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Maudit Joseph de Maistre

D 25 juin 2007     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans la dernière livraison du Nouvel Obs du 21 juin 2007, un article de Philippe Sollers qui y officie pour ses chroniques depuis que Le Monde, pour sa refondation manquée, décida de l’évincer en même temps que la grande prétresse de la rubrique littéraire : Josyane Savigneau - un couple devenu maudit. Et voilà que Sollers s’intéresse à un autre maudit : Joseph de Maistre (1753-1821).

Il condamna la Révolution française, la démocratie et les idées nouvelles. Difficile de trouver plus réac et moins fréquentable que Joseph de Maistre. Et pourtant les raisons ne manquent pas de le lire. Explications.

Connaissez-vous Joseph de Maistre (1753-1821) ? Non, bien sûr, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui d’auteur plus maudit. Oh, sans doute, vous en avez vaguement entendu parler comme du monstre le plus réactionnaire que la terre ait porté, comme un fanatique du trône et de l’autel, comme un ultra au style fulgurant, sans doute, mais tellement à contre-courant de ce qui vous paraît naturel, démocratique, sacré, et même tout simplement humain, qu’il est urgent d’effacer son nom de l’histoire normale. Maistre ? Le diable lui-même. Baudelaire, un de ses rares admirateurs inconditionnels, a peut-être pensé à lui en écrivant que personne n’était plus catholique que le diable. Ouvrez un volume de Maistre, vous serez servis.

Maudit, donc, mais pas à l’ancienne, comme Sade ou d’autres, qui sont désormais sortis de l’enfer pour devenir des classiques de la subversion. Non, maudit de façon plus radicale et définitive, puisqu’on ne voit pas qui pourrait s’en réclamer un seul instant. La droite ou même l’extrême-droite ? Pas question, c’est trop aristocratique, trop fort, trop beau, effrayant. La gauche ? La cause est entendue, qu’on lui coupe la tête. Les catholiques ? Allons donc, ce type est un fou, et nous avons assez d’ennuis comme ça. Le pape ? Prudent silence par rapport à ce royaliste plus royaliste que le roi, à ce défenseur du Saint-Siège plus papiste que le pape. Vous me dites que c’est un des plus grands écrivains français ? Peut-être, mais le style n’excuse pas tout, et vous voyez bien que son cas est pendable. Maistre ? Un Sade blanc . Ou, si vous préférez, un Voltaire retourné et chauffé au rouge.

D’où l’importance, pour les mauvais esprits en devenir, de ce recueil de certaines des oeuvres les plus importantes de ce maudit comte, « Considérations sur la France », « les Soirées de Saint-Pétersbourg », « Eclaircissements sur les sacrifices », chefs-d’oeuvre rassemblés et présentés admirablement par Pierre Glaudes, avec un dictionnaire fourmillant d’informations et de révélations historiques. Vous prenez ce livre en cachette, vous l’introduisez dans votre bibliothèque d’enfer, le vrai, celui dont on n’a aucune chance de sortir. Ne dites à personne que vous lisez Joseph de Maistre. Plus réfractaire à notre radieuse démocratie, tu meurs.

