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Mark Rothko : la grande rétrospective

Fondation Louis Vuitton

D 23 octobre 2023     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



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La Fondation Louis Vuitton
18 octobre 2023.

Vous avez lu Mark Rothko (1903-1970) ? Voici la suite.

« Une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. Par conséquent, c’est un acte dur et risqué de l’envoyer de par le monde. » Mark Rothko, La réalité de l’artiste.

« Il est difficile à l’artiste d’accepter le caractère inamical de la société envers son activité. Cependant, cette hostilité même peut agir comme levier d’une véritable libération. » Mark Rothko, Ecrits sur l’art.

Première rétrospective en France consacrée au peintre américain Mark Rothko (1903-1970) depuis celle du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1999, l’exposition présentée à la Fondation à partir du 18 octobre 2023 réunit quelque 115 œuvres provenant des plus grandes collections institutionnelles, notamment de la National Gallery of Art de Washington, de la Tate de Londres et de la Phillips Collection de Washington, et de grandes collections privées internationales dont celle de la famille de l’artiste.

Se déployant dans la totalité des espaces de la Fondation, selon un parcours chronologique, elle retrace l’ensemble de la carrière de l’artiste depuis ses premières peintures figuratives jusqu’à l’abstraction qui définit aujourd’hui son œuvre.

Des œuvres abstraites… Oui, mais pas seulement. Mark Rothko s’en défendait, en affirmant que sa peinture était vivante. Démonstration ici à la Fondation Vuitton, avec cette exposition magistrale, la plus grande au monde qui lui ait été consacrée. 115 chefs-d’œuvre dans des formats absolument monumentaux qui se déclinent à l’infini sur les 4 étages de l’institution parisienne. Face à cette palette XXL, difficile de ne pas se sentir absorbé par ces couleurs diffuses, presque hypnotiques, exerçant sur nous ce mystérieux pouvoir de fascination. De loin, des masses parfaitement équilibrées, à la géométrie floue. De près, un brouillard diffus qui nous absorbe. Reculez. L’œuvre n’est plus celle que vous aviez vue au début. Notre regard change, décrypte, ressent.

Mark Rothko - La peinture vous regarde

Réalisation : Pascale Bouhénic
France, 2023

Emplie de couleurs, de sensualité, de drames et d’émotions, la peinture de Rothko se révèle avec éclat dans ce subtil portrait du maître américain de l’expressionnisme abstrait.

Né en 1903, il y a cent vingt ans, à Dvinsk, cité située dans l’actuelle Lettonie, Mark Rothko émigre, à 9 ans, à Portland avec sa famille pour échapper aux pogroms russes. Il est le seul de sa fratrie à recevoir une éducation juive, ce qui le marquera durablement. Admis dans la prestigieuse mais conservatrice université de Yale, cet élève brillant préfère s’initier à la peinture à New York. Fasciné par l’architecture de la ville, il peint les entrées animées des théâtres ou la solitude des quais du métro, avec des silhouettes qui, bientôt, vont disparaître. Car, après le choc de la Seconde Guerre mondiale, Rothko renonce au figuratif, comme d’autres de ses confrères de l’école de New York, avec qui il s’est parfois lié d’amitié, tels Barnett Newman, Jackson Pollock ou Adolph Gottlieb. Mais cet esprit nuancé, aux idées de gauche affirmées, refusera sa vie durant tout catalogage. "Mon art n’est pas abstrait, il vit et il respire", affirme-t-il.

Abstraction et matérialité

Rothko, qui souhaitait "élever la peinture au même niveau d’intensité que la musique et la poésie", a réfléchi à la place de l’artiste et au regard du spectateur, conseillant même d’accrocher ses tableaux assez bas, comme dans un atelier, avec un éclairage modéré. Quand on s’immerge dans ses immenses toiles, comme nous y invite ce documentaire, on voit vibrer les strates de couleur tapies sous la surface, monochrome en apparence, des grands rectangles qui l’ont rendu célèbre. Elles semblent envelopper ceux qui les contemplent, suscitant une sensation d’intimité, faisant jaillir l’émotion, renfermant des drames… Cet artiste alchimiste a gardé secrets ses mélanges, qu’il ne cessera de perfectionner, utilisant les pigments modernes mais aussi l’œuf ou la résine, s’inspirant de la chimie comme de vieilles recettes italiennes. Ponctué d’interventions de Christopher Rothko, son fils, du chercheur Philippe Walter ou de l’historienne de l’art Carol Mancusi-Ungaro, qui restaura les toiles de la superbe chapelle Rothko à Houston, et axé sur l’élaboration d’une œuvre dont on mesure la matérialité, ce documentaire subtil et sensible retrace le parcours de ce maître radical, rattaché au courant de l’expressionnisme abstrait, qui mit fin à ses jours dans son atelier en 1970.

Exposition « Mark Rothko » : « Ses tableaux parlent une langue universelle qui n’a pas besoin d’explications »

Dans un entretien au « Monde », les deux commissaires de la rétrospective consacrée à l’artiste qui se tient à la Fondation Louis Vuitton, l’historienne d’art Suzanne Pagé, directrice artistique du musée, et le fils du peintre, Christopher Rothko, reviennent sur leur quête pour retrouver et proposer au public des œuvres méconnues.

Propos recueillis par Harry Bellet
Publié le 20 octobre à 06h15, modifié à 10h51


Christopher Rothko et Suzanne Pagé, lors de l’accrochage de l’exposition « Mark Rothko », à la Fondation Louis Vuitton, à Paris, le 13 octobre 2023.
FONDATION LOUIS VUITTON/MARIE LEVI. ZOOM : cliquer sur l’image.

Suzanne Pagé, historienne de l’art, conservatrice et directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, avait déjà monté une exposition autour de l’œuvre de Mark Rothko, en 1999, lorsqu’elle travaillait au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Pour la nouvelle rétrospective parisienne qui se tient jusqu’au 2 avril 2024, elle s’est alliée avec le fils du peintre, Christopher Rothko, docteur en psychologie. Les deux commissaires reviennent sur leurs choix.

Il y a déjà eu des expositions de Mark Rothko à Paris. En quoi celle-ci diffère-t-elle des autres ?

Suzanne Pagé : Nous avons le témoignage de la critique d’art Dora Vallier sur la première, en 1962 [au Musée d’art moderne de la Ville de Paris]. Il y avait quarante-quatre tableaux repris d’une exposition du MoMA. Il pleuvait, il neigeait même, et elle était accrochée dans les sous-sols du musée, le pire endroit. Le temps était si épouvantable qu’il a fallu fermer et que Dora Vallier est l’une des rares à l’avoir vue. Celle de 1972 [au Musée national d’art moderne] me pose problème : les tableaux avaient été choisis par la galerie Marlborough de New York, laquelle s’est opposée à la famille de Rothko après sa mort. Un long procès s’est ensuivi, que les enfants de Rothko ont fini par gagner. Mais, malgré le respect que j’ai pour le conservateur de l’époque [Jean Leymarie], il s’agissait alors clairement d’une exposition de nature commerciale. Celle dont j’étais commissaire, en 1999, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, venait de la National Gallery de Washington, et était passée par le Guggenheim de New York avant d’atterrir chez nous. Or, nous n’avions plus qu’un tiers des tableaux de l’exposition d’origine, même si Nicholas Serota, qui dirigeait la Tate [à Londres], m’avait prêté, en plus, quelques-unes des œuvres…

Christopher Rothko : J’ai vu cette exposition à New York puis celle à Paris. Elles étaient en effet très différentes, mais c’est à cette occasion que j’ai rencontré Suzanne.

S. P. : Cette fois-ci encore, il neigeait le jour du vernissage, mais les gens faisaient tout de même la queue pour entrer. La réception critique avait été remarquable et je crois que cela a touché Christopher. Cela, et le fait que l’on ait respecté les demandes posthumes de son père, à propos de la couleur des murs, de l’éclairage et de la hauteur à laquelle nous accrochions ses œuvres, sujets auxquels il était très sensible. C’est ce que nous faisons peu ou prou à la Fondation Louis Vuitton.

C. R. : Je ne voulais pas que cette exposition soit limitée aux œuvres de la National Gallery de Washington, de la Tate ou de ma famille. J’ai donc cherché des tableaux que les Européens, et même la plupart des Américains, ne connaissaient pas. Outre les collections privées, il y en a dans de tout petits musées partout aux Etats-Unis, dans des villes dont beaucoup n’ont même jamais entendu parler. Certains n’en étaient pas sortis depuis des décennies.

S. P. : La plupart des œuvres viennent en effet de musées – nous n’avons que treize prêts de collectionneurs privés.

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Dont le tableau que possède Bernard Arnault ?

S. P. : En fait, non. Il est en très mauvais état, et en cours de restauration.

C. R. : C’est un travail extrêmement complexe. Mon père mélangeait différentes techniques, la tempera [peinture à base d’œuf], l’huile, et peignait en couches si minces, à un degré rarement vu, que la moindre griffure, le moindre choc, peut abîmer le tableau, parfois définitivement.

Quelqu’un, se disant artiste, a commis, il y a une dizaine d’années, un graffiti sur une des toiles de la Tate Modern, à Londres…

C. R. : Désormais, c’est un artiste ! [Précisons, pour ne pas susciter de nouvelles vocations, que Christopher Rothko, comme son père avant lui, a un sens de l’ironie féroce et qu’un nouveau vandale ne resterait pas dans l’histoire de l’art, mais dans celle des grands procès pénaux…] La remise en état a demandé un travail incroyable : les restaurateurs n’ont pas réparé le tableau lui-même, mais posé sur sa « blessure » une sorte de peau très fine sur laquelle ils ont repeint ce qui se trouve au-dessous. C’est totalement invisible, c’est fabuleux. Cette façon de peindre en couches minces lui venait, je crois, des primitifs de la première Renaissance italienne, et surtout de Giotto. Avec Michel-Ange, il se battait un peu ! De Léonard de Vinci, il disait que c’était lui qui avait inventé la lumière… Mais il était contre l’illusion produite par son utilisation de la perspective atmosphérique, quand les bleus du ciel se dégradent vers le gris dans les lointains. Il jugeait la perspective magique, mais pas réelle. Je crois que c’est pour cela qu’il préférait Giotto. Il aimait la tactilité de la fresque. Il est allé trois fois en Europe…

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Trois fois, c’est peu…

C. R. : Oui, mais il faisait la traversée en bateau : il avait peur de l’avion ! Surtout, il ne voulait pas sortir de son atelier. Cependant, à chaque voyage, il a fait un passage en Italie où il a exploré tous les musées et toutes les églises qu’il pouvait. Et même s’il adorait la matité des fresques, il appréciait beaucoup la peinture vénitienne, qui est très différente, mais très émotionnelle, ce qui lui importait beaucoup.

Vous avez un diplôme universitaire de psychologie, vous avez exercé dans les hôpitaux, et c’est à ce titre que je vous pose cette question : c’est quoi, l’émotion ?

C. R. : Vaste question ! L’émotion, c’est la réalité. Si l’on pense pouvoir voir le monde sans les émotions, on n’est pas dans la réalité. Celle-ci est toujours colorée par nos émotions. Pour mon père, le monde émotionnel était la voie d’accès à ses spectateurs. D’où son ambition d’élever la peinture au niveau émotionnel dont est capable la musique. Elle peut vous tirer des larmes. Ses tableaux aussi. Ils parlent une langue universelle qui n’a pas besoin d’explications. On ne comprend pas bien pourquoi ils nous remuent, pourquoi ils nous émeuvent, mais ils le font.

Il détestait, dit-on, les critiques d’art…

C. R. : Il pensait qu’il valait mieux ne pas parler de son œuvre, qu’elle devait parler toute seule. Il adorait discuter de l’art, mais de celui des autres, des Italiens de la Renaissance notamment, mais pas du sien. Quand il s’est aventuré à le faire, c’était dans des circonstances particulières, comme en 1959 pendant cette traversée de l’Atlantique en paquebot, où il rencontre l’écrivain John Hurt Fisher [1919-2015] au bar. Je pense qu’ils ont beaucoup bu tous les deux. L’autre ne lui a pas dit qu’il était journaliste et mon père s’est livré à des confidences sur son problème avec la commande pour le restaurant du Seagram Building. « Je ne veux pas travailler pour cette bande de fils de putes… », aurait-il déclaré, mais je crois, rétrospectivement, qu’il tentait de se convaincre lui-même. En fait, il rêvait d’une grande commande pour un lieu public et il avait cru que le restaurant The Four Seasons pouvait être un lieu propice, avant de devoir admettre que ce n’était pas le cas. Il était en colère, certes, mais, à mon avis, surtout contre lui-même.

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Il a donc rendu l’argent, et gardé ses tableaux, dont il cédera une partie à la Tate, pour qu’ils soient placés, à sa demande, à proximité des œuvres de William Turner. Dont il dit : « Ce Turner me doit beaucoup ! »…

C. R. : C’était évidemment son sens de l’ironie. Mais de savoir qu’il serait exposé à côté de Turner a été déterminant dans son choix de donner ses tableaux.

Suzanne Pagé, vous portez sur ce travail le regard d’une historienne de l’art…

S. P. : Non, non, non, c’est beaucoup plus que ça ! Pour moi, c’est un artiste que chacun, tout le monde, partout, devrait pouvoir aborder. Je ne sais pas expliquer pourquoi. Cette fameuse émotion donne accès à quelque chose de l’ordre de la transcendance. Parce que, comme il dit, il peint les émotions humaines fondamentales, la tragédie, la mort, l’extase. C’est universel, intemporel. Cette œuvre vous met face à vous-même. Je pense que l’on ne peut pas y échapper. D’abord parce qu’elle a quelque chose de très sensuel, jouissif, une séduction qui rend captif. Dans laquelle, il le revendique, il a mis le maximum de violence. On le perçoit très vite. Cela a à voir avec la condition humaine, ce drame qu’est la conscience que nous avons d’être mortels.

Cet article a été écrit dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation Louis Vuitton.

Harry Bellet, Le Monde, 20 octobre 2023.

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Mark Rothko.
L’intériorité à l’oeuvre

Christopher Rothko

Paru le 11/10/2023.

Un témoignage intime par le fils de Mark Rothko participant à la compréhension de l’artiste et de son oeuvre.

Des années 1950 à aujourd’hui, Mark Rothko (1903-1970) reste l’une des figures majeures de l’abstraction aux États-Unis et dans le monde.
Ses peintures des années 1950 et 1960, immédiatement reconnaissables – et les prestigieuses commandes qui lui furent passées, comme celles pour le Seagram Building et la Rothko Chapel de Houston –, témoignent de la puissance et de la portée émotionnelle d’un travail d’une rare exigence intellectuelle et formelle.

Cet ouvrage réunit près d’une vingtaine d’essais écrits ces dernières décennies par Christopher Rothko, psychologue et fils de l’artiste. S’appuyant sur sa connaissance intime de l’œuvre et sa compréhension instinctive de l’homme qu’était son père, l’auteur articule, dans des textes sensibles, percutants et pleins d’humour, les différentes périodes et l’évolution des moyens – couleurs, formats, mises en contexte… – par lesquelles Mark Rothko a cheminé dans sa quête incessante d’un partage avec le spectateur.
Ce livre permet également de comprendre la cohérence artistique et intellectuelle de l’œuvre, depuis les peintures figuratives précédant le passage à l’abstraction jusqu’aux toiles dites «  classiques  » des années 1950 et 1960, devenues iconiques.
Ce faisant, Christopher Rothko libère l’œuvre des interprétations erronées et des préconceptions qui nuisent à la compréhension du peintre, dont l’ambition première était de transmettre son expérience intime de la condition humaine.

Sommaire

FEUILLETER LE LIVRE pdf

Période figurative


UNTITLED, 1938-1939.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

SACRIFICE OF IPHIGENIA, 1942.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

GETHSEMANE, 1944.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

HIERARCHICAL BIRDS, 1944.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

AEOLIAN HARP/N°7, 1946.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

« C’est avec le plus extrême regret que j’ai découvert que la figure ne pouvait pas servir mes desseins. » Mark Rothko, 1958.

Écrans de couleurs - Untitled (Sans titre)

« Je peins de très vastes tableaux. Je sais que, historiquement, le grand format est utilisé pour peindre quelque chose de très grandiose et pompeux. Pourtant, si je peins ces très vastes tableaux (je pense que cela s’applique à d’autres peintres que je connais), c’est précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau consiste à se mettre en-dehors de l’expérience, à regarder au-dessus d’une expérience avec un stéréoscope ou un verre réducteur. De quelque manière que l’on peigne un grand tableau, on est dedans. Ce n’est pas quelque chose que l’on contrôle. » Mark Rothko, 1951.

« Comme mes tableaux sont grands, colorés et sans cadre, et comme les murs des musées sont habituellement immenses et redoutables, le danger existe que les tableaux se relient aux murs à la manière de zones décoratives. Ce serait une déformation de leur signification, puisque les tableaux sont intimes et intenses, et sont à l’opposé de ce qui est décoratif… » Mark Rothko, 1954.


