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Yannick Haenel, chroniques de décembre 2022

Charlie Hebdo

D 6 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Et vous, que cherchez-vous  ?

Yannick Haenel

Mis en ligne le 7 décembre 2022
Paru dans l’édition 1585 du 7 décembre 2022

Il y a trois montagnes. Trois pays intérieurs, trois espaces qui se réveillent pour trois poètes qui ont mené entre terre et ciel une expérience décisive. Il y a la grotte d’Antonin Artaud dans la sierra Tarahumara, au Mexique  ; le sanctuaire soufi de Rimbaud dans la cité de Harar, en Abyssinie (qui s’appelle désormais l’Éthiopie)  ; enfin, la piste escarpée de René Daumal sur son Mont Analogue, qui existe au coeur d’un Himalaya imaginaire.

Cette triple expérience vous est redonnée à vivre, à percevoir et à rêver en ce moment (et jusqu’au 23 janvier 2023) au Centre Pompidou, à Paris, sous le titre « Evidence », grâce à une exposition acoustico-visuelle conçue par la poétesse, chanteuse et «  ­voyageuse pythagoricienne » Patti Smith, accompagnée par Soundwalk ­Collective.

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Pendant une demi-heure, équipé d’un casque qui vous géolocalise et réagit à vos déplacements, vous allez traverser des paysages sonores et contempler des rochers, du sable et des bouts de bois collectés dans ces montagnes sacrées. Vous allez observer un mur entier composé de photographies, de dessins, de peintures, d’archives qui donnent à saisir à travers leur montage punk un acte poétique.

La poésie est le contraire de la politique : elle se transmet. Pas comme un virus, mais comme une inflammation spiri­tuelle.

La société se croit seule, et il y a toujours quelqu’un qui vient pirater sa morfondante et illusoire suprématie. Quelqu’un qui déverrouille l’emprise que le fonctionnement exerce sur nos esprits. Ici, c’est Artaud, Rimbaud, Daumal ou Patti Smith. Ça pourrait être John Coltrane, The Clash ou des musiciens éthiopiens.

Peu importe finalement qui nous inspire : les poètes ne sont pas seulement de petits améliorateurs de la vie, ni même des bricoleurs de jolis mots, ce sont des renverseurs d’existence, des instigateurs de souffle neuf. Avec eux, on respire enfin, on accède à la montagne, on fait parler son âme.

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Il y a un immense feu étouffé en chacun de nous qui n’attend que l’embrasement verbal, vocal et musical, afin que nos corps se délivrent de leurs accommodements toxiques, afin que nos désirs, en s’éclairant, atteignent la délivrance (celle qui rompt avec la colonisation capitaliste de la Terre, ainsi qu’avec la platitude autoritaire qui lui tient lieu de langage).

Venez voir le mur de poésie qui accorde cette exposition à l’étoilement crypté de l’enfance (son ciel de posters, d’inscriptions, de ­fétiches)  ; il est le contraire des murs politiques qui se dressent comme des frontières autour de nous. Comme l’écrit Patti Smith, parlant du grand mystère : « Parfois, on est vraiment tout près, comme si seul un voile transparent nous en séparait, ondulant doucement  ; comme si la seule chose que l’on avait à faire était de passer la main pour se retrouver de l’autre côté. »

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Simplement l’autre côté

Yannick Haenel

Mis en ligne le 14 décembre 2022
Paru dans l’édition 1586 du 14 décembre 2022

Ça y est, ma « tournée d’auteur » est achevée. Fini les interminables trajets en train, en navette, en autocar de campagne, à dos d’âne (non là, j’exagère) pour aller parler de mon roman dans des foires du livre, des fêtes de la lecture, des forums de centres commer­ciaux (heureusement aussi dans des librairies).

Je suis de retour chez moi, c’est-à-dire dans mon bureau rempli de livres et de tasses de café qui s’empilent, entouré de mes statuettes et masques dogons, de centaines de cartes postales épinglées aux murs, éparpillées au sol, des images de Pompéi, de démons assyriens, de mosaïques de Ravenne, de Madeleine pâmée, de Vénus callipyges et de photos de Proust, de Bataille et de Kafka (on ne se refait pas).

