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Dévoilement du Messie

Ligne de risque n°2, nouvelle série

D 14 octobre 2017     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


DÉVOILEMENT DU MESSIE

ÉDITORIAL

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François Meyronnis, Yannick Haenel
& Valentin Retz
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Il dit : Si tu connaissais, toi aussi,
en ce jour ce qui mène à la paix !
Mais maintenant, cela a été caché à tes yeux.

LUC, XIX, 42

Le salut vient des Juifs.

JEAN, IV, 22

Cela fait vingt ans que Ligne de risque a été fondée. Vers la fin du XXe siècle, la littérature, de même que la pensée, non seule­ment en France mais dans le monde, nous semblait dans une impasse, et nous avons créé cette revue pour ne pas avoir à la subir : pour que cette impasse ne régisse pas nos existences, ne pèse pas sur chacun de nous comme une lourde meule, et surtout, mais cela en découle, ne nous dicte pas ce que nous avons à écrire.
Objection à ce que l’impasse parle en nous, à ce qu’elle se livre en nous à un exercice de ventriloquie.
Dès 1998, le grand ventriloque de l’impasse, Michel Houellebecq, aujourd’hui adulé des foules, avait surgi sur le marché littéraire. Avec lui, l’impasse elle-même disait je, ne se contentait plus d’exercer son action sur le menu fretin, mais franchissait la ligne de dévoilement, d’ailleurs sans que personne ne s’en avise. Un large public raffolait de la prose de Houellebecq, l’encensait, mais à condition de ne pas saisir ce qu’elle exprime : l’impasse, dans toute sa rigueur, telle qu’elle prend au piège la société occidentale. Et cette prose avait l’air — a toujours l’air — de décrire ce qui écrase et abaisse, alors qu’en fait elle y contribue.
Nous, nous cherchions un autre chemin — faire appa­raître les fouets implacables, puisque le langage révèle, mais sans travailler pour eux — ce qui implique une sécession. Et, donc, un risque. Ce fameux « bond hors du rang des meur­triers », dont parlait Franz Kafka.
Refus, chez nous, d’être agencés par la force qui agence, opérant depuis nulle part, et que nous nommions l’Esprit du vide. Mais ce que nous refusions n’a pas d’en face : filtre à travers les moindres choses, siphonne la ligne sagittale du temps, raccorde tous les lieux du globe par l’instantanéité des réseaux. Surplomb horizontal, cette grande force relève d’un certain état du nihilisme, qui ajuste et dispose des branchements, croise et recroise des liaisons ; où évaluer et compter prennent le pas sur tout, de sorte que notre monde est sans arrêt précédé par sa liquidation incessante, n’ayant plus d’autre élément que cette annulation dans la virtualité.
Un peu sérieusement, on disait : Ça sent la destruc­tion ! Et autour de nous, on faisait semblant de ne pas comprendre. On nous répondait : Vraiment ? Est-ce que vous n’exagérez pas ?
Mais aujourd’hui chacun perçoit que nous n’exagé­rions pas, et que les périls enflent, le ravage prenant plus d’un tour. Il n’est que de prêter l’oreille aux pépiements numériques pour entendre les oscillations et séismes qui feront bientôt trembler le sol sous nos pieds.
On est confronté à une servitude montante, et face à elle l’indignation est au mieux une pose, quand ce n’est pas une niche médiatique. Il y a mieux à faire que de rejoindre la cohorte impuissante des bougons, des ronchons et des râleurs — il y a à se mesurer à l’événement.
À nos yeux, cela signifie : écrire, et il n’existe pas selon nous de littérature, ou de pensée, sans un exode préalable — disons-le plus nettement : sans sortir de la maison d’esclavage.
Dès lors, comment ne serions-nous pas concernés par la sagesse d’Israël sous toutes ses formes ? Car elle enseigne précisément la manière de s’échapper de la maison d’esclavage, c’est-à-dire de sortir d’Égypte, et d’abord de notre Égypte intérieure. Ainsi, Mitsraïm, le mot hébreu qui désigne ce pays dont Moïse extirpe le peuple élu, renvoie-t-il aux limites de chacun : à ce qui barre en tout être l’accès de l’infini.
« L’infini est peu logeable », disait un poète. Bien. Sauf que la sagesse d’Israël, dont le christianisme est une branche, nous apprend justement à résider en lui ; et, même, nous dévoile que nous n’avons pas d’autre lieu en partage, à condition pour chacun de s’ouvrir à une telle vérité, en abaissant les uns après les autres les écrans qui nous éloignent d’elle. Si une vie serpente sur cette terre, ondulante et méandreuse, n’est-ce pas afin que quelqu’un traverse l’obstacle, fût-ce dans l’agonie, et qu’ainsi à chaque fois le fini cède le pas à l’infini ?
Selon nous, la « littérature » est une voie pour cela ; si toutefois on cherche à donner un sens à ce mot, rendu caduc par la boutique pourrie du système éditorial.

Dans cet esprit, nous avons lié notre sort depuis le début à celui de la parole, acceptant même qu’on nous jette au rebut : et cela non pour des raisons sociales ou anecdotiques, mais parce que nous avons assumé, chacun à notre manière et selon notre style, d’être les témoins vivants de l’exil où la société planétaire relègue la parole.
Car cette nouvelle société, absorbée elle-même dans le maillage réticulaire de la virtualité, écarte ce qui se soulève dans le verbe et le répudie ; en fait, ne supporte la parole qu’à travers son aplatissement dans le registre le plus banal : celui de la communication.
Affirmons-le avec calme : dans la « société liquide », le langage qui ne se laisse pas ronger est proscrit — quant aux gens capables d’esprit de suite, ils vont jusqu’à le haïr franchement ; abhorrant tout ce qui excède les modestes proportions du babélien dont ils se suffisent.
Si d’aucuns rechignent à une telle réduction verbale, ou refusent de la pratiquer sur eux, au prétexte qu’il s’agirait d’un châtrage, on les frappe aussitôt de suspicion — allons, se prendraient-ils pour des prophètes ?
Devant cette méfiance justifiée, nous restons impavides — car, enfin, on nous retire les mots de la bouche — la littérature, à nos yeux, étant un tour de la prophétie ; ou bien peu de chose.
Word, save us — la formule de James Joyce est davantage qu’une formule. Autant avouer que nous la reprenons à notre compte ; et que nous donnons pour vrai que la parole en acte, étrangère au monde, est aussi ce qui sauve.
Rien n’est plus fragile, en un sens, comme cette manifestation de Dieu à l’égard du prophète Élie dans le Livre des Rois, ne prenant ni l’aspect d’un grondement de tonnerre ni celui du tremblement de terre, ni même celui du feu ; mais la forme la plus délicate, celle, infime et légère, d’une « voix de silence fin », comme dit magnifiquement le texte. Or à cela — à cette épiphanie de la faiblesse — s’apparente toute parole véritable, tenant sur son tri, même quand elle semble dure et violente.
Ainsi est-elle si chétive et cependant invulnérable — indestructible ; à la fois si peu et beaucoup, comme le néant. Dans son déferlement mondial, c’est cela que déteste le nihilisme : la voix de silence fin qui retentit à l’intérieur d’une parole véritablement parlante.
Au treizième chapitre de l’Évangile de Marc, on trouve cet énoncé audacieux : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Qu’est-ce que cela signifie, sinon que le cosmos dans son entier — ce monde-ci, mais également tous les autres — ne peut rivaliser, malgré sa vastitude illimitée, avec la plus petite des paroles du Messie ; et cela parce que ces paroles, même la moindre d’entre elles, excèdent de très loin le cosmos.
Il y a donc dans la parole une étrangeté radicale, et dont le Messie comble la mesure ; d’autant que lui, à rebours des autres humains, ne se distingue aucunement du langage qu’il porte. On rapproche d’ailleurs dans la tradition juive le mot Mashia’h, qui signifie l’« Oint », du mot Messi’ha, qui désigne celui qui parle dans l’intégrité de sa parole.
Dans la première livraison de notre revue, en janvier 1997, nous insistions sur l’« apocalypse » — autant dire sur le dévoilement inhérent à l’âge de la fin, qui est aussi l’incise d’un nouveau commencement. Vingt ans après, nous persistons en mettant l’accent sur le dévoilement du Messie, qui n’est autre que celui de la parole. Comme disait notre ami Bernard Lamarche-Vadel, sans doute pourrait-on nous faire des reproches ; mais certainement pas celui de manquer de cohérence.
Avec Pierre-Henry Yehuda Salfati, nous proposons dans ce numéro une analyse pénétrante du dévoilement messianique à la lumière de la pensée des sages d’Israël. On découvre pourquoi le Messie est assimilé au « huitième jour » ; ce que signifie le « Troisième Temple » ; mais aussi le lien particulier du Messie avec la France, sous le nom de Tsarfat ; et qu’il est difficile de penser la possibilité messianique sans affronter également le risque d’une extermination d’Israël par Amaleq ; ainsi que tant et tant d’autres questions 6pineuses, qui permettent de renouveler en profondeur notre compréhension de la mystique juive.
Accueillir la sagesse d’Israël dans la langue française tient, en tant que tel, d’un événement messianique ; et notre revue, depuis qu’elle existe, a l’honneur d’y concourir.
La question du « Royaume » n’est pas si éloignée de celle du Messie — qui est également un « Roi ». Philippe Sollers nous montre comment le « Royaume » ne se confond pas avec la « Nation » — encore moins avec ce que les historiens nomment l’« Ancien Régime ». « Le Royaume — écrit-il dans Beauté — est une Révolution permanente, dont la langue, portée à un certain niveau, reçoit tout et traduit tout en mieux. »
Nous proposons l’extrait d’un livre à venir de Julien Battesti, dont le narrateur peu à peu s’identifie à une figure christique : le Bartleby de Melville. Là aussi, nous demeurons dans les parages du Messie. Et notre fierté est grande d’écrire pour la première fois le nom de ce jeune écrivain, qui sonnera un jour aux oreilles de ceux qui aiment la parole.
Avec Stéphane Knecht, nous poursuivons notre enquête sur les trames de la virtualité qui enserrent le monde — en effet, si dévoilement messianique il y a, il ne peut qu’intervenir dans le lieu même du ravage — enroulé avec celui des puissances obscures.
Enfin, nous rendons hommage à notre ami Frédéric Badré, avec qui nous avons fondé Ligne de risque il y a vingt ans, et qu’une longue maladie a emporté ; ainsi reproduisons-nous dans ce numéro certains de ses dessins que nous aimons le plus.
Frédéric Badré a fixé son destin dans un beau livre, La Grande Santé, qui reparaît aujourd’hui aux éditions du Seuil, augmenté de pages écrites dans les derniers temps de sa vie, et qu’il a nommées L’intervalle.
L’intervalle, c’est le lieu où Frédéric a trouvé à se tenir de lui-même. Où son destin s’est donné forme : d’abord en renonçant à écrire pour faire resurgir en lui, à temps plein, les dons de la peinture et du dessin ; ensuite, lorsque son corps commença de s’immobiliser, en revenant à la parole écrite : « Je recherche la vibration derrière les formes qui nous assaillent », écrivait-il.
L’intervalle est le lieu que Frédéric Badré s’est inventé — qu’il s’est donné — pour accueillir à sa manière cette « voix de silence fin » où, par-delà la mort, la parole ne cesse de s’écouter.

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Deux dessins de Frédéric Badré


Heidegger, (Axelos), Lacan, Beaufret.
Dessin réalisé à partir d’une photo prise au colloque de Cerisy (1955). Zoom : cliquez l’image.
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James Joyce.
Zoom : cliquez l’image.
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Le texte qui donne son titre au numéro de la revue est un très long et lumineux entretien avec Pierre-Henri Yehuda Salfati (100 pages). Les passages sur « la France » sont étonnants. On sait que c’est le talmudiste Rachi de Troyes qui, au XIe siècle, commentant le livre du prophète Ovadia, décréta que Tsarfat (צרפת) serait le nom hébreu du Royaume de France. Bernard-Henri Lévy, dans L’esprit du judaïsme, pouvait ainsi écrire que « Rachi est l’un des inventeurs de la France [1] ». Mais BHL, de son propre aveu, connaît mal l’hébreu. Salfati dévoile, à travers la « combinatoire » de la langue, le lien qui unirait en profondeur la France et le messianisme juif. « Malgré son étroitesse, la France est bien le pays de l’accouchement messianique », écrit Salfati. Cela ne va donc pas sans contradictions ; mais la France qui est aussi, dit-on, la « fille aînée de l’Église » — devenue « fille aînée de la laïcité » — et le pays de la Révolution et des droits de l’homme (que Sollers appelle parfois, ironiquement, « l’étroit de l’homme » [2]), n’est-elle pas le pays de toutes les contradictions ? Voici l’extrait de l’entretien qui en étonnera plus d’un.

Dévoilement du Messie

[...]

En quoi le Messie a-t-il à faire avec la France, sous le nom de Tsarfat ? Que signifie un tel rapport entre un pays comme la France, avec son histoire et sa langue, et le dévoile­ment du Messie ?

Les Français ont tué la monarchie en décapitant le roi de droit divin, qui avait reçu l’onction à Reims. Il est donc logique que l’on répare la Monarchie chez eux ; et la Monarchie de toute les monarchies, c’est le Messie. Peu importe si cet étrange état de fait échappe à la plupart.
Prenons les derniers versets attribués au prophète Ovadiah, que les biblistes s’obstinent à appeler Abdias : « Les exilés de cette légion d’enfants d’Israël posséderont le pays aussi loin que Tsarfat... prendront possession des villes du Sud. Et des libérateurs monteront sur le mont Sion... et la royauté appartiendra à Dieu. » (Ovadiah 1, 20-21). Par ces mots, la tradition juive affirme un lien particulier entre la figure messianique et la France. En effet, dans la tradition orale, on assimile Tsarfat, à la France. En hébreu, Tsarfati, veut d’ailleurs dire « Français ».
Mais en quoi Tsarfat désigne-t-il la France ? Le mot vient de letsaref, signifiant « raffiner », comme lorsqu’on extrait le métal précieux d’un minerai brut. Il est lui-même composé de deux syllabes. Tsar, qui peut se traduire par « étroitesse », « souffrance », mais également par « lame », « couteau ». Et phat, ou pât, qui veut dire le « pain », mais désigne aussi l’« utérus », voire le sexe féminin. Nous avons donc le choix entre « le pain de l’étroitesse », ou bien « l’accouchement difficile ». Le raffinage d’un minerai brut implique de comprimer ce dernier, de le pulvériser, de le découper, de le faire fondre. Bref, toute démarche d’extraction implique une certaine pression, une certaine mise en étroitesse.
Une première occurrence du mot se trouve dans Shmot, Exode, 4, 25 : « Tsipora prit un caillou, tsor, elle retrancha l’excroissance de son fils. » Ce passage évoque la circoncision du fils de Moïse, accompli par Tsipora, sa femme, alors que lui-même refusait de s’en charger. Elle le fit avec une lame de pierre, tel un silex, ce que désigne tsor. Ici, on peut comparer la circoncision à une forme de raffinage : il faut « affiner » l’incirconcis, lui extraire le prépuce.
Une seconde occurrence du mot se trouve dans Bamidbar, Nombres, 22, 26 : « L’ange se tenait dans un endroit étroit, tsar, où il n’y avait de chemin pour s’écarter ni « à droite ni à gauche. » Ce passage fait référence à l’ange qui empêcha Bilaam d’avancer, alors qu’il était en chemin pour maudire Israël. Comme si l’ange avait « resserré » le sentier. Ainsi un même mot évoque-t-il la coupure, l’alliance, l’empêchement et le resserrement.
Soit dit en passant, le mot « césarienne » vient du latin caedere, qui signifie « couper », « inciser ». Caesar, quant à lui, signifie « enfant né par une entaille ». Si les empereurs de Rome portaient ce nom, c’est parce qu’un des aïeux de Jules César avait la réputation d’être né de cette manière. Cette origine explique le titre que se donnaient à eux-mêmes les tyrans de Rome. Pour ce qui est de l’étymologie du mot caesar, les spécialistes admettent leur ignorance.
Rome se prolonge au-delà de l’Antiquité. En l’an 800, Charlemagne se fait couronner Imperator Romanarum par le pape Léon III, devenant le continuateur de l’empire des Césars. Ce titre sera repris par Othon Ier en 962, qui fonde le Saint-Empire romain germanique. Par la suite, les souverains de l’empire allemand, proclamé en 1871 à Versailles, s’arrogeront cette dignité en tant que Deutscher Kaiser. Mais là ne s’arrête pas le destin de l’« enfant de l’entaille ». Avec les Romanov, dont le nom évoque Rome, le titre se métamorphose en celui de Tsar. Il est vrai que la seule étymologie latine ne suffit pas à rendre compte de ce mot. On évoque une origine persane ; le mot sar voulant dire en farsi « tête », « prince ». Mais, sous le farsi, l’hébreu est déjà là, puisque, dans cette langue, sar signifie également « prince ». On peut même le retrouver dans le mot Israël, à condition de le lire « Isar El » , qu’on peut traduire : « Il sera prince de Dieu. »


Ligne de risque, p. 56.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dans la première syllabe du mot Tsarfat, Tsar évoque bel et bien l’expression la plus scandaleuse de la tyrannie, à savoir l’étroitesse de pensée. De fait, un tyran ne peut faire autre chose que de promouvoir l’étroitesse de l’esprit pour en faire un système de pouvoir. Rendre les esprits étroits fait partie des attributs de ce qu’on appelle l’Exil d’Édom, que la tradition identifie à Rome. Or le Messie des Juifs vient préci­sément pour mettre un terme à cet Exil, et pour lutter contre tous les Césars, Kaisers et autres Tsars, présents et à venir. Sa seule arme, c’est la parole.
Notons au passage que le mot caesear, a également fait florès en Orient. Les Perses, puis les Arabes, se sont référés aux empereurs romains et byzantins en les appelants Qaisar­-e-Rüm, et après la conquête de Constantinople en 1453, le sultan ottoman Mehmed II s’est attribué le titre de « César de l’empire romain », Kayser-i-Rûm.
Maintenant, revenons à la France. Avec la Révo­lution de 1789, elle est évidemment à l’origine de toutes les révolutions ultérieures. Le principe de ce bouleversement, ce serait de mettre le peuple à la place du monarque, quelque forme qu’il prenne.
On peut déceler une allusion au peuple dans la seconde syllabe du mot Tsarfat. En effet, nous avons vu que le mot pât exprime à la fois l’idée de « pain » et l’idée d’« utérus ». Appartient au peuple celui qui doit gagner son pain pour vivre. Et comme pour l’accouchement, la difficulté est de mise. Nous sommes devant ce qui est étroit, d’où la nécessité d’un élargissement, fût-ce dans la violence.
Dans la tradition juive, il est légitime de faire découler toutes les langues de l’hébreu, défini comme Lashon HaKodesh. Ainsi, pout, désignant l’« utérus », évoque curieusement le mot putere, qui signifie « sentir mauvais », et qui va donner en français « fétide », « puant », mais surtout « pute », ou puttana en italien. Tel est donc le nom hébraïque de la France ! Ces rapprochements drolatiques font signes vers un accouchement difficile, et donc doulou­reux. Ce qui renvoie, pour les Sages, à l’accouchement du Messie. Implicitement, on comprend que le Salut du monde rencontrera des résistances. Si l’on rapproche pat avec l’idée de pain, on pense aussitôt à un pain étroit, cette fameuse baguette que mangent les Français.
Mais au-delà de ces coïncidences amusantes, on prend la mesure d’un certain rapport entre la France et l’étroitesse. Se voulant lumineux et libre de préjugés, l’esprit français manque terriblement de largesse. Il n’est que d’évoquer le cadre dans lequel a été mise au monde la Déclaration universelle des « Droits de l’Homme », et au prix de quel « couteau », de quelle « césarienne », elle est venue au jour. L’instrument symbolisant cette naissance douloureuse, c’est la guillotine, machine sacrificielle, machine « à circoncire » les têtes. On chantait même : « Sainte Guillotine, protec­trice des patriotes, priez pour nous, sainte Guillotine, délivrez-nous de nos ennemis. » Curieusement, dans l’image de cette machine infernale, on retrouve l’essence même du mot Tsarfat. Elle deviendra donc l’attribut naturel des petits messies des Droits de l’Homme.
L’unique occurrence du mot pât dans la Torah est dans Bereshit, Genèse, 18,5. Abraham invite des hôtes de passage à se sustenter chez lui. À cette occasion, il leur dit : « Et je prend rai un morceau de pain, pât ; vous restaurerez votre cœur, puis vous passerez. » Le mot pât évoque ici le pain nourricier, le pain de l’hospitalité. On l’associe au mot Lekhem, d’où l’idée de pâte à pain. Cette redondance renvoie à la « redondance » messianique, puisque le Midrash enseigne que Sarah était occupée à préparer des matzot quand les anges arrivèrent. Ces derniers ont donc été invités à manger de la matza — du pain azyme —, alors que la fête de Pessa’h n’avait encore aucune raison d’être. En effet, cette dernière célèbre la sortie d’Égypte, qui n’aura lieu que des siècles plus tard. On peut donc en déduire que le germe du Salut s’origine dans l’hospitalité d’Abraham et Sarah envers leurs visiteurs.
Alors, que signifie l’esprit français, dont on nous rebat les oreilles ? Sur le plan métaphysique, cela consiste à faire prendre le plus obscur et le plus étroit pour de la lumière. Le prix à payer, ce sera l’écoulement du sang. La guillotine de Robespierre, et les guerres de Napoléon.
Pourtant, malgré son étroitesse, la France est bien le pays de l’accouchement messianique. En un sens, c’est dans l’ordre des choses. L’ancienne monarchie, voilée d’obscurité, cède la place à une Révolution qu’inspirent les Lumières. Dès lors, on la perçoit comme marquée par le mensonge. Mais le renversement du mensonge sera lui aussi un mensonge : il devra céder la place à son tour à une royauté renouvelée. Entendons-nous, ceci est de l’ordre du symbolique, mais ne sera pas cantonné dans cette dimension.
C’est à partir de Tsarfat, c’est-à-dire d’un accouchement difficile, qu’intervient le bouleversement général de l’Europe, puis, au XXe siècle, celui du monde. On part donc des Lumières françaises, qui s’accomplissent, malgré leurs principes humanistes, dans un bain de sang rouge comme la pourpre romaine. Puis la Révolution, trahie par un soldat corse qui se sacre Empereur, ensanglante toute l’Europe, jusqu’à rendre exsangue la Russie, qui troquera, un siècle plus tard, son drapeau impérial pour le drapeau rouge. On va de Marx, inspiré par la Commune parisienne, jusqu’à Lénine, inspiré par Robespierre et ses sbires, et on se retrouve en 1949, date de la révolution chinoise. Avec Pol Pot, qui fréquentait à Paris le parti communiste français, l’idéologie khmère rouge revendiquera le patronage de Robespierre. Ainsi, durant un siècle, communisme et anticommunisme déterminèrent l’un des affrontements les plus meurtriers du genre humain, dans lequel on peut reconnaître l’empreinte de Tsarfat.
Quel étrange pays que la France ! Un pays choisi par Dieu ? On pourrait le croire à entendre Grégoire IX adressant ces mots à Saint Louis, en date du 21 octobre 1239 : « Ainsi, Dieu choisit la France de préférence à toutes les autres Nations de la terre pour la protection de la foi catholique et pour la défense de la liberté religieuse. »
En 1649, les Anglais exécutent leur roi Charles Ier, et Cromwell invente la révolution avant Robespierre ; mais les Français, eux, ce n’est pas seulement le roi dont ils tranchent la tête : ils décapitent la monarchie elle-même, et assassinent Dieu le 21 janvier 1793. On tue à la fois le monarque et le Monarque du monarque. Même si la Révolution française se place dans le sillage de la révolution anglaise et de la guerre d’indépendance américaine, avec elle, on va un cran plus loin. On part en guerre contre Dieu lui-même. L’empereur des Français se met la couronne sur la tête, puis emprisonne le Pape à Fontainebleau.