BROWN AND BLACK IN REDS, 1957.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

GREEN IN BLUE, 1957.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

PINK AND BLACK OVER RED, 1957.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

UNTITLED PLUM AND BROWN, 1964.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

UNTITLED, 1967.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

UNTITLED , 1967.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

N°3 UNTITLED ORANGE, 1967.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

La dernière oeuvre de Rothko avant sa mort


Mark Rothko, Sans titre, 1970.
ZOOM : cliquer sur l’image.


Rothko et Giacometti, L’homme qui marche.
Photo A.G., 18 octobre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.

Robert Motherwell sur Mark Rothko

21 avril 1969

Mark Rothko a téléphoné et demandé s’il pouvait passer prendre un verre ; j’ai accepté, bien sûr. Quand il est arrivé, il semblait, bien qu’agité, plus calme que d’habitude au cours de ces deux der­nières années. À un moment de notre conversation, comme je l’interrogeais sur ce qu’il faisait actuellement, il me dit que la direction de l’UNESCO à Paris était en contact avec lui pour la réalisa­tion d’une salle qui comporterait aussi une sculpture de Giacometti.
Quand je lui demandai la taille de la salle, il me répondit qu’elle n’était pas très grande, peut-être 8,50 x 6m, ou quelque chose comme ça. Puis il dit que de toute façon, s’il acceptait la commande, ce serait peu probable qu’il fasse une seule peinture pour couvrir la totalité du mur. Il remar­qua, avec ironie, que quand on est engagé dans une peinture de cette dimension, il n’y a rien d’autre à faire que de « composer », qu’on se trouve im­pliqué dans tous les problèmes de « composition » et — comme c’est bien connu — il déteste l’idée de « composition ». Puis il ajouta, oubliant alors qu’il me les avait montrées dans son atelier, qu’il avait commencé une nouvelle série de peintu­res, « un monde différent de moi-même », partiellement inspirée par l’idée d’avoir ses peintures dans une salle avec une œuvre de Giacometti, artiste qu’à l’évi­dence il respecte. (Mais je me souviens qu’il y a environ quinze ans, quand il y eut cet enthousiasme pour les figures fines et décharnées de Giacometti en Amé­rique, Rothko soulignait l’inconscience d’un collectionneur qui aurait de telles sculptures tragiques dans son salon.) Il est devenu évident pour moi que s’il acceptait la commande, il couvrirait probablement les murs avec trois ou quatre tableaux plutôt qu’avec un seul grand. Quand je regardai les nouvelles peintures dont il parlait, qui sont, en théorie, d’environ 1m ou 1,20 m de large sur 1,50 ou 1,80m de haut, je fus frappé par le fait que c’était des combinaisons de gris et de bruns plutôt que les extraordinaires couleurs très personnelles qu’il utilise d’habitude, au fond pas très éloignées des couleurs que Giacometti lui-même utilise dans ses portraits peints. Je savais exactement ce qu’il entendait quand il disait qu’il détestait la « compo­sition » mais je comprenais aussi que la signification finale était qu’il utilisait un type différent de composition, ou de méthode, de celui d’un peintre de la Renaissance, mais qui reste néanmoins une composition. Il soulignait son idée que chaque artiste doit trouver sa propre façon de produire quelque chose qu’il trouve « supportable », c’est-à-dire un vecteur adéquat pour la vision. Il mani­festait cette opinion à la façon, disons, d’un petit enfant déclarant ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas manger, ce qu’il aime faire ou ne pas faire à un moment donné. Par le passé, il a souvent parlé d’un groupe de ses peintures comme s’il s’agissait d’un opéra, comme si chaque tableau était une voix distincte dans un opéra, comme si tel ou tel tableau de l’ensemble était pour ainsi dire Don Giovanni, un autre Elvire, etc. Je n’exa­gère pas la vigueur de son souci de précision, et par conséquent, selon moi, ses peintures isolées ont une plus grande force singulière que celles de beaucoup d’artistes qui insistent sur une imagerie unique. Une petite remarque : ses soupirs modulés et ses nombreux « oye » sont très variés et viennent en contrepoint de son discours.


Mark Rothko avec Robert Motherwell et un homme non identifié (Bradley Walker Tomlin ?),
et les peintures No.1 de Rothko, In praise of Gertrude Stein de Tomlin et The Voyage de Motherwell.
Archives photographiques du MOMA. ZOOM : cliquer sur l’image.

Conférence en hommage à Mark Rothko

28 janvier 1971
New York, National Institute of Arts and Letters.