Mais voilà, j’avais oublié : dans mon bureau, je n’ai pas de chauffage. Alors considérez cette chronique comme une contribution à l’économie d’énergie, car je claque des dents en l’écrivant.

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J’ai donc retrouvé mes chers livres, et parmi eux, un essai magnifique de Marion Grébert qui s’intitule Traverser l’invisible (éd. L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur). Sous-titre : Énigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier.

C’est le genre de livres dont je raffole, car en lui s’ouvre une arche de détails crépitants, d’idées qui vous réchauffent ­l’esprit, de vues subtiles sur la photographie et la psychanalyse, sur le destin féminin des images. En plus, un cahier iconographique de 60 pages vous attend, en fin de volume, comme un trésor de nuances : précipitez-vous, ce cahier est plus excitant que tous les « beaux livres » d’art qu’on nous vend pour Noël.

À travers l’œuvre de ces deux photographes exceptionnelles, Vivian Maier (1926–2009) et Francesca Woodman (1958–1981), c’est le destin même des femmes reléguées dans des chambres par l’Histoire masculine, et vouées à s’occuper des morts et des fantômes, qui se renverse : car les morts et les fantômes, capturés au miroir retourné de la photographie, n’est-ce pas le grand art  ?

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Que cherchons-nous en ouvrant des portes  ? Quelle est cette frange de lumière qui entoure nos corps  ? Où commence l’absence dans la présence  ? Qu’est-ce qu’une chambre intérieure  ? Y a-t-il un pays de la pensée, un espace pour la mélancolie  ? Où se niche la disparition  ? Et d’où vient cette poudre d’or qui se dissipe à l’ouverture d’un sarcophage  ?

Intuition géniale de Marion Grébert : si l’on retournait l’Histoire – si on la racontait au féminin –, et que ce soit Eurydice qui nous montrait ce qu’Orphée a vu en se retournant sur elle  ? Voilà ce qu’est la photographie féminine d’autoportrait, sa profondeur lumineuse, sa politique, sa métaphysique.

« J’ouvre en moi toutes les portes de ces chambres de femmes », écrit Marion Grébert : alors commence l’aventure, et avec elle le mystère et sa compréhension douce.

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Projet de voyage

Yannick Haenel

Mis en ligne le 21 décembre 2022
Paru dans l’édition 1587 du 21 décembre 2022

Je rêve de visiter tous les musées. On dit qu’il y en a environ 1 200 labellisés « musées de France », et parmi eux 767 musées d’art. J’imagine un voyage à travers le pays qui me mènerait, d’une manière ininterrompue, d’un musée à l’autre. Il me faudrait un peu plus de deux ans : en train, en autocar, à vélo, à pied, je quadrillerais ainsi le territoire, et grâce à ma passion de la peinture, des sculptures et de l’archéologie, je verrais la France d’un autre œil. Je ferais mon Sylvain Tesson, mais de gauche.

Et le soir, dans les petits hôtels, dans les campings ou les Airbnb de fortune, j’écrirais un livre qui vanterait les vertus existentielles, civiques, pourquoi pas médicinales de l’art. Devenir ­enfin un feel good writer  ! Comme titre, je propose : Vivre mieux grâce à l’art. Sous-titre : Un musée par jour, thérapie du bonheur. Si vous avez un meilleur titre, n’hésitez pas, j’attends vos suggestions.

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En attendant, j’ignore si je vis mieux, mais cette semaine, j’ai pris un train spécialement pour aller au musée des Beaux-Arts de Rouen. J’adore ça  ; partir le matin, passer la journée à regarder de la peinture et rentrer le soir vous donne la sensation de sculpter votre vie. Il y a tout à la fois, une rondeur, un calme et une intensité dans ce genre d’emploi du temps. La journée comme œuvre d’art, qui dit mieux  ?

