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L’envers du pouvoir

Le pouvoir, la presse et les médias : qui, en réalité, fait le lit du populisme ?

D 9 juillet 2010     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Le secret généralisé se tient derrière le spectacle,
comme le complément décisif de ce qu’il montre et,
si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération. »
Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle .

«  La Justice peut se tromper un moment, mais elle existe. La Vérité aussi.
Le Temps fait son oeuvre, et un bon journaliste
est celui qui fait avancer ce travail obstiné de la durée.
 »
Philippe Sollers, Le Monde du 18-09-98.

On croyait passer des vacances tranquilles : le gouvernement reprenait les choses en main ; fini le fiasco de l’équipe de France de football devenu affaire d’État ; le président (de la FFF) devait montrer l’exemple : il l’avait fait, il avait démissionné. Un entraîneur « champion du monde » — Laurent Blanc, heureusement surnommé « le président » — succédait à un entraîneur discrédité depuis longtemps dans les médias. Pour préparer les esprits à la « rigueur » nécessaire, on supprimait la garden-party du 14 juillet. Pour couper court à des mécontentements probables, vite qualifiés de « populistes », on sacrifiait deux secrétaires d’État (dont l’un, Christian Blanc, appréciait trop les bons cigares). On allait pouvoir avancer sur le dossier-clé du moment, celui des retraites (question de priorité : après Thierry Henry, on recevrait les syndicats). Pour cela, un conseil des ministres était prévu le 13 juillet, en plein été. Le tour de France (« Vive le sport ! ») allait captiver des millions de Français au moins jusqu’au 25 juillet ; un début de canicule aidant à la torpeur générale, on espérait respirer un peu en attendant la rentrée...

Patatras ! Voilà qu’éclate ce qu’il ne faut surtout pas appeler l’affaire Woerth, qui révèle une promiscuité troublante entre l’ancien ministre du budget, trésorier du parti majoritaire et l’une des plus grandes fortunes du pays. Scandale. En plein été : du jamais vu [1] !

Quelle ligne de défense adopter ? Il faut désormais attaquer la presse, s’en prendre aux journalistes (il en reste, tout n’est pas réduit à « la sphère sociale de la communication »). Ces jours-ci MediaPart est la cible privilégiée (mais pas la seule) [2].

« L’honneur d’un homme livré aux chiens » : tel était le verdict de François Mitterrand, président de la République, après le suicide, un premier mai, de Pierre Bérégovoy [3]. François Fillon, premier ministre très inspiré, vient de reprendre l’expression présidentielle pour « sauver le soldat Woerth ». Aujourd’hui comme hier, un certain type de journalisme, le journalisme d’investigation, est mis en question.
MediaPart ? « Site de ragots » (Nadine Morano), « méthodes fascistes qui rappellent les années 30 » (Xavier Bertrand) , « relents d’extrême-droite et de trotskisme » (Frédéric Lefèvre, qui a dû se souvenir des « hitlero-trotskistes » dénoncés jadis par les staliniens) : la grosse artillerie est lancée... De telles outrances (et contre-vérités historiques), pour cacher quoi [4] ?

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Edwy Plenel. Photo Ph.Brizard

La faute, une fois de plus, aux journalistes ? En 1994, dans « Un temps de chien » [5], Edwy Plenel [6], alors rédacteur en chef du journal Le Monde et aujourd’hui président du site d’information MediaPart, récusait déjà cette interprétation, défendant « l’information dissidente » et « une politique de la morale », relançant le débat sur le rôle des journalistes — et des intellectuels — dans la société.
Philippe Sollers, qui était alors « éditorialiste associé » du Monde et qui puise souvent la matière de ses romans dans le monde contemporain (dans La fête à Venise le narrateur ne s’appelle pas par hasard Froissart, du nom du chroniqueur du Moyen-Âge [7]), défendait le livre de Plenel et, quelques années plus tard, plaidait pour un « pluralisme médiatique ». À relire d’urgence [8].

*


L’envers du pouvoir

Il est étrange que les romanciers français se soient pour la plupart endormis. J’en voyais un vieux, récemment à la télévision, déclarer qu’au fond tout était vrai, le réel comme l’imaginaire ; que sa biographie n’avait pas grande importance ; que l’histoire n’était en somme qu’une hypothèse parmi d’autres. Tout étant dans tout, et réciproquement, la vie serait un songe et la mort un sommeil éternel. Le sens ? Il est aléatoire, relatif, passager, inessentiel. L’histoire ? Chacun sait qu’elle a pris fin et que, par conséquent, tel ou tel épisode, même tragique, est déjà dépassé par le suivant, et ainsi de suite. La vérité ? Comme l’a dit quelqu’un, il y a longtemps, il vaut mieux s’en laver les mains.

A ce nihiliste heureux, on avait envie de recommander la lecture urgente du dernier livre d’Edwy Plenel, « Un temps de chien », suite logique d’un autre livre, « la Part d’ombre ». Honte à vous, écrivains-moutons et lecteurs passifs : c’est bel et bien un journaliste qui nous jette aujourd’hui en pleine épaisseur romanesque. Quant à vous, esprits curieux, voici un livre passionnant, magnifique, terrible, qui, en effet, renvoie à leur inanité les vrais-faux romans qu’on vous vend.

Le théâtre social, malgré toutes les précautions prises pour que la représentation dure coûte que coûte (ainsi, une course automobile, contrats et images obligent, continuera, même s’il y a des morts au tournant), a enregistré, ces derniers temps, deux coups de revolver parfaitement audibles. Un premier ministre, Pierre Bérégovoy ; un professionnel des services secrets, François de Grossouvre. Voilà qui est quand même beaucoup, serait-on devenu sourd par autosuggestion. Surtout quand le dernier suicidé choisit précisément son bureau de l’Élysée pour se brûler la cervelle [9].

Aussitôt, mise en place du dispositif de diversion : le spectacle se poursuit, circulez, il n’y a rien à voir. Le suicide, n’est-ce pas, est un acte rigoureusement privé, insondable. D’ailleurs, ce personnage trouble n’allait pas bien, il devenait plus ou moins fou par intermittence, tout cela est triste, fâcheux, mais sans plus. Il faudrait être un chien pour poser des questions sur la fabrication des apparences et l’économie cachée du pouvoir.

La France est un vieux pays familial ; les morts, de toute éternité, sont là pour rassembler les familles. A la limite, merci les morts. Le chien, le mauvais chien, n’a pas, lui, l’esprit de famille. Il rôde, il fouille, il est malsain, il appelle une justice exagérée, il n’a pas le sens de l’État. D’ailleurs, voyez ce qui s’est passé en Italie : la dénonciation obsessionnelle de la corruption mène directement au populisme déchaîné, à la télécratie, au néofascisme. Vous voulez donc cela pour la France ? Allons, couchés. Pas couchés ? Alors coupables.

Tel est l’enjeu, grave, du livre de Plenel : qui, en réalité, fait le lit du populisme ? Le travail d’information et d’enquête, ou bien le silence organisé, l’amnistie, l’oubli, le cliché hypocrite bien-pensant ? Le débat est ouvert, il ne s’arrêtera pas, il touche en profondeur la définition du journalisme et, au-delà, le citoyen dans son rapport avec la société qui intervient de plus en plus dans le modelage permanent de sa vie privée. Plenel a raison de rappeler la fulgurante expression d’Antonin Artaud à propos de Van Gogh : « le suicidé de la société ». Bérégovoy et Grossouvre, à leur pauvre niveau de souffrances, sont des suicidés de la société. Mais voilà, de quelle société s’agit-il désormais ? Quelles sont ses caractéristiques nouvelles ? De quel roman de l’ombre est-elle l’émanation ? Si les romanciers, sauf exception, ne nous en disent rien, c’est qu’ils ont été jugulés et anesthésiés par le système. Un journaliste, à leur place, donc. Un " chien ". Qui n’hésite pas à mettre Kafka en exergue de sa méditation. Eh oui, Kafka, non pas à Sarajevo, mais en plein Paris. On connaît le proverbe chinois classique : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». Traduction de Plenel : « Quand la presse montre leurs secrets, les pouvoirs regardent les journalistes. »

