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Yannick Haenel, chroniques de février 2024

Charlie Hebdo

D 29 février 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


John Coltrane  !

Mis en ligne le 7 février 2024
Paru dans l’édition 1646 du 7 février


John Coltrane.
Photo By Chuck Stewart. ZOOM : cliquer sur l’image.

J’ai rêvé qu’en sortant d’une soirée où j’avais bu modérément, enfin disons que j’avais bu pas mal, voire un peu beaucoup, ou peut-être énormément, bref, j’ai rêvé qu’en sortant d’une soirée bien arrosée, où j’avais même dansé — je veux dire dansé intérieurement, à mon rythme, très lent, yeux fermés, tandis qu’autour de moi les gens s’agitaient comme des damnés (je pense qu’ils pogotaient) —, j’ai rêvé que je montais sur mon scooter, un scooter rouge en tout point identique à celui de ma femme (je le précise car elle, elle sait conduire, moi pas) et qu’en démarrant, casque vissé sur la tête, en me regardant dans le rétroviseur, j’ai reconnu John Coltrane.

«  Carrément  !  » ai-je pensé (dans mes rêves, je parle comme un adolescent).

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Alors voici que dans la nuit monte un air de saxo : immédiate immensité claire, et la route qui s’ouvre. Tout se dégage, c’est limpide, ça s’ouvre en une seule ondulation qui s’élargit aux dimensions de l’air, et voici que de nouveau je danse intérieurement : comment s’appelle cet état où la jouissance dépasse les possibilités qu’avait entrevues le désir, est-ce que ça n’est pas l’ivresse de l’esprit, est-ce que ça n’est pas une résurrection  ? Quelle folie, quelle joie, Coltrane est dans mon sang, mes os, il est là pour nous tous, cette nuit, dans mon rêve et dans la vie, c’est un nouvel amour, une nouvelle raison.

Ballade nocturne

Je m’envolais le long d’un métro aérien et reconnaissais au fur et à mesure les stations La Chapelle, Stalingrad, ­Jaurès, et c’était maintenant Nature Boy (dans mes rêves, je connais les titres) et son judicieux glissando d’errance qui accompagnait parfaitement ma montée dans les airs. J’avais la sensation d’un fil de mélodie féline, rebondissant sur elle-même, comme un dos gracile, avec une ligne qui creuse sa direction et ouvre ses hanches.

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Et puis Impressions, que je reconnais tout de suite, et je vais crier, je vais exulter avec cette vitesse, et l’air est tout empli maintenant de ce psaume qui crache sa louange dans la nuit, et mon corps s’est enroulé sur lui-même, vrillé comme une flûte, une trompette, vaporisé dans les airs, au-dessus des ponts, là-bas, le long du canal Saint-Martin, vers d’autres nuits qui s’ouvrent plus loin que la nuit. Impressions, nom de Dieu, tramé dans sa ponctuation ivre, et ­l’espace et le temps qui deviennent de la matière, qui prennent forme et respirent, qui s’étonnent, qui tâtonnent, qui découvrent qu’ils sont en vie, en liberté, et que rien n’a de limites, quel bon rêve, me disais-je (car, chose étonnante, je savais que je rêvais).

Puis ça s’enchaîne, je fonce, un peu de velours se soulève et virevolte, et des escaliers de sonorités filent en éventail à travers l’abîme, les couleurs sont en relief et le monde se dégage, mes amis, grande nouvelle : on sort enfin de l’obscurité où il croit nous tenir prisonniers, je voulais absolument vous dire ça.

Avec McCoy Tyner : Piano, Jimmy Garrison : Bass, Elvin Jones : Drums

Divagation sur la justesse

Mis en ligne le 14 février 2024
Paru dans l’édition 1647 du 14 février

Le mieux, bien sûr, serait d’avoir la bonne distance : être impliqué sans se laisser absorber. Mais une telle chose est-elle possible  ? Qui pourrait nous l’indiquer, cette «  bonne distance  »  ? Qui pourrait nous garantir que notre rapport ironique et dégoûté avec le monde, avec l’horreur politique, l’engloutissement de la planète et la droitisation extrême des idées en France est juste, et que nous n’y participons pas  ? J’aimerais intervenir et en même temps ne pas me mêler de ça ; j’aimerais être capable d’agir et de me détourner. La pensée n’est-elle pas, au plus secret d’elle-même, un acte  ?

Je crois que chaque ligne écrite, chaque phrase prononcée, fût-ce dans une conversation entre amis, le soir, transforme le monde, certes d’une manière infime, un peu chinoise, un peu taoïste, comme une montagne est transformée imperceptiblement, à chaque seconde, par une rivière qui coule le long de ses roches, mais le réel ne dépend pas que des «  décideurs  » ni des oligarques : le réel du monde est modelé par nos pensées justes.

Et peu importe qu’elles ne parviennent pas à se faire entendre : comment le pourraient-elles  ? On ne va quand même pas crier avec ces chiens de la mort. Le peu de poésie qui reste à la vie ­commune nous appartient comme les souvenirs de notre mère qui scintillent dans une maison qui brûle. Je sais : puisque la maison brûle, il serait plus judicieux de se démener pour l’éteindre  ; mais nous savons qu’il est impossible de l’éteindre et nous savons aussi que ceux qui ont mis le feu à la maison essaient de nous rendre responsables de l’incendie. Ils font tout pour que nous nous sentions coupables.

Et le temps que nous nous démenions avec notre culpabilité, avec le réglage de nos inquiétudes, avec nos questionnements lancinants sur l’action et la pensée (est-ce que penser, nom de dieu, est une action, ou est-ce du rien qui s’envole dans le vent des foutaises du monde  ?) – oui, le temps que nous réfléchissions, et pensions, et nous nous tenions informés, l’odeur de brûlé est devenue une odeur de merde, et voilà qu’on nous dit que c’est notre odeur, et que nous sommes punis parce que nous n’avons rien fait.

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Alors, je voudrais faire une mise au point : tant que, en chacun de nous, une voix très intime, une voix qui répugne à se rendre publique, pensera avec justesse, avec la justesse de la tristesse, avec l’amour triste et beau de la justesse, nous pourrons être sûrs qu’il ne s’agit pas de notre bonne conscience, ni seulement d’une conscience malheureuse, mais d’un coeur qui continue à tenir sa note de musique intérieure, celle qui nous relie de sourire en sourire, celle qui fait écrire, dessiner, peindre et faire des blagues. Le rapport de force vous semble insurmontable  ? Souvenez-vous des Chants de Maldoror, de Lautréamont : «  L’éléphant se laisse caresser. Le pou, non.   » Vive le pou  !


Jacopo Pontormo, La Déposition, 1526-1528.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Carte postale d’Italie

Mis en ligne le 21 février 2024
Paru dans l’édition 1648 du 21 février

VOIR SUR PILEFACE

Je suis de retour en Toscane. J’ai vécu plusieurs années à ­Florence  ; et retrouver dix ans plus tard ces après-midi de ciel bleu, ces larges lumières qui vous accueillent aux abords des places et se reflètent sur le marbre rose et vert des églises avec la générosité du soleil de 16 heures, c’est une joie. On est en février, et on dirait le printemps. Bien sûr, le dérèglement climatique y est pour beaucoup, mais cette manière oblique et poudreuse que la lumière a de s’enrouler autour de vos épaules a toujours existé en Italie, même en hiver.

Je suis là pour une semaine, sans projet : plaisir de jouer au touriste dans sa propre ville, de flâner sans avoir à rentabiliser son temps  ; douce allégresse de revoir, comme on revoit ses amis, et de longer l’Arno tant aimé, avec ses façades jaunes et ocre qui vous réchauffent le coeur  ; bonheur d’aller saluer la cappella Brancacci où Adam et Ève, peints par Masaccio, n’en finissent pas d’être expulsés du paradis  ; de saluer la figure de Dante peinte sur un mur, près du ciel, non loin de la piazza della Signoria où, qu’on le veuille ou non, converge chaque promenade à Florence.

Pas peur des clichés

Puis entrer dans la minuscule église Santa Felicita pour la centième fois, et revoir La Déposition de Pontormo, ses roses de soie légère, ses oranges qui flottent comme des parfums et ses anges aux regards déchirants qui ouvrent sur l’autre pays, celui où l’invisible et la mélancolie se murmurent des louanges. Enfin, boire un verre sur la piazza San Spirito, autour d’une vieille table en bois, à l’ombre des magnolias, et sourire sans même se rendre compte qu’on sourit.

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Vous voyez, les clichés ne me font pas peur : je cherche l’instant heureux, et l’Italie en est prodigue. La perfection existe. Une promenade d’une après-midi à Florence résume le temps : celui-ci ne s’étale plus, mais surgit en bouquet – il fleurit. Le fleurissement du temps est notre chance : il y a un instant dans chaque journée où le diable n’entre pas (dixit William Blake, le grand poète anglais). Eh bien, en Italie, cet instant est physique, coloré, vérifiable : il est plein de lumières et de chants.

