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Catherine Cusset - Le chien d’Alcibiade

A vous, Gallimard, 1996 et 2003 (édition revue)

D 18 mai 2006     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Même transposé dans la fiction, le portrait de l’écrivain séducteur, le personnage central du livre, celui qui n’est pas nommé autrement que par le titre du livre « A vous », ressemble, à s’y méprendre, à Philippe Sollers. Portrait avec ses fausses pistes pour que la mention roman puisse se justifier, et parce que telle est la nature même de l’écriture que de faire ressortir la vérité du personnage au delà des invraisemblances de l’autofiction. Lequel Sollers ne manque pas, en prime, de jouer, dans la vie publique, son propre personnage. Cela peut donner le tournis, c’est sûr. Et dangereux au bord d’un abîme.

De votre vie, je ne sais que ce que dit tout le, monde. On dit que, tel Casanova, fidèle dans l’infidélité, vous avez laissé des femmes dans toutes les capitales. On rapporte que vous avez épousé Alba D., la sculptrice, il y a trente-cinq ans à Rome, quand vous étiez le plus jeune pensionnaire de France à la villa Médicis. On a dit que vous êtes depuis longtemps divorcé. On dit que vous êtes toujours marié, et que vous lui rendez visite chaque année. On raconte que vous avez été longtemps l’amant de Françoise P., philosophe, qui, dit-on, vous a quitté pour un enfant que vous lui avez fait et que vous n’avez pas voulu reconnaître, et qui a ensuite épousé un ministre qui élève votre enfant sous son nom. Il n’y a rien qu’on ne prétende de vous : homosexuel, bisexuel, impuissant, misogyne, libertin, pédophile... Pour que tant de ragots courent sur votre compte, il faut que vous vous prêtiez au jeu. Je ne comprends pas pourquoi vous construisez autour de vous une aura de mystère. Un jour je vous pose une question directe : qui aimez-vous, une femme, plusieurs, les hommes, ou les enfants ? Je sais que ce que vous préférez en moi, c’est mon culot. Vous souriez. Vous aspirez une bouffée de cigarette. Vous me demandez si je connais l’histoire du chien d’Alcibiade. Je fronce les sourcils. Du chien de qui ? Encore une fois vous évitez de répondre ; ou bien, pour vous moquer de moi, vous allez rétorquer que vous êtes zoophile. Alcibiade, dites-vous, le brillant militaire condamné pour sacrilège pour avoir décapité les hermès [1], l’aimé de Socrate, l’enfant chéri d’Athènes. Il avait un chien de race, le plus beau de toute la ville d’Athènes. Un matin, Athènes découvre qu’on a coupé pendant la nuit la queue du chien d’Alcibiade. Scandale. On ne parle plus que de ça dans Athènes : qui a bien pu couper la queue du chien d’Alcibiade ? Qui a osé commettre un tel crime ? Je vous écoute, sans comprendre où vous voulez en venir. Vous me regardez avec un petit sourire. Alors, à votre avis, qui ? Je hausse les épaules. Aucune idée. Alcibiade, bien sûr. Alcibiade ? Je hausse les sourcils. Son propre chien ? Pourquoi ? Vous souriez. Précisément ; Alcibiade savait que lorsque les Athéniens se demandaient tous qui avait coupé la queue de son chien, ils ne parlaient pas d’autre chose. Pendant ce temps, il était libre.

Je souris. Je vous entends. Les ragots vous protègent. Ils vous laissent l’entière liberté de ne : faire que ce que vous voulez. Vous abandonnez aux ragoteurs une peau qui n’est pas vous, tandis que votre vie se joue ailleurs. Je vous admire. Ce que vous voulez, dis-je, c’est une liberté sans aucune limite ? Je n’ai pas besoin de réponse, ce n’est pas une vraie question, je souhaite seulement vous montrer que je vous ai compris. Vous buvez quelques gorgées de whisky et reposez votre verre sur la table, avant de me regarder avec l’expression grave que vous prenez parfois pour corriger ma pensée inexacte : la liberté, ça n’existe que quand on a trouvé sa limite. Je fronce les sourcils. Sa limite ? Vous aspirez une bouffée et rejetez la fumée par le nez, tout en me scrutant avec, dans vos yeux, comme un sourire affectueux. Vous avez quel âge ? Vingt-six ans. Vous hochez la tête : il est trop tôt pour vous vous verrez plus tard. Je fais la moue. Je n’aime pas ce genre d’argument facile auquel on ne peut rien répondre. Je me retourne contre vous : quelle est votre limite, à vous ? Vous écrasez d’un geste sec votre mégot dans le cendrier. Vous vous taisez quelques secondes, la bouche plissée, avant de dire : lisez-moi.
Je ne saurai rien de plus. Vous me renvoyez à vos livres comme si le reste n’avait aucune importance, surtout cette psychologie où je voudrais patauger avec vous. Vous m’opposez un masque dont je cherche vainement à soulever les coins.


Alda D. fait bien sûr penser à Dominique (Rolin), même si elle n’était pas sculptrice et si Sollers n’a jamais été pensionnaire à la villa Medicis. Mais le second mari de Dominique Rolin, Bernard Milleret, était sculpteur. Elle rencontrera Sollers peu de temps après son décès.

Catherine CUSSET
Catherine Cusset est née en 1963 à Paris. Normalienne, agrégée de Lettres Classiques, elle est partie vivre aux Etats-Unis en 1986 à 23 ans. Elle enseigne la littérature du XVIIIe siècle à l’université de Yale depuis 1993.

Elle a publié 8 romans aux Editions Gallimard :

Amours transversales, 2004

Confessions d’une radine, 2003

La haine de la famille, 2001

Le problème avec Jane, 1999 (Grand Prix des Lectrices de Elle 2000)

Jouir, 1997

A vous, 1996

En toute innocence, 1995

La blouse romaine, 1990






[1Il fut accusé d’avoir, dans une nuit d’orgie, mutilé les hermès dressés dans les lieux publics, et tourné en dérision les mystères d’Eleusis (note pileface).

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