Cioran, en bon nihiliste extralucide, lui a consacré, en 1957, un beau texte fasciné, repris dans « Exercices d’admiration » ( Gallimard , coll. « Arcades », 1986 ) . Il reconnaît en lui « le génie et le goût de la provocation », et le compare, s’il vous plaît, à saint Paul et à Nietzsche. Bien vu. Le plaisir étrange qu’on a à le lire, dit-il, est le même qu’à se plonger dans Saint-Simon. Mais, ajoute Cioran, « vouloir disséquer leur prose, autant vouloir analyser une tempête ». Le style de Maistre ? Voici : « Ce qu’on croit vrai, il faut le dire et le dire hardiment ; je voudrais, m’en coûtât-il grand-chose , découvrir une vérité pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint . » Feu, donc, mais de quoi s’agit-il ? Evidemment, encore et toujours, du grand événement qui se poursuit toujours, à savoir la Révolution française, dont Maistre a subi et compris le choc comme personne, devenant par là même un terroriste absolu contre la Terreur. Ecoutez ça : « Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui le distingue de tout ce qu’on a vu et peut-être de tout ce qu’on verra. » Cette phrase est écrite en 1797, et, bien entendu, le lecteur moderne bute sur « satanique », tout en se demandant si, depuis cette définition qui lui paraît aberrante, on n’a pas vu mieux, c’est-à-dire pire. Dieu aurait donc déchaîné Satan sur la terre pour punir l’humanité de ses crimes liés au péché originel ? Maistre est étonnamment biblique, il se comporte comme un prophète de l’Ancien Testament, ce qui est pour le moins curieux pour ce franc-maçon nourri d’illuminisme. Mais voyez-le décrivant la chute du sceptre dans la boue et de la religion dans l’ordure :
« Il n’y a plus de prêtres, on les a chassés, égorgés, avilis ; on les a dépouillés : et ceux qui ont échappé à la guillotine, aux bûchers, aux poignards, aux fusillades, aux noyades, à la déportation reçoivent aujourd’hui l’aumône qu’ils donnaient jadis...


Illustration de l’article du Nouvel Observateur

Les autels sont renversés ; on a promené dans les rues des animaux immondes sous les vêtements des pontifes ; les coupes sacrées ont servi à d’abominables orgies ; et sur ces autels que la foi antique environne de chérubins éblouis, on a fait monter des prostituées nues. » Et ceci (au fond toujours actuel) : « Il n’y a pas d’homme d’esprit en France qui ne se méprise plus ou moins. L’ignominie nationale pèse sur tous les coeurs (car jamais le peuple ne fut méprisé par des maîtres plus méprisables) ; on a donc besoin de se consoler, et les bons citoyens le font à leur manière. Mais l’homme vil et corrompu, étranger à toutes les idées élevées, se venge de son abjection passée et présente, en contemplant, avec cette volupté ineffable qui n’est connue que de la bassesse, le spectacle de la grandeur humiliée. »

Vous voyez bien, ce Maistre n’est pas fréquentable, il vous forcerait à refaire des cauchemars de culpabilité, et, en plus, il vous donne des leçons d’histoire depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Mais enfin, pour lui, d’où vient ce mal français devenu mondial ? De l’Eglise gallicane, d’abord (polémique avec Bossuet), du protestantisme, en fait, et puis du « philosophisme » . La haine de Maistre pour le protestantisme atteint des proportions fabuleuses, dont l’excès a quelque chose de réjouissant : « Le plus grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme. » Maistre n’en finira pas d’aggraver sa diatribe inspirée, notamment dans son grand livre « Du pape » (1819), malheureusement absent du volume actuel [1]. « Qu’est-ce qu’un protestant ? Quelqu’un qui n’est pas catholique. » Et voilà, c’est tout simple, vous voyez bien que cet énervé est maudit, avec lui aucun « oecuménisme » n’est possible. Rome, rien que Rome, tout le reste est nul.

On aurait tort, cependant, de penser que Maistre s’en tient au registre de l’anathème. « Les Soirées », « Eclaircissements sur les sacrifices » sont aussi des traités de haute métaphysique qui suffiraient à prouver l’abîme qui le sépare des « réactionnaires » de tous les temps. Ses propos recèlent alors un sens initiatique parfois ahurissant lorsqu’il démontre que la guerre est « divine » et qu’elle est incompréhensible, sinon comme phénomène surnaturel, prouvant qu’il n’y a de salut que par le sang et la réversibilité des mérites. Le lecteur moderne ne peut que s’indigner en entendant parler d’une « inculpation en masse de l’humanité » due à la Chute : « L’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres. » Plus hardi encore : « Si l’on avait des tables de massacres comme on a des tables de météorologie, qui sait si on n’en découvrirait pas la loi au bout de quelques siècles d’observation ? » Suspendez « la loi d’amour », dit Maistre, et en un clin d’oeil, en pleine civilisation, vous voyez « le sang innocent couvrant les échafauds, des hommes frisant et poudrant des têtes sanglantes, et la bouche même des femmes souillée de sang humain ». Ces choses ont eu lieu, elles ont lieu sans cesse. L’amour ? Mais qu’est-ce que l’amour ? Un acte de foi : « La foi est une croyance par amour, et l’amour n’argumente pas. »