Cathédrale de Reims. Portail Nord. Baptême de Clovis.
Photo A.G., 15-10-17. Zoom : cliquer sur l’image.
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Curieuse destinée que celle de la France, depuis le baptême de Clovis jusqu’à la loi de 1905. Consommant le divorce entre christianisme et république, la France, fille aînée de l’Église, se fait fille aînée de la laïcité. C’est dans ce pays et dans cette langue que de tels événe­ments ont eu lieu qui déterminent non seulement l’histoire de l’Europe, mais celle du monde.
Nous disions que le mot Tsarfat procède de la racine tseref, qui ne signifie pas seulement « raffinage », mais aussi « combinatoire ». Ainsi, le mot tserouf, veut-il dire « combinaison ».
L’art de la combinatoire, c’est cela la « langue magique ». D’ailleurs, le nom de la femme de Moïse, Tsipora, est un tserouf de Tsarfat : une combinaison des mêmes lettres. Tsipora signifie « oiseau » ; ce qui renvoie à cette « langue des oiseaux », qui est celle du mystère. En Occident, on appelle cette science secrète le « Gai Savoir ».
Quand le Midrash enseigne que Salomon parlait aux oiseaux, cela signifie seulement qu’il maniait l’art de la combi­natoire, celui qui ouvre toutes les portes. Pour la Kabbale, cette langue opère par combinaisons de lettres et de sens. En effet, les tseroufim consistent en une certaine torsion du langage qui dévoile des champs d’interprétation toujours plus profonds. Cela a donc un lien direct avec le Messie dans la mesure où celui-ci est « le Maître des tseroufim », et par là le Maître du langage. Appliqué au texte de la Loi, cet art de la lecture lui procure un pouvoir inouï, propre à édifier les consciences.
Pour le dernier Rabbi de Loubavitch, qui a quitté ce monde en 1994, le lien passe directement entre la France et le Messie. En effet, il en va de la France comme de Peretz, l’ancêtre de David, donc du Messie. Or, Peretz s’écrit avec les lettres même de Tsarfat. La Bible raconte qu’il s’est fait naître à la place de son frère jumeau et que la sage-femme, admira­tive, aurait dit : « Quelle brèche tu as faite ! » D’où son nom, Peretz, qui signifie « brèche ». Il est celui qui casse, celui qui met en pièces. Or, le Baal Shem Tov définissait le Messie de cette façon : « Celui qui brise les barrières. » Celui qui répand la Torah dans le monde entier.
Selon cette lettre particulièrement explicite du Baal Shem Tov, le dévoilement messianique ne s’opèrera qu’à partir du moment où seront répandus à l’extérieur les enseignements millénaires du judaïsme. Et sans prosélytisme, on peut dire qu’aujourd’hui ce rayonnement s’apparente à une obligation.
Dans la lignée du Baal Shem Tov, le mouvement ’Habad, autrement dit le mouvement Loubavitch, s’est efforcé depuis l’origine, avec son fondateur Rabbi Chnéour Zalman de Liadi, de travailler dans cette direction. Dès les années 1790, le premier Maître s’est employé à répandre le savoir messianique ; et cela justement à l’époque de la Révolution française, puis de l’invasion de la Russie par Napoléon. La dernière grande figure, Rabbi Mena’hem Mendel Schneerson, le septième et dernier Rabbi de Loubavitch, dirigeant la communauté depuis Brooklyn entre 1951 et 1994, amplifia ce dévoilement de façon extraordinaire. On peut le voir comme le plus grand responsable juif du siècle. Certains de ses disciples le considéraient même comme un candidat à la messianité, voire comme le Messie en personne ; encore que pour les ’hassidim chaque Rebbe est un Messie en soi. Toujours est-il que lors de ses dernières interventions, Mena’hem Mendel insista particulièrement sur la place de la France dans le processus du dévoilement messianique.
Dans ses derniers discours, il met l’accent sur les versets de Ovadia et ne cesse d’évoquer le lien particulier entre la France et la Gueoula, c’est-à-dire la délivrance messianique.
Par allusion littérale, il joue avec les lettres du mot Tsarfat, de même qu’avec celles du mot Paratsta, dont la racine est Peretz, celui qui « brise » les frontières. Ce dernier mot renvoie à 1m fameux verset de la Torah à propos de la descendance de Jacob, Bereshit, Genèse, 28, 14 : « Tu t’étendras, Ouparatsta, avec force vers l’ouest, vers l’est, vers le nord et vers le sud. » Pour ce grand interprète de la pensée du Baal Shem Tov, c’est de France que se diffuseront les sources de la ’Hassidout dans toutes les directions du monde, préparant ainsi l’avènement de la Délivrance. Qui plus est, et ce détail a son importance, le mot Tsarfat a pour valeur numérique 770, nombre qui, dans la tradition, a un lien direct avec le Messie ; car 770 renvoie aussi à Beyth Mashia’h, la maison du Messie. C’est pourquoi le mouvement Loubavitch s’était installé au 770, Eastern Parkway, à Crown Heights, au cœur de Brooklyn.
Ce nombre a même été choisi comme symbole du Tikoun Olam, réparation et affinage du monde. Cette guérison se calque sur le processus par lequel la Création se déploie. En effet, la nature est liée au chiffre 7, à travers les six premiers jours de la Genèse auxquels on ajoute celui du Shabbat. Une telle Création, Dieu est censé l’avoir façonnée par dix paroles. Ce qui aboutit à la valeur numérique de 70, le monde ayant été « créé en sept jours par dix paroles ». Pour le ’hassidisme Loubavitch, le nombre 770 correspond à la perfection messianique, parce qu’il se décompose de la façon suivante : d’un côté, 70, qui résume le processus créatif ; de l’autre, 700, qui en assure le déploiement. En effet, selon la tradition kabbalistique, le monde est façonné par 7 « attributs divins » (midot), chacun comprenant 10 sefirot, chaque sefira étant elle-même divisible en 10 autres. On voit par là l’importance du nombre 770, qui recoupe à la fois la plénitude de la Création, la valeur du mot paratsta : « Tu t’étendras », et celle de Tsarfat. Ce qui lie, à partir de la Torah, la France au messianisme juif. [...]