Depuis au moins dix ans, le pouvoir, plus que d’habitude, s’inquiète en effet de la liberté de la presse. Un bon journaliste, comme le souhaite la régulation économique, doit être un journaliste de « compte-rendu, d’entretien et de commentaire, d’interview et de glose ». Ce n’est pas un hasard si les grands groupes financiers investissent de plus en plus, ouvertement ou en sous-main, dans la communication ou dans l’édition. Publicitaire ou rédactionnel ? La différence devient chaque jour moins claire. Milan Kundera remarquait récemment que la critique littéraire, par exemple, disparaissait au profit de l’actualité littéraire. On comprend d’ailleurs que le système, dans son propre intérêt, ait envie d’accuser de corruption les journalistes qui, précisément, ne cèdent pas à cette pente : pour ce faire, il manipulera des hommes de main.

Mais le problème est plus global, et Plenel le pose ainsi : « L’essence marchande de la communication est, à terme, le tombeau de l’information. » Bérégovoy, Grossouvre ne nous ont pas informés de leur décision. Comme si la mort suffisait à tout dire. Comme s’il était devenu impossible d’analyser et de dire. Ce mutisme est symptomatique. Un excellent auteur que Plenel ne cite pas (on se demande pourquoi) l’a écrit, brutalement, dès 1988 : « Ce qui est communiqué, ce sont des ordres, et, fort opportunément, ceux qui les ont donnés sont également ceux qui diront ce qu’ils en pensent. » Cet excellent auteur, qui n’est autre que Guy Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle, s’est vu traité immédiatement, si mes souvenirs sont exacts, de paranoïaque.

Le romancier qui décrirait le même fonctionnement se verrait promptement traité, lui, de plaisantin, d’insignifiant ou d’imposteur. Quant au journaliste qui fait son métier, ce sera un chien. Puisque Plenel veut faire vivre « l’information dissidente, la nouvelle qui fait sens, la révélation qui dérange contre la communication qui arrange » ; puisqu’il veut mener cette grande « bataille du secret », rappelons-lui comment Debord définit la société du spectacle : « Le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel » [10].

Comment, dans ces conditions de plus en plus violentes, faire " sortir " une information ? Et où ? Après tout, ne désespérons pas tout à fait : Plenel est journaliste au Monde, et je publie ces lignes dans ce journal [11]. On peut donc encore parler de l’envers du monde, c’est-à-dire de ce que Leonardo Sciascia définissait ainsi : « Il y a un pouvoir visible, nommable, énumérable ; et puis il y en a un autre, non énumérable, sans nom, sans aucun nom, qui nage entre deux eaux. » Le journalisme « vertical » que Plenel défend serait-il de plus en plus impossible ? Soyons réalistes : demandons cet impossible-là.

Philippe Sollers, Le Monde du 07-05-94.

*


Pour le pluralisme médiatique

Une des grandes obsessions de notre temps est de tout réduire à la sphère sociale de la communication. Ce défaut (le mot est faible) vient de loin : des grandes tentatives totalitaires du XXe siècle. Qui tient la communication, tient le pouvoir ; qui tient le pouvoir tient l’instrumentalisation des esprits. C’est du moins ainsi que l’être humain se rêve dans sa domination ultime. La souveraineté de la technique permet l’aggravation quotidienne de cette vision.

Le procès systématique fait aux « médias » émane cependant de ceux qui regrettent de ne pas en être les maîtres. Autrement dit d’un clergé frustré dans ses prétentions. Vieille cléricature, « intellectuelle », en effet, qui a, en son temps, remplacé, non sans courage, et parfois génie, l’ancienne industrie religieuse (elle-même recyclée en spectacle plus ou moins régressif, selon les situations).

Il faut le répéter sans cesse : il n’y a pas de « bonne société », il n’y a que des conditions plus ou moins mauvaises d’existence. Au fond, Voltaire avait raison : l’illusion religieuse est indéracinable, il est donc préférable qu’elle s’exprime par une multitude de confessions. La presse, le journalisme, la radio, la télévision, l’extension d’Internet, l’irradiation constante des canaux de transmission, sont des réalités incontournables. Plus il y en aura, mieux ce sera. C’est la règle sévère de la démocratie, mais qui préférerait vivre sans elle ?

Le vrai problème, comme toujours, est celui du temps. Mallarmé était l’exact contemporain de l’expansion de la grande presse, Joyce écrit Finnegans Wake dans le vacarme de l’avant-guerre : voilà deux oeuvres « incompréhensibles » qui continuent à nous parler comme si elles nous précédaient. Les systèmes vieillissent, pas les oeuvres. Les clergés s’effacent, pas les styles. Un style peut s’adapter à n’importe quelle situation pourvu qu’elle soit contradictoire, c’est-à-dire non mortifère.

Un poète respire mieux au milieu de l’affaire Lewinsky que dans un camp de concentration : il a tout loisir de considérer avec ironie les torrents d’argent dépensés pour une comédie de la Bêtise. Il est bon que la stupidité s’exprime le plus diversement et le plus constamment possible. Le déplorer reviendrait à rejoindre l’éternel parti dévot, celui qui veut qu’une conception du monde triomphe de toutes les autres. Il faut imaginer Flaubert heureux d’assister au Monicagate, horrifié, mais heureux de constater le bien-fondé de sa lucidité. L’absurde, le chaos, l’atrocité présentés sur fond de publicité permettent de donner tout son sens à la comédie humaine. Son sens ? Elle n’en a pas, elle est obligée de l’avouer, et c’est une excellente nouvelle pour la liberté de penser.

Il n’y a pas de « pensée unique », mais dix mille façons différentes (au moins) de ne pas penser. C’est précisément ce que le gigantesque réseau de communication prouve. Jamais la pensée critique n’a donc eu autant de possibilités de s’exercer. Ne pas le constater, ou s’en plaindre, montre qu’on préfère un monde d’ordre, de raréfaction, de mise en perspective, bref de croyance. Il suffit de souligner le manque d’humour de la plupart de ces plaintes pour y discerner le vieil esprit clérical (et parfois, même, carrément policier).

La concurrence, tout est là. Le seul danger est celui de la concentration et du monopole. Posséder tous les journaux, toutes les radios, toutes les télévisions et l’ensemble de l’édition : cette ambition financière existe, certes. Mon avis est qu’elle échouera, comme celle de Big Brother. La colonisation des cerveaux est en marche ? Oui, mais les contre-poisons s’organisent dans l’ombre. Le discours apocalyptique n’est qu’une des formes de la tendance à la tyrannie. On peut agiter l’épouvantail de l’Apocalypse pourquoi pas ? afin de mieux entraîner une critique positive, mais on distinguera facilement un désir rageur de servitude d’un appel détaché à la liberté.

Contrairement à sa réputation, Voltaire n’était nullement optimiste. Mais pas pessismiste non plus. La Justice peut se tromper un moment, mais elle existe. La Vérité aussi. Le Temps fait son oeuvre, et un bon journaliste est celui qui fait avancer ce travail obstiné de la durée. Les excès sont même parfois nécessaires, puisque le mensonge est omniprésent par nature.

L’intellectuel « médiatique » (y compris l’intellectuel médiatique qui critique l’intellectuel « médiatique ») est une péripétie du réglage technique en cours depuis une vingtaine d’années. Toute cette agitation, qui va bientôt retomber, refroidir, laissera place à une nouvelle distribution des rôles. On sera enfin sorti de l’ère d’hystérie religieuse massificatrice, pour aborder une époque de pluralités, d’incertitudes, de visages sans cesse nouveaux, de surprises, de croisements, de confrontations, de singularités irréductibles. Le romanesque sera de retour, et il sera loisible à chacun (sauf asphyxie par la misère ou le trop d’argent) de s’inventer une vie créatrice et intéressante. Chacun pour soi, donc, et la communication pour tous.