Cioran, subjugué et accablé par Maistre, termine en disant qu’après l’avoir lu on a envie de s’abandonner aux délices du scepticisme et de l’hérésie. Il y a pourtant des moments où la certitude et le dogme ont leur charme, qu’on croyait aboli. Sur le plan de la raison raisonnante, Maistre a eu tort. Il n’a rien vu, bien au contraire, de la régénération qu’il annonçait. Il est mort en 1821 à Turin (date de naissance de Baudelaire), et il est enterré dans l’église des jésuites, à deux pas du saint suaire contesté et du lieu d’effondrement de Nietzsche. Ces trois points triangulaires me font rêver.

« Oeuvres », par Joseph de Maistre, éd. établie et annotée par Pierre Glaudes, Laffont, coll. « Bouquins », 1 376 p.

Le comte Joseph de Maistre, né à Chambéry en 1753, mort à Turin en 1821, après avoir émigré lors de la Révolution française, fut l’ambassadeur, à Saint-Pétersbourg, du roi de Sardaigne. Il a publié « Considérations sur la France » en 1796 et « Du pape » en 1819.

Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur-2224-21/06/2007.

*

Lire aussi : Prodigieux Joseph de Maistre (entretien avec Ph. Sollers)

La revue L’Infini a publié dans son numéro 31 (automne 1990) « La langue chinoise » de Joseph de Maistre.
La revue art press a consacré un dossier à Joseph de Maistre dans son numéro 180 (mai 1993), avec un article de Jacques Henric et des extraits de la préface de Jean-Louis Schéfer à un recueil de textes choisis aux éditions Presse Pocket.

*

Considérations sur la France (1796)
Joseph de Maistre

« Et pourtant les raisons ne manquent pas de le lire » nous dit Sollers...

Prenons le au mot, Joseph de Maistre, ce contemporain de la Révolution et de la Constituante a-t-il quelque chose à nous dire sur une autre Constitution, celle de l’Europe, devenu « Traité modificatif », aux forceps, l’autre nuit.


Extrait de « Considérations sur la France (1796) »
 :

L’homme peut tout modifier dans la sphère de son activité, mais il ne crée rien : telle est sa loi, au physique comme au moral. L’homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières ; mais jamais il ne s’est figuré qu’il avait le pouvoir de faire un arbre.
Comment s’est-il imaginé qu’il avait celui de faire une Constitution ?
[...]
Aucune Constitution ne résulte d’une délibération : les droits des peuples ne sont jamais écrits, ou du moins les actes constitutifs ou les lois fondamentales écrites, ne sont jamais que des titres déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre chose sinon qu’ils existent parce qu’ils existent.

[...]
Les droits du peuple proprement dit partent assez souvent de la concession des souverains ; mais les droits du souverain et de l’aristocratie, du moins les droits essentiels, constitutifs et radicaux, s’il est permis de s’exprimer ainsi, n’ont ni date ni auteurs.

Les concessions même du souverain ont toujours été précédées par un état de choses qui les nécessitait et qui ne dépendait pas de lui

Quoique les lois écrites ne soient jamais que des déclarations de droits antérieurs,cependant il s’en faut de beaucoup que tout ce qui peut être écrit le soit ; il y a même toujours dans chaque Constitution quelque chose qui ne peut être écrit, et qu’il faut laisser dans un nuage sombre et vénérable, sous peine de renverser l’Etat.