Entre temps et espace

Après avoir joui d’une telle chance, on peut affronter à neuf le cauchemar global dont la planète ne cesse plus d’accoucher : le cauchemar fasciste italien, le cauchemar oligarco-réactionnaire français, le cauchemar mondialisé des guerres raciales, religieuses, territoriales qui occupent l’entièreté de nos consciences.

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Il y a un passage secret dans le temps et l’espace, et chacun de nous, à travers notre capacité à aimer, en dessine le filigrane enchanté. C’est en s’engageant dans ce libre chemin – en conservant dans sa vie un rapport avec lui – qu’on prend soin d’une manière de vivre qui résiste à la mise à mort. C’est une politique : témoigner, face à l’enfer, que le paradis existe.


Alexeï Navalny.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Le sourire de Navalny

Mis en ligne le 28 février 2024
Paru dans l’édition 1649 du 28 février

VOIR SUR PILEFACE

Le plus extraordinaire texte jamais écrit fait sept pages. Il date de 1958 et s’intitule «  Cherry-Brandy  » : c’est un chapitre des Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov (éd. Verdier). Il parle des derniers jours du grand poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938). Je viens de le relire pour penser à Alexeï Navalny, parce que je ne sais pas comment penser à lui autrement qu’à travers le silence intérieur des phrases.

Chalamov, en véritable écrivain, c’est-à-dire en chaman, se figure Mandelstam en train de mourir dans le camp de transit de Vladivostok où il est lui-même passé  ; il le voit — et on le voit avec lui —, vivant ses derniers jours, «  ses grandes mains gonflées par la faim, aux doigts blancs, exsangues   ». Il est couché dans la profondeur d’un châlit à deux étages  ; on lui a volé le pain qu’il avait mis sous sa tête. Cette idée le brûle, mais il n’a plus la force de réagir. Sa pensée s’égare au bord de l’évanouissement  ; tout en lui s’est ralenti  ; il s’est même accoutumé à l’état de nausée provoqué par la faim.

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Voici qu’arrive une chose plus forte que la faim et le froid, plus forte que les bourreaux : «  La vie entrait en lui puis se retirait, et il se mourait. Mais la vie revenait encore, ses yeux s’ouvraient, des pensées jaillissaient.  » À chaque respiration, des mots viennent à Mandelstam, et «  chaque mot était un morceau d’univers  ». Il ne les note plus, mais ça n’a pas d’importance. D’ailleurs, «  le meilleur est ce qui n’est pas noté, ce qui a été créé et qui a disparu […], seule cette joie de la création qu’il ressent et qu’on ne peut confondre avec rien prouve qu’un poème a été composé  ».

Éloge du Non

En respirant, Mandelstam fait de la poésie. Le goulag ne peut l’empêcher, Poutine non plus n’a pas pu empêcher Navalny de vivre : il croit avoir eu sa peau, mais il y a quelque chose qu’il n’a jamais pu atteindre, une chose irréductible en Navalny, irréductible en chacun de celles et ceux qui résistent, et si vous avez vu les photos de Navalny, de sa femme et de leurs enfants, si vous avez vu leur innocence inouïe, une innocence qui fait presque mal tant elle est limpide, si vous avez entendu sa mère demander à Poutine le corps de son fils avec la noblesse intraitable d’Antigone, vous savez de quoi je parle.

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Est-ce l’âme, dont on dit qu’elle fait face à l’intraitable  ? Comme Mandelstam, mourant dans un camp, mais ouvert à l’arrivée du poème, Navalny, visé par la mort poutinienne, affaibli par l’empoisonnement, sait qu’on ne l’aura jamais car il continue à penser, c’est-à-dire à être juste.

Navalny, dans la colonie pénitentiaire, dit NON. On croit que personne n’a entendu la douceur vigoureuse de ce NON, mais nous l’avons tous entendu, comme Chalamov a entendu le poème ­silencieux de Mandelstam.

Navalny refuse ses bourreaux : il sourit, comme sur les photos avec sa famille. Il faut imaginer Navalny heureux.


Graffiti représentant Alexeï Navalny à Saint-Pétersbourg, le 28 avril 2021.
@BelgaImage. ZOOM : cliquer sur l’image.

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