Philippe Sollers, Le Monde du 18-09-98.

Quelques mois plus tôt, Edwy Plenel répliquait dans Le Monde diplomatique au pamphlet de Serge Halimi sur Les nouveaux chiens de garde dans un article sur Le faux procès du journalisme.

*


Puisque Sollers cite Guy Debord dans son article de 1994, on peut relire ce que ce dernier écrivait en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle dans sa thèse V.

Le secret généralisé

« La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet
combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique
incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel.

Le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société capitaliste, dite parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération (au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale), il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs. La fusion économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle ; et elle y est pour le moins devenue le moteur du développement économique le plus récent. L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie et l’État, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre ; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. Cette union s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont les effets directs de cette domination, à son stade intégré.

Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.

Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée. Le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre ; puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans la politique, les
sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique. La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son auto-destruction programmée. »

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, V, 1988.

*


Rappelons aussi la "thèse" VIII :

Une perfection fragile

La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile ; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché.

Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée. Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que le bonheur général, la force redoutable des réseaux de la tyrannie.

Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un jour d’une série de dénégations trop cyniquement maladroites ; mais cette exception toute locale, qui avait quelques vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité. Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête à un homme d’État italien de premier plan, ayant siégé simultanément dans le ministère et dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere Due, un mot qui résume le plus profondément la période où, un peu après l’Italie et les États-Unis, est entré le monde entier : « Il y avait des scandales, mais il n’y en a plus. »

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx décrivait le rôle envahissant de l’État dans la France du second Empire, riche alors d’un demi-million de fonctionnaires :

« Tout devint ainsi un objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’un village jusqu’aux chemins de fer, aux propriétés nationales et aux universités provinciales. »

La fameuse question du financement des partis politiques se posait déjà à l’époque, puisque Marx note que

« les partis qui, à tour de rôle, luttaient pour la suprématie, voyaient dans la prise de possession de cet édifice énorme la proie principale du vainqueur ».

Voilà qui sonne tout de même un peu bucolique et, comme on dit, dépassé, puisque les spéculations de l’État d’aujourd’hui concernent plutôt les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation souterraine et la production d’énergie électro-nucléaire, la recherche pétrolière et les ordinateurs, l’administration des banques et les centres socio-culturels, les modifications du « paysage audiovisuel » et les exportations clandestines d’armes, la promotion immobilière et l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire et la gestion des hôpitaux, les crédits militaires et les fonds secrets du département, à toute heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection de la société. Et pourtant Marx est malheureusement resté trop longtemps actuel, qui évoque dans le même livre ce gouvernement

« qui ne prend pas la nuit des décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit ».

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, VIII, 1988.

*


Un prince de notre temps

C’est sans rapport autre que les hasards de l’actualité, bien sûr, mais je lis dans Le Monde du 7 juillet 2010 :

« L’ancien dictateur du Panama Manuel Noriega, extradé vers la France en avril après 18 ans de prison aux Etats-Unis, a été condamné mercredi 7 juillet à Paris à sept ans de prison pour blanchiment d’argent provenant du trafic de drogue. Le tribunal a également ordonné la saisie des 2,3 millions d’euros bloqués sur ses comptes français. » (lemonde.fr)

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Manuel Noriega, lors d’un meeting à Panama

Qu’écrivait Guy Debord, en 1988, à propos de cet illustre personnage, toujours dans les Commentaires sur la société du spectacle ?