Bref, je suis allé au musée des Beaux-Arts de Rouen parce qu’en ce moment, et jusqu’au 27 février, on y montre, en regard l’un de l’autre, deux tableaux du Caravage. L’un appartient au musée, l’autre est prêté à titre exceptionnel par le Museo di ­Capodimonte de Naples. Ce sont deux Flagellations du Christ. Autour d’elles sont disposées, sur le même thème, quelques œuvres qui leur sont contemporaines : mais si Ludovic Carrache, Louis Finson ou Sebastiano del Piombo sont de bons peintres, ils nous semblent, confrontés au Caravage, affreusement fades.

Car ces deux tableaux sont parmi les plus beaux au monde : on y voit le torse étincelant du Christ surgir des ténèbres de la torture. Les bourreaux s’agitent autour de lui, le ligotent, préparent les verges, le saisissent par les cheveux : la malfaisance des hommes est toujours minutieuse. On dirait qu’ils aiment ça, faire le mal  ; ils appellent ça un travail  ; ils le remplissent avec abnégation. La grimace des bourreaux qui s’acharnent sur ce corps sans défense nous révèle à quel point l’espèce humaine, dès l’origine, est criminelle.

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Mais le mal a beau se contorsionner autour de l’innocence, il ne parvient pas à l’atteindre. Les fanatiques se donnent toujours des raisons pour assassiner, mais ils peinent à masquer leur goût pour la mort : le supplice éclaire ici le torse de leur victime qui, attachée au poteau sacrificiel, brûle d’une flamme intérieure. Cette flamme est la véritable victoire.

C’est à un achat très inspiré et relativement récent (1955) que le musée de Rouen doit l’un de ses plus grands chefs-d’oeuvre. Cette Flagellation du Christ aux personnages réduits en nombre, cadrés de près, saisis dans l’ombre mais sculptés par une lumière de soupirail qui tombe de haut et accuse les formes, est caractéristique du Caravage. La lumière frappe le geste des bourreaux en produisant un effet cinétique et donne au Christ, athlète déshabillé, un surcroît de présence physique. L’allure populaire des bourreaux, qui semblent plutôt de malheureuses victimes, la brutalité de leurs gestes, la recomposition des formes par la lumière et la physionomie éreintée du Christ, sont ancrées dans la réalité concrète. Mais le manteau rouge, jeté, rappelle la royauté déchue, le périzonium blanc, le linceul, tandis qu’à côté de Jésus, au corps musclé intact, totalement épargné, la colonne qui monte vers le ciel, a des marbrures semblables à des plaies. L’œuvre fut peinte en 1606-1607, à la fin du séjour romain, ou juste après la fuite à Naples de l’artiste provocateur. Cette approche directe, intense et repensée d’une scène donnée, deviendra un modèle et une référence pour des artistes de toutes nations (France, Flandres, Espagne) venus séjourner en Italie. (Musée des Beaux-Arts, Rouen)

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L’amour fou à Monaco

Yannick Haenel

Mis en ligne le 28 décembre 2022
Paru dans l’édition 1588 du 28 décembre 2022

Chers amis, pour les fêtes de fin d’année, puisque c’est paraît-il la « trêve » (la trêve de quoi, je n’ai jamais compris), je vais vous parler d’amour, de voyage et de luxe. Je suis en effet allé parler de l’amour fou à Monaco. Écrire cette phrase me plaît bien, alors je la répète : « Je suis allé parler de l’amour fou à Monaco. » Figurez-vous que j’ai été invité par les Rencontres philosophiques de Monaco, et que le thème était effectivement l’amour fou.

Fou, c’est mon séjour qui l’a été : il n’y a pas de ville plus étrange, on dirait un casino qui aurait fait ses petits sur des ­falaises. Des appar­tements s’illuminent autour du port de plaisance, comme des lucioles qui pondraient des dollars (ou des roubles, car on ­entend surtout parler russe à Monte-Carlo).