Robert Motherwell, Première page manuscrite.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Quand Mark Rothko s’est suicidé, seul dans son atelier pendant cet hiver très froid de 1970, ce pays et le monde ont perdu l’un de leurs grands peintres mo­dernes et, ce qui est plus rare, un artiste profond. Car la peinture moderne — je l’entends au sens très particulier de l’art moderne [1] — a été généralement caractérisée par un certain éclat, le brillant ensoleillé de la peinture de plein-air (que l’œuvre soit réalisée en extérieur ou à la lumière naturelle d’un atelier) et par un spectre de couleurs bien plus intense du point de vue de la saturation que celui de la tradi­tion de la Renaissance avec ses divers glacis. On raconte que Goya, qui mou­rut en 1828, avait l’habitude de placer les dernières touches accentuées sur ses peintures à la lumière des bougies. À l’époque de Goya, les aquarellistes anglais travaillant en extérieur sur le motif, commencèrent à éclaircir la palette du peintre (et accessoirement à initier la tradition romantique, dont l’expression­nisme abstrait est peut-être le dernier avatar en peinture) ; plus tard, chez les impressionnistes français, la lumière du soleil commença à s’infiltrer dans le cou­rant principal de l’art moderne. Mark Rothko, coloriste original, s’est souvent abreuvé à ce courant, notam­ment pour ses peintures aux couleurs chaudes — vermillon, jaunes, orange ; mais même là, il est évident que ce qui dominait dans ses peintures les plus sombres et les plus froides (celles avec des bleus, des verts, des pourpres, des couleurs de terre et des noirs) était une couleur qui n’était pas celle d’objets colorés vivement éclairés par la lumière du jour — en fait il détestait les objets, comme bien d’autres choses — mais celle d’une luminescence venant de l’intérieur. Pas la lumière du monde. D’un point de vue technique, Rothko était un peintre nocturne, comme peut-être Odi­lon Redon, mais sur le plan du sublime. Il aimait peindre, y compris le jour, avec un éclairage électrique, et il expo­sait ses tableaux avec un éclairage extra­ordinairement faible. Je me souviens de son grand atelier sur le Bowery, un ancien entrepôt je crois, qui n’avait au­cune fenêtre, où l’on avait l’impression d’être derrière les décors d’un studio de cinéma plongé dans le noir ; son dernier atelier — garage, 59e rue Est, n’avait pas de fenêtres non plus dans la partie où il travaillait, et la lucarne était obturée par un tissu. Même dans son atelier précé­dent, sur la Troisième avenue, dans le haut de l’East-Side, — que je connais bien car je le lui ai sous-loué pendant plusieurs années [2] (quand il avait pris le garage), et qui avait un mur de fenêtres apportant une vive lumière naturelle du côté de l’Avenue — il avait fait le noir comme si c’était la guerre, et il y travail­lait avec une lumière artificielle. Rothko était inspiré par la tradition romantique, tourmenté par des conflits, par une an­xiété sans répit. Dans ses ateliers som­bres, il avait toujours des douzaines de boîtes de pigments en poudre, toutes les nuances imaginables, qu’il mélangeait à sa peinture pour lui donner plus d’inten­sité — il aimait la tempera lumineuse de Fra Angelico et utilisait souvent l’œuf comme liant — à la façon d’un pharma­cien d’Europe qui avait toujours un bocal de liquide vert et un de rouge dans sa vitrine. Les mélanges de Rothko produisaient des séries de structures luminescentes qui n’ont pas d’équivalent dans l’art moderne et qui, selon le sens le plus profond de l’invocation de Baudelaire aux artistes modernes, sont nouvelles. Tellement nouvelles que si Rothko n’avait pas existé, nous n’au­rions pas même connu certaines possibi­lités émotionnelles dans l’art moderne. C’est une réussite de premier ordre. Mais le vrai génie de Rothko c’est que, mis à part la question de la couleur, il a créé un langage du sentiment.
Avec sa mort, donc, une certaine di­mension a disparu de l’art moderne, une certaine contradiction qui malgré tout rougeoyait avec une luminosité intérieure
« pathétique » — pour employer un de ses mots favoris. Ce pathétique était omni­présent dans sa magnifique rétrospective de 1970 à Venise puis à NewYork après sa mort,dix ans après celle du Musée d’Art Moderne ici même. Bien qu’il aimât qu’on le considérât comme un génie — une visite à son atelier avait quelque chose d’une audience officielle, car il avait un sens tout à fait vieillot de la hiérarchie des talents, en dépit de ses idées quasi marxistes de l’époque du WPA dans les années 30 — tout au fond de son cœur restait ancrée une ambiva­lence, un doute persistant, et il interro­geait ses intimes pour savoir s’il était vraiment un peintre, et cela allait bien au-delà des questions habituelles d’un ar­tiste sur son travail — un doute si profond que ses clients (que parfois il terrorisait ou que, du jour au lendemain, il faisait payer plus cher), pouvaient être pour lui des gens devenus fous et lui-même être un prestidigitateur charlatan de la couleur.
Astucieux, Rothko avait peu le sens du métier ; semblant assuré d’après tous les critères extérieurs, de façon à demi ironique et à demi désespérée il me demandait comment on doit vivre sa vie, comme si je le savais ; largement apprécié, par le milieu artistique, par de nombreux collectionneurs et critiques, recevant de nombreux prix, un doctorat honoraire de Yale, un autre de cet Ins­titut, il n’exposait pas, effrayé par le spec­tre de l’indifférence ; coloriste, sa vie était grise ; réputé artiste abstrait, il insistait sur le fait que son œuvre était uniquement préoccupée par le sujet, entendant par là le caractère pathétique dont j’ai parlé, et peut-être, au sens extrême oriental, le vide — il aimait rappeler qu’Antonioni, le réalisateur, lui avait dit, via un interprète, que tous deux avaient le même sujet, le « rien » ; sombre, il aimait la bonne humeur d’un foyer familial et comme in­vité il était parfait ; homme vif, il bouillait d’un sentiment d’impuissance et de rage. Il disait souvent que personne ne voyait la somme d’agression qu’il y avait dans ses peintures. (« Somme » était un mot important pour lui : il connaissait la grande leçon de l’art, à savoir que les sommes, ou, comme on dit, les quantités lorsqu’elles sont pesées exactement se traduisent en qualité. En parlant avec Duncan Phillips [3], il utilisait le terme « mesures »).
Son exigence de qualité et sa vision personnelle l’éloignèrent artistiquement des autres peintres juifs émigrés de Russie blanche à New York, avec lesquels pour­tant il avait tant de choses en commun en tant qu’homme, ce monde décrit dans de nombreux romans d’Europe de l’Est qui auraient pu être illustrés par Burliuk [4]. À sa façon il condamnait tout autant le for­malisme — l’École qu’il créa avec moi et deux autres artistes dans les années 40 s’appelait « Les Sujets de l’Artiste » [5] — que ses confrères réalistes-socialistes d’une façon plus évidente. L’accomplisse­ment artistique de Rothko est renversant, parce qu’il sort du lit de l’art moderne en effectuant un déplacement du sujet vers une dimension insoupçonnée de l’art abstrait : le poignant devant le gouffre. Son œuvre a une résonance indubitable qui n’appartient qu’à elle, un ton personnel bien caractéristique. Au fond, sa croyance était : Je ressens, donc je suis ; c’est ce que sa couleur exprimait, même quand elle était laide, et cela arrivait quelquefois. La plus grande louange pour lui était de dire que quelqu’un était un « être humain », c’est-à-dire une personne qui ressent. Dans les années 50, il utilisait le terme « extase », pour décrire son idéal en peinture ; mais son mot le plus fréquent était « supporter ». Une œuvre était pleinement achevée s’il pouvait la supporter, si ce n’était pas un mensonge.
Pendant ses dernières années, après le traumatisme de son anévrisme (et autres choses), Rothko était gavé de médica­ments et d’alcool, et son effort tendu pour contrôler sa rage était visible en permanence. Plusieurs fois il s’est tourné vers moi et m’a dit avec l’air abasourdi d’un animal : « Je vis une vieillesse bien amère ». Il perdit petit à petit la sensation pendant les deux dernières années où il souffrit incroyablement, engourdi dans son anesthésie, tout comme son corps se vida petit à petit de son sang lorsqu’il mourut. Son suicide a dû être complexe ; lui-même était complexe. L’intelligence innée de ce grand esprit imaginatif de son époque n’était ni fragile ni passive. Rothko était pleinement capable d’imagi­ner, avec Antoine de Saint-Exupéry, que « la mort est une grande chose. Elle est un nouveau réseau de relations avec les idées, les objets, les habitudes du mort. Elle est un nouvel arrangement du monde » (Pilote de guerre). Et avec cet acte final il a réarrangé la façon dont nous devons le regarder. Il est devenu mythique, comme Arshile Gorky, Jackson Pollock, et David Smith avant lui, un homme dont la capacité à accomplir une œuvre d’art rendait pathétique son incapacité à accomplir son existence. Comme le dit Cocteau, tout peut se ré­soudre si ce n’est l’existence. Ou bien, peut-être, ce n’est pas l’artiste mais l’homme du commun qui s’est tué, dans un acte de rage, de désespoir, d’isole­ment, de nausée. On ne peut jamais savoir. Jamais être sûr qu’il a fait un choix définitif. Mais la qualité libératrice de son art, son vrai monument, est tout à fait authentique, car elle représente des choix concrets et spécifiques, faits consciemment et librement, parmi toutes sortes de sources préconscientes et de découvertes techniques — telles l’intensification de pigments industriels, les bordures « plumeuses » réalisées grâce à la souplesse de brosses de peintres en bâtiment, l’inhabituelle épaisseur de ses châssis (découverts d’abord dans un souci d’économie), les bords blancs de ses dernières peintures sombres, qu’au début il masquait, puisqu’il incorpora tels quels comme éléments du tableau en raison de leur lumière ; en bref, ces sources et moyens qui ne firent qu’un avec son expression intérieure de la couleur — espace, comme il convient à un grand peintre qui, plutôt que de se trou­ver contraint, choisit comment traiter son sujet, un sujet toutefois imposé par cette époque angoissée. Les vingt-cinq dernières années, période de sa maturité artistique, ont connu un changement radical : la perte de l’espérance en la conscience humaine, et de cela Rothko a été un reflet fidèle. Comme Soljénitsyne l’a dit : « Et si Tolstoï n’avait pas dit la vérité ? »
De cette galaxie de brillants juifs russes présents dans tous les secteurs de notre pays, selon moi Rothko était le meilleur parmi les peintres. L’un de mes amis [6], tout aussi brillant, théologien hébraïque entre autres choses, se souvient d’un dé­jeuner avec Rothko où ce dernier se dé­fendait d’être un peintre, comme un enfant prend à témoin ses ancêtres ; et cela me rappelle cette ultime réunion que Rothko organisa dans son grand ate­lier entouré de ses dernières œuvres en noir et blanc, comme entouré par ses propres talismans grâce auxquels rien de mauvais ne pourrait l’atteindre, aucun diable ne pourrait s’emparer de lui. Il était donc plus qu’un grand peintre mo­derne ; il était le praticien d’une magie bienveillante, et cette magie conserve son caractère sacré. Ne pas percevoir cette magie sacrée, ne voir que des rectangles colorés sur de la toile, c’est ne voir que son propre vide, comme un Philistin. Il a redécouvert ce sur quoi ses aïeux ont débattu. Il est mort, mais sa découverte est bien vivante, pathétique, maladroite, et, dans les occasions où il est parvenu à l’extase, il est magnifique et sans égal.