Le général Noriega s’est fait un instant connaître mondialement au début de l’année 1988. Il était dictateur sans titre du Panama, pays sans armée, où il commandait la Garde Nationale. Car le Panama n’est pas vraiment un État souverain : il a été creusé pour son canal, et non l’inverse. Le dollar est sa monnaie, et la véritable armée qui y stationne est pareillement étrangère. Noriega avait donc fait toute sa carrière, ici parfaitement identique à celle de Jaruzelski en Pologne, comme général-policier, au
service de l’occupant. Il était importateur de drogue aux États-Unis, car le Panama ne rapporte pas assez, et il exportait en Suisse ses capitaux « panaméens ». Il avait travaillé avec la C.I.A. contre Cuba et, pour avoir la couverture adéquate à ses activités économiques, il avait aussi dénoncé aux autorités américaines, si obsédées par ce problème, un certain nombre de ses rivaux dans l’importation. Son principal conseiller en matière de sécurité, qui donnait de la jalousie à Washington, était le meilleur sur le marché, Michael Harari, ancien officier du Mossad, le service secret d’Israël. Quand les Américains ont voulu se défaire du personnage, parce que certains de leurs tribunaux l’avaient imprudemment condamné, Noriega s’est déclaré prêt à se défendre pendant mille ans, par patriotisme panaméen, à la fois contre son peuple en révolte et contre l’étranger ; il a reçu aussitôt l’approbation publique des dictateurs bureaucratiques plus austères de Cuba et du Nicaragua, au nom de l’anti-impérialisme.

Loin d’être une étrangeté étroitement panaméenne, ce général Noriega, qui vend tout et simule tout dans un monde qui partout fait de même  [12], était, de part en part, comme sorte d’homme d’une sorte d’État, comme sorte de général, comme capitaliste, parfaitement représentatif du spectaculaire intégré ; et des réussites qu’il autorise dans les directions les plus variées de sa politique intérieure et internationale. C’est un modèle du prince de notre temps  ; et parmi ceux qui se destinent à venir et à rester au
pouvoir où que ce puisse être, les plus capables lui ressemblent beaucoup. Ce n’est pas le Panama qui produit de telles merveilles, c’est cette époque.

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, XIX, 1988.

*

[1Cf. Jean Garrigues, Les scandales de la République, Les matins de France Culture du 8 juillet 2010.

[2On notera que le journal L’équipe n’a pas suscité une telle opprobre en titrant il y a peu : « Va te faire enc...., sale fils de p... ! »

[3Pierre Bérégovoy s’est suicidé près de Nevers, le 1er mai 1993, sur la berge du canal de la Jonction. François Mitterrand déclarait lors de ses obsèques :

« Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous. »

[4DÉCRYPTAGE :

Voir aussi l’émission Arrêts sur images.

[5Un temps de chien, Paris, Stock, 1994 ; Gallimard, « Folio Actuel », 1996.

[6Le blog d’Edwy Plenel sur MediaPart.

[8Que le débat se soit déplacé de la presse écrite à l’information numérique — du Monde à MediaPart concernant Plenel — ne change rien aux problèmes de fond.

[9Conseiller de François Mitterrand, François de Grossouvre est retrouvé mort d’une balle dans la tête, le 7 avril 1994 par son garde du corps, un gendarme du GIGN, dans son bureau du palais de l’Élysée.

[11C’était il y a quinze ans. Depuis Plenel a démissionné du Monde (en 2004) et Sollers a été "remercié" (en 2006).

[12Je souligne. A.G.

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4 Messages

  • A.G. | 3 avril 2013 - 12:11 1

    Répétons : « Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération. »

    Et nuançons les propos de Debord : le faux n’est pas toujours sans réplique. Le travail de certains journalistes reste précieux. L’actualité politico-judiciaire en est la meilleure preuve.


  • A.G. | 13 juillet 2010 - 11:11 2

    « Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération. »

    Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle .

    Vérification : Dans une émission du site Arrêt sur images consacrée à l’affaire Bettencourt et à son traitement médiatique (voir ci-dessous), on apprend comment, dans ce dossier, il est très facile pour un journaliste d’obtenir de diverses sources installées des extraits de PV. Mais des extraits seulement.


  • A.G. | 12 juillet 2010 - 14:49 3

    Politique, médias : les maux français et l’affaire Woerth-Bettencourt,

    par Sylvie Kauffmann, directrice de la rédaction du Monde : lemonde.fr