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Sous les fenêtres de mon hôtel (un palace, je dois dire), les yachts formaient un paysage inerte, suspendu entre le chic et le toc. Au fond, me suis-je dit, tout est toujours suspendu entre deux néants, mais qu’y a-t-il donc au milieu : des gens  ?

Est-ce que les gens existent  ? je me suis donc posé au moins une fois la question. C’était au matin, le lendemain de ma conférence, et après moult verres de champagne (je vous avais prévenus : chronique luxueuse), je cherchais la salle du petit déjeuner et me suis égaré. J’ai pensé : les gens n’existent peut-être plus, mais le désert où vont les riches est interminable. Car les couloirs d’un palace sont finalement plus arides qu’une pièce de Beckett. On marche, on marche, on croise de merveilleux lustres, des guéridons, des tapis très épais, le plus souvent rouges, des tableaux qui sont des croûtes, et des vieilles dames accompagnées de caniches (dans les palaces, on n’accepte pas les pouilleux, mais les caniches, si). J’aurais pu demander mon chemin à ces vieilles dames canichophiles, mais sont-elles des gens  ?

Bref, ce matin-là, j’ai brièvement erré dans le monde en me répé­tant la phrase de Kafka : «  Quelquefois, dans son orgueil, il ressent plus d’angoisse pour le monde que pour lui-même. » (Je vous offre cette phrase, elle est très pratique, applicable à de nombreuses situations, c’est mon cadeau de fin d’année, en somme.)

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Et puis voici, pour finir, un extrait de ma conférence, lui aussi en cadeau :

« C’est seulement dans l’amour qui les embrase qu’un homme ou une femme sont aussitôt, silencieusement, rendus à l’univers. L’être aimé ne propose à l’amant de l’ouvrir à la totalité de ce qui est qu’en s’ouvrant lui-même à son amour, une ouverture illimitée n’est donnée que dans cette fusion, où l’objet et le sujet, l’être aimé et l’amant, cessent d’être dans le monde isolément – cessent d’être séparés l’un de l’autre et du monde, et sont deux souffles dans un seul vent. Ce qu’il y a de vraiment fou dans l’amour, c’est ainsi la préférence pour un être. »

Alors bonne année, et je vous souhaite d’être follement aimés.

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L’amour fou

Présenté par Raphael Zagury-Orly, philosophe, membre fondateur

Avec : Paul Audi, philosophe
Sarah Chiche, écrivain, psychanalyste et psychologue clinicienne
Yannick Haenel, écrivain

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On sait bien qu’en effeuillant la marguerite, un peu, beaucoup, passionnément, on arrive à la folie. Que serait un amour « raisonnable » qui à la façon d’un horloger serait capable d’observer ses propres microscopiques engrenages et qui, en comptable tatillon, soupèserait les raisons d’aimer toujours plus et celles de ne point aimer davantage ou d’aimer avec modération ?

L’amour n’a pas de raison : au sens où nul motif jamais n’explique que l’on aime, sauf l’être même de l’aimé(e), et où la raison, quand l’amour est là, vacille, s’aveugle ou s’anesthésie. L’on n’aime pas « parce que », ni « pour un temps », ni « plus ou moins », ni « à certaines conditions » – pas même celle d’être aimé(e) en retour. La seule mesure de l’amour, c’est la démesure. Il n’a même pas de langage propre pour se dire, se fie aux milliers de métaphores, pleines de flammes, de cœurs et d’ardeurs, ou se réfugie tantôt dans le silence tantôt dans le chant ou le cri. Sans doute la littérature est-elle assez puissante pour le faire « sentir », cet amour fou, absolu, taciturne ou lyrique. Mais la philosophie ? Elle n’a pas cessé certes d’interroger l’amour – mais a-t-elle des concepts assez puissants, ou assez fluides, pour rendre raison de ce qui n’a pas de raison, l’amour fou ?

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Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Charlie. Dernière chronique : Être écrivain en Iran.

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