Robert Motherwell, Sur Mark Rothko
P. 23-26 et 27-39. L’Echoppe, 2005.

Lire aussi : Philippe Dagen : Chez Rothko, l’ombre persistante de la Shoah pdf


Mark Rothko
La Réalité de l’artiste

Nouvelle édition

Préface : Christopher Rothko
Traduction : Pierre-Emmanuel Dauzat

« Le livre ». Quelques proches de Mark Rothko, ses enfants soupçonnaient son existence, mais nul n’avait jamais vu le manuscrit. Quoique inachevé, « le livre » existait bel et bien : exhumé en 1988 de l’entrepôt new-yorkais où il sommeillait, il est aujourd’hui publié pour la première fois. Au début des années 40, Rothko est un jeune artiste de trente-sept ans qui peine à vivre de sa peinture. Confronté aux limites de la figuration, éprouvé par le silence, voire l’hostilité, que rencontre son travail, il décide de s’arrêter de peindre et se met à écrire. De cette crise est née La Réalité de l’artiste : méditation sur les grandes catégories de l’art occidental – le sacré, la beauté, la perspective, le clair-obscur… –, plongée dans l’œuvre des maîtres – Masaccio, Giotto, Vinci, Rembrandt… –, réflexion sur les principaux courants artistiques de la Renaissance au surréalisme, ce livre dissèque aussi avec humour la condition de l’artiste et ses rapports tourmentés avec le marché de l’art. Éclairant de l’intérieur la pensée d’un des peintres les plus mystérieux du XXe siècle, La Réalité de l’artiste est un document unique revenu de ce voyage aux sources de l’art, Rothko allait s’engager dans les chemins de l’abstraction.