Plus on écrit, et plus l’institution est faible, la raison en est claire. Les lois ne sont que des déclarations de droits, et les droits ne sont déclarés que lorsqu’ils sont attaqués ; en sorte que la multiplicité des lois constitutionnelles écrites ne prouve que la multiplicité des chocs et le danger d’une destruction. Voilà pourquoi l’institution la plus vigoureuse de l’Antiquité profane fut celle de Lacédémone, où l’on n’écrivit rien.

Nulle nation ne peut se donner la liberté si elle ne l’a pas. Lorsqu’elle commence à réfléchir sur elle-même, ses lois sont faites. L’influence humaine ne s’étend pas au-delà du développement des droits existants, mais qui étaient méconnus ou contestés. Si des imprudents franchissent ces limites par des réformes téméraires, la nation perd ce qu’elle avait, sans atteindre ce qu’elle veut. De là résulte la nécessité de n’innover que très rarement, et toujours avec mesure et tremblement.

Une assemblée quelconque d’hommes ne peut constituer une nation[1] ; et même cette entreprise excède en folie ce que tous les Bedlams de l’univers peuvent enfanter de plus absurde et de plus extravagant.

Prouver en détail cette proposition, après ce que j’ai dit, serait, ce me semble, manquer de respect à ceux qui savent, et faire trop d’honneur à ceux qui ne savent pas.

[1] Est-ce pour cela que le « Traité modificatif » a retiré tous les symboles inscrits dans le projet avorté de Constitution pour l’Europe : drapeau, hymne (rien moins que l’Ode à la joie), devise ("L’Union dans la diversité") ? Ces symboles étaient-ils si dangereux pour ne pas être acceptables par tous ? Jetés avec l’eau du bain, sans véritable considération. Pas proscrits, mais pas en odeur de sainteté ! N’est-ce pas vendre l’âme européenne au diable que de ne pas reconnaître ses attributs symboliques. « L’homme ne vit pas que de pain... », vieille rengaine oubliée ou occultée qui se rappelle pourtant à nous dans les symptômes divers du mal-être. Une Europe sans âme, c’est le consensus à minima sur l’autel du pragmatisme et de l’efficacité, qui n’a pas besoin de rêve et d’irrationnel.
« Deux pas en avant, un pas en arrière » analyse Jacques Delors, ce matin, dans une interview radio, ajoutant : « l’Europe a toujours avancé, ainsi ». Bouffée d’oxygène en situation d’asphyxie, certes salutaire et vitale. Sortie de la salle de réanimation.
Pourtant, même le marketing pragmatiste et efficace reconnaît les vertus de ces symboles transposés en drapeau-logo, hymne-jingle, devise-slogan... Mais voilà, l’Europe n’a pas encore son prophète. Les temps ne sont pas encore venus pour sa venue.

En attendant, prions ! l’Europe vaut bien une messe.]

***

[1Voir Joseph de Maistre, Du pape.

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3 Messages

  • A.G. | 6 novembre 2007 - 00:35 1

    Un curieux enfant des Lumières

    Enfin le philosophe savoisien en poche ! Enfin un Maistre portable ! On l’attendait depuis longtemps. Il y a quelques années, pour un séminaire à la Sorbonne, tout ce qu’on trouvait sur le marché était les Considérations sur la France, son pamphlet de 1797 qui lança - avec les Réflexions sur la Révolution d’Edmund Burke - la tradition contre-révolutionnaire : « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme, s’écriait cet anti-Rousseau dans un sarcasme typique. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. »

    Mais pour Les Soirées de Saint-Pétersbourg, avec leurs saisissantes glorifications du bourreau et du soldat - « Au milieu du sang qu’il fait couler, il est humain comme l’épouse est chaste dans les transports de l’amour » -, on était condamné à télécharger le scannage approximatif d’un amateur, sans certitude, comme souvent sur le Net, ni sur l’édition ni sur le texte. Il n’empêche : les étudiants n’en revenaient pas qu’on les ait privés jusque-là de cette langue ironique et sublime, et ils se passionnaient pour la pensée véhémente et paradoxale du maître à raisonner de Baudelaire.

