique du pire que, déjà en 2005, l’Organisation mondiale de la santé avait annoncé de “deux à 150 millions de morts pour la grippe aviaire qui arrivait”, suggérant une stratégie politique que les États n’étaient pas alors encore préparés à accueillir. Zylberman montre que le dispositif que l’on suggérait s’articulait en trois points : 1) construction, sur la base d’un risque possible, d’un scénario fictif dans lequel les données sont présentées d’une façon qui favorise les comportements permettant de gouverner en situation extrême ; 2) adoption de la logique du pire comme régime de rationalité politique ; 3) l’organisation intégrale du corps des citoyens de façon à renforcer le maximum d’adhésion aux institutions de gouvernement, en produisant une sorte de civisme superlatif dans lequel les obligations imposées sont présentées comme des preuves d’altruisme et le citoyen n’a plus droit à la santé (health safety), mais devient juridiquement obligé à la santé (biosecurity).
Ce que Zylberman décrivait en 2013 s’est aujourd’hui vérifié avec exactitude. Il est évident que, au-delà de la situation d’urgence liée à un certain virus, qui pourra dans le futur laisser la place à un autre, ce qui est en question est le dessein d’un paradigme de gouvernement dont l’efficacité dépasse de très loin celle de toutes les formes de gouvernement que l’histoire politique de l’Occident avait jusqu’à présent connues. Si déjà, dans le déclin progressif des idéologies et des croyances politiques, les raisons de sécurité avaient permis de faire accepter aux citoyens des limitations des libertés qu’ils n’étaient pas disposés à accepter auparavant, la biosécurité s’est démontrée capable de présenter l’absolue cessation de toute activité politique et de tout rapport social comme la forme maximale de participation civique. L’on a ainsi pu assister au paradoxe des organisations de gauche, traditionnellement habituées à revendiquer des droits et à dénoncer des violations de la constitution, accepter sans réserve des limitations de la liberté décidées par des décrets ministériels privés de toute légalité et que même le fascisme n’avait jamais rêver de pouvoir imposer.
Il est évident – et les autorités de gouvernement elles-mêmes ne cessent de nous le rappeler – que ce qui est nommé “distanciation sociale” deviendra le modèle de la politique qui nous attend et que (comme les représentants de la “task force”, dont les membres se trouvent en conflit d’intérêts manifeste avec la fonction qu’ils devraient exercer, l’ont annoncé) l’on profitera de cette distanciation pour substituer partout les dispositifs technologiques digitaux aux rapports humains dans leur dimension physique, devenus comme tels suspects de contagion (contagion politique, s’entend). Les cours universitaires, comme le MIUR [1] l’a déjà recommandé, se feront à partir de l’an prochain régulièrement en ligne, l’on ne se reconnaîtra plus en se regardant le visage, qui pourra être recouvert d’un masque sanitaire, mais par des dispositifs digitaux qui reconnaîtront les données biologiques obligatoirement prélevées et tout “rassemblement”, qu’il soit organisé pour des raisons politiques ou simplement d’amitié, continuera d’être interdit.
Se trouve en question l’entière conception des destins de la société humaine dans une perspective qui, par bien des aspects, semble avoir pris des religions désormais à leur crépuscule l’idée apocalyptique d’une fin du monde. Après que la politique eut été remplacée par l’économie, maintenant même celle-ci, pour pouvoir gouverner, devra être intégrée dans le nouveau paradigme de biosécurité, auquel toutes les autres exigences devront être sacrifiées. Il est légitime de se demander si une telle société pourra encore se définir comme humaine ou si la perte des rapports sensibles, du visage, de l’amitié, de l’amour, peut être vraiment compensée par une sécurité sanitaire abstraite et qui peut être présumée entièrement fictive.

Traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 11 mai 2020

paru dans lundimatin#243, le 18 mai 2020

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Tempêtes microbiennes. Essai sur la politique de sécurité sanitaire dans le monde transatlantique

À l’Ouest, du nouveau.
Fin septembre 2005, le coordinateur pour la lutte contre la grippe aviaire et humaine à Genève prédisait de 2 à 150 millions de morts dans le monde lors d’une prochaine pandémie, « comme en 1918 ! » tenait-il à préciser. Assurément, un nouveau spectre hante le monde transatlantique : la terreur biologique.
Les États planchent sur des scénarios catastrophes, afin que l’économie mondiale ne soit pas frappée, du jour au lendemain, par la mise hors travail de cadres dirigeants et de simples ouvriers affaiblis par l’infection. Cette peinture des « tempêtes microbiennes » traduit une amplification considérable de l’idée de sécurité sanitaire et une dégringolade vertigineuse dans la fiction (chiffres exagérés, analogies sans fondement, etc.) lorsqu’il s’agit de définir la prévention contre les menaces microbiennes et les procédures de gestion des crises épidémiques.
Patrick Zylberman dégage trois grands axes de la sécurité sanitaire :
– La place grandissante faite aux scénarios (fictions qui feignent le réel en proposant des situations imaginaires mais propices à l’apprentissage des réflexes et comportements visant à la maîtrise des événements) ;
– Le choix systématique de la logique du pire comme régime de rationalité de la crise microbienne. Or l’événement déjoue les prévisions : il est toujours autre chose. Les scénarios du pire deviennent un handicap pour la pensée, parce qu’ils demeurent prisonniers de la modélisation ;
– L’organisation du corps civique : dans l’espoir de renforcer l’adhésion aux institutions politiques et de faire face à la désorganisation sociale engendrée par la crise épidémique, les démocraties sont de plus en plus tentées d’imposer un civisme au superlatif (l’accent est mis sur les devoirs et les obligations du citoyen comme sur la nécessité de faire preuve d’altruisme), qu’il s’agisse des quarantaines, de la vaccination, voire de la constitution de réserves sanitaires sur le modèle des réserves de la sécurité civile.
Ce faisant, la sécurité sanitaire transatlantique contribue à la crise de l’État-nation. Afin de maîtriser des problèmes qui sont précisément inter-nationaux dans leur nature, les États adoptent des solutions globales, même ceux qui, comme les États-Unis ou la Chine, se montrent d’ordinaire extrêmement chatouilleux sur le chapitre de la souveraineté nationale.

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EXTRAITS

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A.G., 18 mai 2020.


[1Ministère de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche.