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L’érotisme chez Yannick Haenel

Tiens ferme ta couronne / Je cherche l’Italie

D 31 août 2017     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Cercle, Les Renards pâles (Gallimard, 2013) et Tiens ferme ta couronne sont ponctués de scènes de sexe très intenses. Pourquoi ce choix ? Vous aimez, dans les métamorphoses de la nymphe, les signes de sa contemporanéité, par exemple un piercing au coin du nez, un tatouage ou une couleur de cheveux étonnante. »

C’est la question que pose Fabien Ribéry à Yannick Haenel dans l’entretien 7/8 à l’occasion de la publication de Tiens ferme ta couronne ? Vous trouverez ci-après :
- Ce qu’il en dit : extrait de l’entretien 7/8

- Ce qu’il écrit à travers deux extraits de Tiens ferme ta couronne et Je cherche l’Italie

Suivis d’un commentaire sur son film La Reine de Némi.

CE QU’IL DIT

Extrait de l’entretien 7/8 entre Yannick Haenel et Fabien Ribéry.–

UNE AUTRE ECRITURE DE L’EROTISME
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L’AMOUR A VOIX HAUTE. Mots, propos, répliques échangées au cours des ébats amoureux
De Roland Topor

Roland Topor a imaginé, voire consigné scrupuleusement répliques, propos et confidences, aussi philosophiques que saugrenues, amusantes qu’inattendues. Selon l’auteur, le bouche à oreille compte autant que le corps à corps. Ce véritable hymne à l’amour, poème érotique, se lit à voix haute.

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Yannick Haenel : Qu’est-ce qui a lieu quand on fait l’amour ? Le narrateur de mon livre n’arrête pas de se demander s’il vit selon la vérité. Les scènes sexuelles sont ainsi, d’une manière ou d’une autre, des rendez-vous avec la vérité. Elles sont une chance de dévoilement. Il y a un doute qui pèse à chaque instant sur l’existence : sommes-nous vraiment au monde ? Lorsqu’on fait l’amour, on ne doute plus : il n’y a qu’en faisant l’amour qu’on est au monde.

Par ailleurs, la mise en scène de séquences sexuelles relève pour moi de l’écriture puissance dix. C’est là, de manière aiguë, tout à la pointe des phrases, à travers les mots qui sont choisis et la rythmique de leur arrivée, que se révèle une écriture et qu’on perçoit le niveau de liberté qu’elle a atteint. Il y a des écrivains qui évitent le sujet, ou qui préfèrent suggérer les étreintes ; pas moi.

C’est pourquoi je suis très sensible à la qualité érotique d’un livre, à la puissance de ses étincelles sensuelles, au frémissement de ses détails : les phrases déploient un bain de couleurs vibrantes ; elles doivent à la fois contenir une provision de désir et le faire éclore. La peau des femmes est un texte ardent qui appelle l’étreinte.

[…]

L’intégrale de l’entretien ICI

CE QU’IL ECRIT

Extrait de Tiens ferme ta couronne

La scène se passe au musée de la chasse

A la billetterie du musée de la Chasse, je demandai Léna. Une jeune femme au visage brûlé me répondit qu’elle était en réunion toute la journée ; on ne pouvait pas la déranger, mais elle avait laissé une enveloppe pour moi.

J’ouvris aussitôt l’enveloppe : il y avait mon portefeuille et mon téléphone. Et ce mot : « Rendez-vous ce soir au Fumoir, 20heures ? Je t’embrasse. Léna. »

J’étais fou de joie, je levai les bras au ciel. La jeune fille eut l’air amusé.

[…]

Léna apparaissait dans l’embrasure d’une porte, puis aussitôt disparaissait. En entrant dans une pièce rouge sombre où un sanglier me contemplait, ses défenses violemment tournées vers moi, je trouvai son blouson en hermine abandonné sur le sol ; puis, entre deux portes, sa jupe ; plus loin encore, son chemisier.

Allait-elle m’attirer vers la source ultime, vers ce lac ajusté au cœur du bois où, dénudant ses seins, découvrant ses cuisses, révélant sa toison, la déesse, avec ses doigts qui ont glissé dans sa vulve, asperge le voyeur dissimulé derrière le tronc d’un chêne, et par ce geste le met à mort ?

Tant pis si je me faisais zigouiller : je bandais merveilleusement, comme dans un rêve, il fallait que je rattrape Léna.

Je n’en finissais pas de traverser des chambres, de me perdre dans les couloirs de ce musée où les animaux ne faisaient que revenir : l’ours blanc, les têtes de cerfs, le sanglier, à chacun de mes passages, ouvraient leurs mâchoires. En avançant dans ces ténèbres, pris d’angoisse, ivre, titubant, je pensais à une phrase qui figure dans mon cahier spécial, une phrase que j’avais sur moi, roulée à l’intérieur de mon manteau, et qui venait de Bernard Lamarche-Vadel, un ami écrivain qui s’était suicidé il y a une dizaine d’années, dont le nom m’accompagnait depuis le début de cette aventure et en qui, parce qu’il était lucide, parce qu’il avait deviné un bûcher au cœur de l’espèce humaine, je voyais un grand prêtre, peut-être même un sorcier : « Le monde est plein de mâchoires », disait cette phrase.

Je me suis mis à la répéter, sans doute pour conjurer le malaise où cette nuit et ses ombres me jetaient : « Le monde est plein de mâchoires », disais-je, et je commençai à rire — « Le monde est plein de mâchoires », n’est-ce pas une vérité incontestable ?

Les phrases qu’on répète sont comme des prières lancées contre un mur : on croit qu’elles s’y écrasent, mais il arrive qu’elles transpercent le mur ; il arrive que le visible atteigne l’invisible — et qu’ils coïncident.

Et voici que j’entendais la voix de Léna maintenant : est-ce qu’elle m’indiquait le chemin ? J’avais l’impression qu’elle chantonnait, ça s’envolait, je n’entendais pas bien, mais ça ressemblait à l’air de vDon Giovanni : « È aperto a tutti quanti, viva la libertà ! » (« C’est ouvert à tous, vive la liberté ! »).

Je débouchai enfin dans un salon où semblait flotter l’odeur de l’orage ; l’espace était large, tout en boiseries, un peu de lumière venait d’une fenêtre ouverte devant laquelle se balançait un rideau.

Un grand cerf au pelage roux me fixait en silence ; ses bois se dressaient au-dessus de sa tête comme une immense couronne dont les rameaux s’enchevêtraient ; on avait l’impression qu’il portait ses racines sur la tête, et qu’entre ses perches, ses empaumures et ses andouillers, se déployait un arbre séphirotique semblable à celui dont les branches dessinées au feutre rouge brillent sur le mur de ma chambre, juste derrière ma tête.

La voix de Léna m’a invité à entrer ; dans la pénombre, j’ai distingué d’abord ses yeux, puis ses hanches, sa chevelure brune, la blancheur de ses courbes ; de petites lueurs bleues brillaient au-dessus de ses seins : elle était allongée, nue, sur un canapé en cuir.

Elle avait gardé ses talons vert pomme, je me suis agenouillé entre ses cuisses. Elle riait. Je lui ai glissé mes doigts dans la bouche, dans la chatte, dans le cul : ainsi entendais-je son cœur battre partout, et tandis qu’elle suçotait mon index, une flamme roulait dans mes reins, bien vive, ardente et limpide.

En ouvrant la bouche entre ses cuisses, je retrouvais cette émotion oubliée qui baigne les étreintes : j’avais sur la langue un peu de cette rosée, de ce rose poudré qui se mêle à votre salive lorsque vous aimez.

Léna engloutit ma queue avec un sourire très doux. Nous ne parlions pas. J’avais commencé à lui dire descochonneries, mais elle a mis un doigt sur mes lèvres. Elle avait raison : faire l’amour interrompt le flot de paroles que la société nous inflige.

En quelques secondes, je me suis déchaîné : lorsque j’étais dans sa bouche, j’avais envie de sa vulve et de son cul ; il m’aurait fallu plusieurs queues pour assouvir l’immensité du désir que j’avais pour Léna.

Le cerf me regardait, si bien qu’un nouveau triangle s’était formé dans ma tête, composé du visage de Léna, de son sexe que je léchais avec joie et des ramures du grand cerf. Entre les trois circulait un souffle qui me transmettait une ardeur nouvelle ; et j’avais beau avoir éclusé des litres d’alcool, mon désir était vif, d’une violence que la présence des animaux avait attisée : si un nouveau dieu s’installait quelque part sur la Terre, et s’il envoyait les lettres de son nom se disséminer parmi les humains, ce serait entre les cuisses d’une femme et les bois d’un cerf qu’on les dénicherait ; et ces lettres, il me semble aujourd’hui qu’elles tournoient dans ma tête tandis que j’écris ces phrases : j’ai encore le goût du sexe de Léna dans ma bouche, mais aussi la vision des bois. Celui qui saura déchiffrer le chuchotement entre une femme et un cerf y entendra le nom du dieu.

Il y avait un petit cabinet tendu de soie noire où Léna me conduisit. Le plafond était couvert de têtes de hiboux ; leurs yeux bleus vous fixaient dans l’obscurité comme si la lune était devenue féroce. Qu’est-ce qui s’ouvre entre cette femme et moi ? Qu’est-ce qui vient se murmurer de lèvres à lèvres ? Quel est ce chant cru qui ruisselle avec tant de limpidité ? Léna m’a enfoncé son index dans le cul en me regardant droit dans les yeux, elle s’est mise à genoux pour me sucer, puis s’est cambrée, les bras appuyés contre le mur, en tendant bien sa croupe. Elle riait, ses ongles vernis brillaient dans la nuit, je me suis glissé entre ses fesses. À travers notre plaisir, les animaux affluaient, ils ont crié dans nos gorges.

Extrait de Je cherche l’Italie

Erotisme sprirituel de Yannick Haenel dans le bois de Némi

A quoi reconnaît-on un lieu sacré ? A rien. La basilique Saint-Pierre, à Rome, ressemble moins à la maison du pape qu’à l’intérieur de la baleine blanche. Les bois de Némi sont noirs, poussiéreux, pleins de ronces ; et pourtant l’été s’y glisse comme un couple qui cherche un coin discret : il s’illumine entre les pins, s’enroule avec des soupirs dans la fraîcheur des sous-bois, comme si rien d’autre n’existait que le temps. Le corps qui se dénude dans une forêt semble crier vers l’origine des joies, vers une frayeur qui est sans âge. Rien d’autre n’existe que l’assouvissement. La peau blanche et les cuisses écartées appellent des éclaboussures qui viennent de Lascaux, et de plus loin encore. Une étreinte, même volée à la tristesse d’une chambre d’hôtel, est toujours une effraction qui s’adresse aux dieux. La plus délicieuse, la plus vicieuse, la plus tendre, la plus sale des étreintes est toujours spirituelle. Toutes les étreintes ont lieu dans le bois de Némi.

SUR SON FILM « La Reine de Némi »

De Yannick Haenel, Film 2017

C’est une tentative pour combler, à travers l’amour, la distance entre les humains et les dieux : un poème filmique dont l’objet vise à aimer une déesse et à en être aimé.

Un homme est obsédé par une scène de la mythologie : celle où le chasseur Actéon surprend la déesse Diane nue au bain. Cette obsession l’enferme dans les livres et dans la répétition érotique. On le suit de sa bibliothèque à sa chambre à coucher, où sa femme rejoue pour lui cette scène.

Puis ce home movie mythologique se change en initiation lorsqu’un voyage en Italie, au bord du lac de Némi, près de Rome, ouvre cet obsédé à la splendeur du monde et lui permet de toucher la vérité.

J’aimerais qu’à travers cette expérience, on s’ouvre avec le film à la dimension spirituelle qui habite les actes sexuels, le désir, le plaisir.
C’est le secret d’une très vieille histoire, c’est le grand sujet : cueillir le rameau d’or, lever le voile d’Isis.
J’aimerais que les « regardeurs » aient des oreilles, et qu’ils entendent qu’une parole parle au cœur de toute étreinte. Cette parole, si l’on atteint — si on la réveille — c’est la poésie.
L’histoire de Diane et Actéon a lieu ici, chaque jour, pour qui sait voir et aimer. Ce qui s’ouvre entre un homme et une femme renvoie à une mémoire antique de la jouissance : à ce qui se joue à chaque instant entre la vie et la mort.

Plus sur le film ICI

*

Aussi dans Je cherche l’Italie :

« J’ai proposé une baignade à Barbara. Nous étions le 5 juillet, le jour de son anniversaire. En juillet, il fait quarante degrés. On n’a qu’une envie : se baigner. J’ai emprunté ce matin-là une voiture, et nous avons roulé vers le lac de Némi.
Ceux qui ont lu Le Rameau d’or de James Frazer savent que Némi a été, avant la fondation de Rome, le lieu d’une royauté sacrée. Oreste, après avoir tué sa mère et fui la Grèce, y aurait installé le culte de Diane. En un sens, c’est la mémoire même de ce crime sacré qui règne sur ce bois sauvage d’Italie. On y accède en traversant les monts Albains : une forêt de hêtres et de chênes entoure un lac encaissé dans un cratère éteint, où le ciel miroite. C’est au bord du lac que s’ouvrait le bosquet sacré de Diane, et sans doute les arcs-boutants du temple étaient-ils baignés par l’eau.
LE MYTHE DE DIANE ET ACTÉON

Giuseppe Cesari, Diane et Actéon, 1603-1606, Szepmuveszeti Muzeum, Budapest
ZOOM... : Cliquez l’image.
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Dans son bain, près d’une source, en compagnie de ses Nymphes, Diane est surprise par le jeune chasseur Actéon

La source littéraire principale du tableau est tirée des Métamorphoses, d’Ovide (III,138-172). Alors qu’Actéon, au terme d’une journée de chasse, erre « à pas incertains à travers la forêt inconnue, il parvient à la partie sacrée » et surprend la déesse Diane et ses nymphes nues au bain. L’on sait le sort cruel que, malheureusement, lui réserve Diane : elle le transforme en cerf pour le punir, et il est mis à mort par ses propres chiens après une poursuite effrénée et sans pitié.


A peine (Actéon) est-il entré dans l’antre où la source épanchait sa rosée que les nymphes, dans l’état de nudité où elles se trouvaient, se mirent soudain, en apercevant un homme, à se frapper la poitrine et à emplir toute la forêt de leurs cris perçants ; pressées autour de Diane[personnalisée par le croissant de lune retenu par un fin collier de perles enchevêtré dans sa chevelure (note pileface)], elles lui firent un abri de leur corps ; mais la déesse est plus grande qu’elles (…) ainsi, Diane prit de l’eau, la jeta à la face de l’homme et aspergeant sa chevelure avec l’eau vengeresse, elle ajouta ces paroles, annonciatrices du malheur à venir :
« maintenant, va raconter que tu m’as vue sans voile, si tu le peux, je te l’accorde. »
Et sans proférer davantage de menaces, elle fait apparaître sur la tête ruisselante d’Actéon les cornes du cerf vivace (…) »

Ovide, Les Métamorphoses.

Crédit : Lefresnoy.net, le site du producteur du film.

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2 Messages

  • Viktor Kirtov | 16 novembre 2019 - 19:05 1

    L’ŒIL PHOTOGRAPHIQUE

    Linda Tuloup – Vénus, où nous mènent les étreintes
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    Le livre « Vénus – où nous mènent les étreintes » fait dialoguer les photographies troublantes de Linda Tuloup avec un texte inédit sur le désir, écrit par Yannick Haenel (Prix Médicis 2017).


    © Linda Tuloup
    ZOOM : cliquer l’image
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    “Écouter le désir comme vous écoutez un chant,
    comme vous écoutez le vent dans les arbres…” Krishnamurti

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    "Vous êtes dans le secret d’une rêverie, les frontières se troublent. Les corps se dénudent, s’enflamment, se masquent, s’animalisent.
    Le texte de Yannick Haenel pénètre les photographies, étincelle et nous fait voyager en pays désirable."

    Linda Tuloup

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    "À l’instant du plaisir, un oiseau s’illumine derrière ta nuque. Colombe, tourterelle, je ne sais pas. Peu importe : l’univers s’élance à travers un spasme qui nous donne des ailes. Tout revient et se donne, et se précipite : la fumée, les bois, les étoiles, l’eau de tes dents, la robe noire, la robe d’argent, et ton loup qui te couvre. Où est passée la biche ?"
    Yannick Haenel

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    Les portraits du modèle Elisa Meliani – amie de l’auteure – se mêlent à des autoportraits libres et intimes et évoquent ensemble les songes, le trouble des corps nus, des souvenirs immémoriels.
    Le texte de Yannick Haenel s’écoule entre ces photographies et nous ouvre les portes du jardin des déesses et dieux de l’amour.

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    VÉNUS – où nous mènent les étreintes, Ed.Bergger
    Linda Tuloup
    texte de Yannick Haenel
    Édition limitée à 500 exemplaires (470 exemplaires + 30 tirages de tête)

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    « Vénus – où nous mènent les étreintes », 18 x 22 cm, 52 pages, 20 reproductions en bichromie, papier 170g, dos carré cousu apparent, gardes imprimées, marquages à chaud, traduction du texte en anglais sur un feuillet séparé.
    Disponibilité : Décembre 2019

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    Plus ICI :

    L’œil de la Photographie (d’autres photographies)

    Ou http://bit.ly/venus_tuloup
    ou directement sur le site de l’éditeur Bergger


  • Viktor Kirtov | 6 août 2019 - 18:38 2

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    « Le Monde » et moi. A l’occasion des 75 ans du quotidien, l’écrivain évoque notamment son initiation à la littérature grâce au « Monde des livres ».

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    Propos recueillis par Amaury da Cunha Publié le 05/08/2019


    Yannick Haenel, à Paris, en septembre 2017. JOEL SAGET / AFP

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    « On est le 16 avril 1986. J’ai 19 ans, c’est l’année d’hypokhâgne, je suis en voyage de classe, on vient de visiter le château de Montaigne, on se récite certaines sentences latines et grecques gravées sur les poutres et les solives du plafond de sa « librairie »… et lors d’un arrêt pour déjeuner à Saintes, voilà que j’achète Le Monde.

    A l’époque, je vis en province et j’achète le journal tous les vendredis, le lendemain de sa parution à Paris, pour le supplément « Livres ». A chaque fois, c’est une fête. Je découpe ces pages et les garde précieusement. Grâce à ce rendez-vous, je m’initie : la littérature est infinie parce qu’elle est fondée sur la rencontre entre les écrivains morts et les écrivains vivants.

    On n’est pas vendredi, mais en fumant une cigarette avec mes camarades devant la Maison de la presse, j’aperçois ce jour-là, sous la manchette du Monde – « La Libye appelle le monde arabe à la “vengeance” après le raid américain sur Tripoli et Benghazi » –, ce titre qui agit sur moi comme un éclair : « Mort de deux écrivains : Jean Genet et Simone de Beauvoir ».

    « Simone de Beauvoir, à l’époque, je m’en fous : la littérature doit être absolue »

    J’achète le journal et lis fiévreusement la nécro consacrée à Jean Genet. Simone de Beauvoir, à l’époque, je m’en fous : la littérature doit être absolue, elle relève à mes yeux de l’anarchie, elle vient de Maldoror. Alors Genet, oui, c’est un vrai écrivain, pas un petit humaniste comme ils le sont tous : il écrit pour porter un coup. La société, il la défie ; la République française, il la conchie. Comme l’a dit Sartre dans Saint Genet : « L’expérience du mal est un cogito princier. »

    Comparée à ce qui s’écrit aujourd’hui dans les journaux, la nécro de Bertrand Poirot-Delpech est sidérante : d’une longueur qu’on n’imagine plus, car une telle importance n’est accordée aujourd’hui qu’à des vedettes de la finance ou de la pop. Et puis, par son écriture, dont l’insolence lyrique semble venir de Genet lui-même : « Que la société lui fasse grâce, pour un temps, écrit Poirot-Delpech, de ses fleurs en toc ! L’enfant trouvé qu’elle a jeté à 15ans dans ses prisons aux odeurs de pisse, lui du moins a mérité qu’elle ait le courage, jusqu’au bout, de ses crachats. »

    Lire aussi Le Caravage intérieur de Yannick Haenel

    Le royaume, contraire de la société

    Cette nécro me transporta. Mais je voyais bien que l’auteur, un académicien, représentant des « honnêtes gens », essayait de récupérer Genet. La société – et Le Monde n’est-il pas la voix de la société ? – récupère toutes les expériences, surtout celles qui la contestent, afin d’éteindre le feu. Mes héros sont du côté de ce feu : Sade, Pasolini, Artaud. Et Genet est un roi. Irrécupérable, non réconcilié : le royaume est le contraire de la société.

    Dans le car, la nécro passe de main en main. On se moque un peu de Poirot, de sa respectabilité, de sa filouterie, de sa mauvaise conscience ; mais on lui sait gré de saluer un irréductible. On discute entre nous passionnément : un écrivain peut-il échapper à la récupération ? Y a-t-il un point où la société n’a pas prise ?

    La nécro revient, toute chiffonnée. J’en relis la dernière phrase : « Souffrons qu’un poète, qui est aussi un ennemi, nous parle en poète, et en ennemi. » Je souris. »

    Yannick Haenel est un écrivain français né en1967. Il a notamment publié le roman « Tiens ferme ta couronne » (Gallimard), qui a obtenu le prix Médicis en2017. Il est aussi cofondateur de la revue « Ligne de risque ».

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