Pierre-Henry Yehuda Salfati, Ligne de risque 2, mai 2017, p. 53-64.

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Pierre-Henry Yehuda Salfati est un scénariste et réalisateur français, né à Carcassonne en 1953, auteur de nombreux courts métrages et documentaires (cf. wikipedia). Il est aussi l’auteur d’un livre sur le Talmud. J’ai déjà présenté, en juin 2013, l’un de ses films, L’invention de l’Occident. Après la publication du dernier numéro de Ligne de risque, il revient sur le Messie avec le rabbin Josy Eisenberg.

Le Messie

La source de vie, 3 septembre 2017.

La notion de Messie fait partie intégrante du Judaïsme bien qu’elle n’apparaisse pas de manière explicite dans la Torah.

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LIRE

Voix de silence fin, A propos de la revue Ligne de risque, entretien avec Yannick Haenel 1
Voix de silence fin, A propos de la revue Ligne de risque, entretien avec Yannick Haenel 2
Philippe Sollers, Le Royaume (extraits)
La grande santé de Frédéric Badré
Ligne de risque sur Pileface

Le Talmud, objet de toutes les méprises, est depuis deux mille ans au cœur de la vie juive traditionnelle. Livre unique, il a subi, à l’image de son peuple, les errances, les persécutions, les métamorphoses. Pierre-Henry Salfati, lui-même talmudiste, nous fait découvrir à travers tous les continents et toutes les époques comment le Talmud a généré communautés et individus incroyables, aux histoires surprenantes et uniques : les génies qui connaissent chaque centimètre carré de ses milliers de pages par cœur, les employés de Manhattan qui l’étudient chaque matin dans le train, les hassidim messianiques de Jérusalem, les collectionneurs fous... Parmi cette galerie fantastique, le livre est lui-même un personnage à part entière. On découvre ainsi des histoires de faux traités, d’autodafés, de cimetières livresques, de controverses avec le Ciel, d’imprimeries babéliennes, ou encore de divorce royal - celui d’Henri VIII en l’occurrence. De New York à Jérusalem en passant par Paris. Venise ou Worms, Pierre-Henry Salfati nous initie avec bonheur à un monde peu connu, peuplé de figures exubérantes et de mystères historiques. Une vraie belle histoire juive, en somme, dans tous les sens du terme.

VOIR AUSSI : Martin Buber, itinéraire d’un humaniste.
Lauren Bacall, ombre et lumière (diffusé le 24 septembre sur arte).

Vous pouvez commander Ligne de risque aux éditions multiple (soyez patient : le Messie peut se faire attendre).

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[1Sur Rachi, cf. L’esprit du judaïsme, Grasset, 2016, p. 144 et suivantes.
« En permettant à sa postérité immédiate ou plus lointaine de voir les voix du premier français, en lui donnant sa noblesse et en le faisant sortir, par cette transcription en langue sainte, de son état second de langue populaire et triviale, ce vigneron champenois a donné le coup d’envoi du processus complexe de génération et de dégénération, de dégradation créatrice et de retransformation, qui va faire notre langue. Entre le travail du lexique français qui commençait d’émerger à travers la parturiente du Moyen-âge et qui aboutira bientôt à l’éclat extrême de Descartes, et, de l’autre, l’œuvre de ce Juif secret, il y eut un effet miraculeux de contagion et d’entraînement – on dirait, aujourd’hui, d’hybridation. » (Bernard-Henri Lévy / Jean-François Kahn : le duel).

[2Cf. Une métaphysique de l’étroit de l’homme ou, dans Passion fixe (Folio 3566, p. 274) :
« — Je te lis mon tract ? — C’est quoi ? — Déclaration de l’étroit de l’homme. — Vas-y.
Tous les hommes, femmes comprises, naissent prisonniers et inégaux, ce que le droit doit essayer de corriger dans la mesure du possible. Prisonniers de l’étroitesse de leur condition et de leurs croyances ; inégaux dans leurs capacités physiques, mentales, sexuelles, esthétiques, lesquelles sont aggravées par des richesses injustement réparties, des réputations factices, une obscurité voulue. Ils n’ont à compter sur aucun au-delà, aucun dieu, aucune réparation, aucun futur. Vous qui entrez, laissez toute espérance. Toi qui respires et lis ces lignes, n’oublie pas d’être libre, et tu l’es puisque tu peux en finir. »

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