    Aucune grande édition de De Maistre n’avait été menée à bien depuis les  ?uvres complètes chez Vitte dans les années 1880, et la succulente anthologie de Cioran, datant de 1957 et reprise chez Pauvert, n’était plus réimprimée depuis les beaux jours de la collection « Libertés ». Guy Schoeller, l’inventeur de « Bouquins », avait voulu une nouvelle édition, et Robert Kopp a porté le projet, mais c’est avant tout à Pierre Glaudes, éditeur impeccable et préfacier subtil, qu’il faut rendre grâce pour cette restauration de De Maistre.

    Etrange homme que celui-là, fils des Lumières retourné contre elles, autoritaire et cruel par la plume, mais doux en famille et charmant dans le monde. Lamartine, qui l’avait connu, rapportait à Sainte-Beuve qu’il était « gai dans la conversation, plein d’histoires assez bouffonnes, drolatiques ». Aussi le poète des Girondins ne prenait-il pas au sérieux ses provocations : il s’agissait « de faire de l’effet, de plaire aux Parisiens qu’il n’avait guère jamais vus ».

    Or de Maistre reste scandaleux. C’est pourquoi l’on a tant tardé à le rééditer. Sa grande idée, des Considérations aux Soirées, c’est le providentialisme : la Révolution est non seulement une punition, mais aussi une régénération. Aussi fin dialecticien que Hegel, il soutient que « le rétablissement de la Monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la Révolution ». Le propos fera de lui le prophète de la Restauration, laquelle devait fatalement le décevoir : « Du temps de la canaillocratie, je pouvais, à mes risques et périls, dire leurs vérités à ces inconcevables souverains ; mais aujourd’hui ceux qui se trompent sont de trop bonnes maisons pour qu’on puisse se permettre de leur dire la vérité ! La révolution est bien plus terrible que du temps de Robespierre. »

    Dans ses quolibets contre la souveraineté du peuple ou la Réforme, dans son apologie de l’Inquisition ou de l’autorité du pape, dans sa sacralisation de la violence et du sang, on a pu voir un fanatique ultramontain ou - par exemple Isaiah Berlin - un précurseur du fascisme. Comme si Maurras et Georges Sorel sortaient de lui. Mais son ontologie du Mal rend ce catholique peu chrétien et même très hérétique. Et sa théorie de la réversibilité des souffrances de l’innocent au profit du coupable, variation perverse sur le dogme de la communion des saints, le range du côté de Sade, de Baudelaire et de Bataille, plutôt que des penseurs totalitaires du XXe siècle.

    Rien à voir avec Bonald, le vrai père de la réaction traditionaliste. De Maistre, rappelait Faguet, « est un pessimiste » qui exagère l’existence du Mal, Bonald « un optimiste » qui « voit l’ordre et le bien immanents au monde ». « L’un est extrêmement compliqué, et captieux, et à mille détours. L’autre a le système le plus simple, le plus court et le plus direct. - L’un est paradoxal à outrance, et croit trop simple pour être vraie une idée qui n’étonne point. L’autre voudrait ne rien dire qui ne fût absolument traditionnel et de toute éternité. - L’un est mystificateur et taquin, et risque scandale au service de la vérité. L’autre, grave, sincère et d’une probité intellectuelle absolue. » Bref, «  l’un est un merveilleux sophiste, et l’autre un scolastique obstiné ».