Champs - Champs arts
Paru le 08/04/2015
Genre : Peinture, sculpture, arts graphiques
304 pages - 106 x 176 mm Poche - Format poche EAN : 9782081307643 ISBN : 9782081307643

Mark Rothko
Écrits sur l’art
1934-1969

Traduction : Claude Bondy

Lettres à ses amis peintres – Barnett Newman, Robert Motherwell, Adolph Gottlieb –, récits de voyage en Europe, notamment à Paestum où Rothko affirme qu’il a « toujours peint des temples grecs sans le savoir », descriptions d’étés en famille dans les campus américains où il donne cours, cahiers de notes dans lesquels Rothko parle de l’importance du surréalisme, de Picasso ou de Miró, confessions amères sur le règne des marchands et des critiques d’art, manifestes et réponses à des conservateurs et à des critiques, ces Écrits sur l’art rassemblent les textes de Mark Rothko depuis ses débuts, en 1934, jusqu’en 1969, un an avant son suicide. Confiés à des musées américains ou conservés par ses enfants, ces écrits étaient jusqu’alors inédits. Ils nous révèlent l’ambition de l’un des plus grands peintres du XXe siècle : « Les tableaux doivent être miraculeux : à l’instant où l’un est achevé, l’intimité entre la création et le créateur est finie. Ce dernier est un étranger. Le tableau doit être pour lui, comme pour quiconque en fait l’expérience plus tard, la résolution inattendue et sans précédent d’un besoin éternellement familier. »

Champs (n° 831) - Champs arts
Paru le 04/03/2009
Genre : Peinture, sculpture, arts graphiques
272 pages - 107 x 177 mm Poche - Format poche EAN : 9782081218970 ISBN : 9782081218970

Mark Rothko, théoricien de son art

Le peintre américain Mark Rothko (1903-1970), qui confiait à l’écrivain John Hurt Fischer son dégoût des textes sur l’art, a pourtant lui-même cédé aux mêmes démons : La Réalité de l’artiste, un écrit théorique exhumé cinquante ans après sa rédaction par son fils Christopher.

Par Harry Bellet
Le Monde, 27 octobre 2005.

"Je hais et je me méfie de tous les historiens d’art, des experts, des critiques. C’est une bande de parasites qui mangent sur le dos de l’art. Leur travail n’est pas seulement inutile, il est aussi trompeur. Ils ne peuvent rien dire qui soit digne d’être écouté sur l’art ou les artistes, à part des anecdotes personnelles ­ qui sont pafois, je vous l’accorde, intéressantes." Le peintre américain Mark Rothko (1903-1970), qui confiait à l’écrivain John Hurt Fischer son dégoût des textes sur l’art, a pourtant lui-même cédé aux mêmes démons : La Réalité de l’artiste, un écrit théorique exhumé cinquante ans après sa rédaction par son fils Christopher, qui en a rédigé la préface, a été publié en 2004 aux Editions Flammarion (Le Monde du 9 novembre 2004). Le même éditeur livre aujourd’hui un volume d’Ecrits sur l’art, rédigés entre 1934 et 1969, dont la plupart inédits. Notes de conférences, brouillons d’articles, et surtout une importante correspondance avec le peintre Barnett Newman et des lettres à Katharine Kuh, conservatrice à l’Art Institute of Chicago, en constituent l’essentiel.

"ENVIRONNEMENTS" AVANT LA LETTRE

Cette dernière série ­ — treize lettres ­ — est d’ailleurs en tous points remarquable. En 1954, Katharine Kuh proposa à l’artiste une exposition. Elle se tint du 18 octobre au 31 décembre 1954, et, précise Miguel Lopez-Remiro, préfacier de l’ouvrage, fut la première que lui consacra un musée important. Elle fut l’occasion pour Rothko de donner quelques explications sur son art, comme dans cette lettre du 14 juillet 1954 : "Je pense pouvoir dire avec un certain degré de vérité qu’en présence de mes peintures, mes préoccupations sont essentiellement morales, et qu’il n’y a rien dans lequel elles semblent moins engagées que l’esthétique, l’histoire ou la technologie..." _ Et d’ajouter, le 25 septembre, quelques éléments qui contredisent en partie ce que l’on croyait savoir jusque-là sur ses choix en matière d’accrochage : "Comme mes tableaux sont grands, colorés et sans cadre, et comme les murs des musées sont habituellement immenses et redoutables, le danger existe que les tableaux se relient aux murs à la manière de zones décoratives. Ce serait une déformation de leur signification, puisque les tableaux sont intimes et intenses, et sont à l’opposé de ce qui est décoratif ; et qu’ils ont été peints à l’échelle de la vie normale plutôt qu’à une échelle institutionnelle." Rothko recommande donc de "saturer" la pièce de toiles, en commençant par les plus grandes, et en les accrochant bas, "le plus près du sol" qu’il est possible, imaginant ainsi de véritables "environnements" avant la lettre.

On apprend aussi, incidemment, que le musée prenait une commission de 20 % sur les ventes éventuelles. A la même époque, en France, les conservateurs s’interdisaient de présenter une exposition monographiques d’artistes vivants, pour ne pas influer sur leur cote.

Non sans ironie, cette correspondance est immédiatement suivie du brouillon d’un essai intitulé "Quand on commence à spéculer...". Il ne s’agit pas de marché de l’art, mais d’un essai sur Nietzsche et les dieux grecs, qui rappelle à propos que Rothko était aux antipodes de l’antienne tendant à présenter les artistes américains comme des brutes dégoulinantes de peinture. Malgré des études abrégées, il était probablement un des peintres de l’école de New York les mieux pourvus en matière théorique, et s’intéressait fortement à la philosophie. Avec une prédilection pour Platon, Nietzsche et Kierkegaard, et des écarts coupables vers la tragédie grecque et les pièces de William Shakespeare. En témoignent ces lignes consacrées à Apollon : "Apollon est peut être le dieu de la sculpture. Mais au fond, il est aussi le dieu de la lumière, et dans l’éclat de splendeur non seulement tout est illuminé, mais à mesure que l’intensité augmente, tout est également balayé. Voici le secret dont je me sers pour contenir le dionysiaque dans un éclat de lumière..."