    C’est pourquoi, à la différence de Bonald, de Maistre a exercé une profonde influence sur les écrivains, tandis que l’Action française ne savait trop que faire de lui. La lecture de son oeuvre reste indispensable pour comprendre une bonne partie de la littérature des deux derniers siècles. Il est à l’origine de ce mélange de pathos et d’ironie - découvert chez Burke, suivant George Steiner - qui devait caractériser tous les dissidents des Lumières, de Ballanche et de Lamennais à Guénon, de Baudelaire à Bataille, ou de Barbey d’Aurevilly à Bloy et à Caillois. Barthes voyait en lui un « déphasé » dont la passion de la langue rendait les excès inoffensifs. Son arrogance était celle du dandy, du « pur écrivain ».

    Auprès des deux grands classiques, les Considérations et les Soirées, Glaudes a réuni quelques textes moins évidents, les Six paradoxes (en fait cinq), les essais Sur le protestantisme, Sur le principe générateur des constitutions, et Sur les sacrifices, ainsi que - en collaboration avec deux savants maistriens, Jean-Louis Darcel et Jean-Yves Pranchère - un judicieux « Dictionnaire Joseph de Maistre ». A quand une réédition du traité Du pape ou des Lettres sur l’Inquisition, et surtout une anthologie de la correspondance (6 volumes sur 14 des ?uvres complètes) ? C’est là que de Maistre, essayant ses idées, s’exprime avec le plus de liberté et de plaisir. « Le paradoxe, disait de lui joliment Faguet, est la méchanceté des hommes bons qui ont trop d’esprit. »

    Antoine Compagnon, Le Monde du 04/05/07.


  • D.B. | 25 juin 2007 - 18:54 2

    « Ce qu’on croit vrai, il faut le dire, et le dire hardiment ; je voudrais, m’en coutât-il grand’chose, découvrir une vérité faite pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint. »...

    Et en écho donc, chez Baudelaire, dans une des lettres à sa mère : "Mais si jamais je peux rattrapper la verdeur et l’énergie dont j’ai joui quelquefois, je soulagerai ma colère par des livres épouvantables. Je voudrais mettre la race humaine toute entière contre moi. Je vois là une jouissance qui me consolerait de tout."


  • A.G. | 25 juin 2007 - 17:34 3

    " Maistre, le grand génie de notre temps - un voyant . "
    L’admiration déclarée n’est pas, cette fois, de Rimbaud mais de Baudelaire qui ajoute dans sa correspondance : " De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à  raisonner . "
    Question de  logique donc.

    Dans Femmes, le narrateur qui donne son roman en cours à corriger et à traduire à un écrivain français S., écrit (nous donnons la version française avec ses points de suspension) :

    « Etrange S. Je n’entends, à son sujet, que des remarques ironiques ou apitoyées. Je me demande s’il a choisi de faire semblant de ne s’apercevoir de rien (je suis un peu inquiet de sa réaction devant ces lignes) (note après-coup : aucune réaction)... Qu’est-ce qui le soutient au fond ? Sur quelle force s’appuie-t-il ? Pourquoi fait-il ça ? Finalement, c’est une sorte de passion religieuse. Il m’a cité un jour une phrase de Joseph de Maistre, le mal-jugé par excellence, le réactionnaire en personne selon l’opinion reçue, l’écrivain, peut-être, de l’humour suprême, en tout cas le penseur préféré de Baudelaire : « Ce qu’on croit vrai, il faut le dire, et le dire hardiment ; je voudrais, m’en coutât-il grand’chose, découvrir une vérité faite pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint. » On dirait du saint Paul, non ? me dit S. L’insolence appuyée en plus... — Mais si ce qu’on croit vrai était faux ? — Il reste la hardiesse... C’est la hardiesse qu’on vous reproche, jamais la justesse ou l’erreur. »... La vérité de S., c’est l ?affirmation de ce style-là... A brûle-pourpoint, j’aime l’expression... Je le vois toujours soucieux de se référer aux classiques... Mais alors, l’avant-garde ? La modernité ? Tout ça, dans quoi on le range habituellement ? Classique ! Classique ! me crie-t-il, strictement classique ! »