LIRE AUSSI : Mark Rothko, peintre en devenir


[1En français dans le texte, de même que les mots qui suivront en italique. Motherwell souligne ici qu’il se réfère à Baudelaire.

[2De 1963 à 1967, précisément.

[3Duncan Phillips (1886-1966), milliardaire originaire de Pittsburgh. Avec son épouse Marjorie, il réunit une superbe collection de peinture européenne et améri­caine présentée aujourd’hui à Washington : la Phillips Collection.

[4David Burliuk (1882-1967), peintre et poète russe, fut à l’origine du futurisme ; émigré en 1922 à New York, il pratiqua simultanément et successivement tous styles de peinture.

[5École créée en 1948 avec William Baziotes et David Rare, bientôt rejoints par Barnett Newman ; Elle fut dissoute en mai 1949.

[6Arthur Cohen (1928-1986), écrivain, éditeur et marchand de livres rares.

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4 Messages

  • Albert Gauvin | 28 octobre 2023 - 14:39 1

    Dans une dense rétrospective, le musée parisien expose l’essentiel de l’œuvre mystique et habitée du peintre américain, marquée par son goût de la géométrie et des couleurs.

    Une phrase de Rothko à retenir avant d’entrer dans la rétrospective de la Fondation Vuitton : « Une peinture n’est pas la représentation d’une expérience. C’est l’expérience même. » Mais la plupart des gens n’entrent dans une peinture que par la représentation d’une expérience. Cette représentation est généralement, sous une forme plus ou moins nette, un récit. Sans récit, la plupart des gens voient peu, sinon rien : même en peinture, on est souvent au cinéma. Et l’artiste n’attrape pas les mouches frivoles et enfantines que nous sommes avec du vinaigre. Alors, comment rejoindre « l’expérience même » ? Comment faire l’expérience de l’expérience ? Et dans quelles conditions ? Ouvrons la grande valise magique Rothko /Fondation Vuitton et, telle Alice à la suite du lapin, entrons. LIRE ICI.


  • Albert Gauvin | 25 octobre 2023 - 14:54 2

    Il y a quelques jours, la Fondation Louis Vuitton inaugurait sa rétrospective consacrée à Mark Rothko, une exposition magistrale réunissant un total de cent-quinze œuvres du peintre américain, dont un bon nombre jamais montrées en France. Focus sur cinq chefs-d’œuvre de sa carrière, témoignant de son inlassable quête de l’absolu.

    Mark Rothko à la Fondation Vuitton : la peinture sur le seuil

    L’artiste américain disait ne pas chercher la couleur mais la lumière, et voulait exprimer la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré. LIRE ICI.


  • Albert Gauvin | 24 octobre 2023 - 14:11 3

    Surprise, enchantement, envoûtement… Tous les superlatifs pleuvent sur la rétrospective Mark Rothko à la Fondation Louis-Vuitton qui vient d’ouvrir ses portes et s’y tient jusqu’au 2 avril.

    La précédente rétrospective du peintre américain Mark Rothko (1903-1970) avait eu lieu au musée d’Art moderne de Paris en 1999 et avait déjà Suzanne Pagé pour commissaire. Elle est ici associée à Christopher Rothko, le fils de l’artiste (du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton). Cette première présentation avait révélé l’artiste au public français, qui était resté médusé, surpris de découvrir un travail peu montré par les institutions françaises. Vingt ans plus tard, les choses ont changé. LIRE ICI.

    Dans le cadre de l’exposition « Mark Rothko » présentée à la Fondation Louis Vuitton du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024, Connaissance des arts revient sur un projet à part dans l’oeuvre de l’artiste : la Chapelle Rothko, à Houston.

    LIRE : Marcelin Pleynet, La chapelle Rothko


  • Viktor Kirtov | 23 octobre 2023 - 14:35 4

    Reportage avec des commentaires de Christopher Rothko, le fils de l’artiste Mark Rothko, - né Markuss Rotkovičs le 25 septembre 1903 - petit juif lithuanien, réfugié avec ses parents aux Etats Unis pour fuir les pogroms de l’empire russe. Cheminement de l’artiste, et son œuvre, évoqués à l’occasion de la grande rétrospective que lui consacre la Fondation Vuitton

    Encore posé au milieu de la pièce, niveau, équerre et escabeau viennent nous rappeler que toutes les directives ont été respectées, car en matière d’accrochage, Rothko avait quelques exigences, pas de cadre, ni de vitre, des murs blancs pour recevoir ses tableaux, à seulement 30 centimètres du sol, et une lumière tamisée. Des consignes ultra-précises pour une peinture qui devait produire sa propre lumière comme une braise enfouie sous la cendre. Et même si cela apparaît d’abord étrange, son fils Christopher va nous expliquer que c’est en juxtaposant des rectangles qu’il entend y parvenir, avec leur couleur aux bords flous, qui se fende l’une dans l’autre et auxquels on a donné le nom de “Champs de couleurs”. Il n’est qu’à faire une recherche rapide sur Internet pour se rendre compte combien Rothko a visé juste. En regardant défiler le nombre incalculable de posters qui lui sont consacrés, déclinés par gamme de couleurs et proposés en toutes les tailles. C’est un immense succès commercial qui rebutait le peintre et qu’il refusait de toutes ses forces.

    TF1 | Reportage F. Leenknegt, R. Roiné


    Mark Rothko (1903-1970)

    Je suis devenu peintre car je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.
    Mark Rothko

    oOo