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Patti Smith, la mémoire de New York avec François Busnel et +

« A seize ans, je découvre Rimbaud »

D 28 juin 2022     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Extrait de La Grande Librairie du 22/06/2022
présenté par : François Busnel

Pour cette émission spéciale de La Grande librairie, François Busnel nous emporte au cœur de New York. Quoi de mieux pour découvrir cette ville que de rencontrer les auteurs qui la raconte ?

L’extrait qui suit est dédié à Patricia Lee Smith dite Patti Smith née le 30 décembre 1946, à Chicago. Chanteuse et guitariste punk rock américaine, elle est aussi poète, écrivaine, artiste-peintre et photographe. En 2010, elle publie un livre autobiographique « Just Kids ». Le livre a remporté un succès autant critique que public et est aujourd’hui traduit en 43 langues et a été distingué du prestigieux National Book Award for Non fiction.

Les mémoires de la chanteuse racontent son arrivée à New York à la fin des années 60 et sa vie avec le photographe Robert Mapplethorpe dans une ville alors en pleine effervescence artistique. Toute une époque revit sous les mots inspirés de Patti Smith et le livre servira de fil rouge pour compléter l’extrait de la Grande Librairie que nous avons découpé en deux parties :

1. Patti Smith, la mémoire de New York

2. Patti Smith, la poésie comme remède. « A seize ans, je découvre Rimbaud »

Patti Smith, la mémoire de New York

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Patti Smith et François Busnel déambulent dans les quartiers de New York qui ont été le cadre de vie de l’artiste à son arrivée dans la ville, notamment au Chelsea Hotel, aux Studios Electric Lady de Greenwich Village, un studio d’enregistrement construit à l’origine par Jimi Hendrix et où elle enregistra son premier disque Hey Joe en 1974 qui consacre la création du « Patti Smith Group » (1974–1979) et coïncide avec sa rencontre de Sam Shepard, dramaturge célèbre de Off-Broadway, dont elle s’amourache rapidement, avant de réaliser qu’il est marié et a un fils. En 1975, c’est l’album Horses qui demeure une référence dans la catégorie « Women who rock », puis bien d’autres, là où parfois aussi, elle écrit, entourée de souvenirs. Là où de nombreux artistes y ont enregistré leur musique. Les murs tapissés des images de leurs albums en témoignent.


Patti Smith au Mannheimer Rosengarten (Mannheim), 1978.
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Capture écran : Allen Giserg (à g.) et William Burroughs (à d.)
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“Just Kids”, l’autobiographie devenue culte de Patti Smith

Traduit en 43 langues. Poche Gallimard, 2013

416 pages (édition poche)

Patti Smith raconte son arrivée à New York, sans un sou en 1969, sa rencontre décisive avec le photographe Robert Mapplethorpe (emporté par le SIDA en 1989) et leurs années de marginalité au Chelsea Hotel. « C’est une confession devenue une consécration », résume Nathalie Proth, attachée de presse des éditions Denoël, qui se souvient de l’arrivée quasi messianique du manuscrit :« Fin connaisseur des années 70, Olivier Rubinstein (ancien directeur des éditions Denoël, ndlr) l’avait acheté ‘blind’ à un agent. Quand nous avons lu le texte, nous sommes tous tombés sous le charme. Il est très personnel, poignant, écrit dans une langue élaborée… J’ai eu une revue de presse idéale ! De plus, Patti Smith adore la France et a joué le jeu de la promo. » Ceux qui ne connaissaient pas le personnage ont été agréablement surpris : à la radio ou à la télévision, on découvrait une femme « profonde et habitée sans être mystico-barrée » comme le souligne Nathalie Proth.

4e de couverture

C’était l’été de la mort de Coltrane, l’été de l’amour et des émeutes, quand une rencontre fortuite à Brooklyn guida deux jeunes gens dans la vie de bohème, sur la voie de l’art. Patti Smith et Robert Mapplethorpe avaient vingt ans ; elle deviendrait poète et performeuse, il serait photographe. À cette époque d’intense créativité, les univers de la poésie, du rock and roll et du sexe s’entrechoquent. Le couple fréquente la cour d’Andy Warhol, intègre au Chelsea Hotel une communauté d’artistes et de marginaux hauts en couleur, croise Allen Ginsberg, Janis Joplin, Lou Reed...

Just Kids commence comme une histoire d’amour et finit comme une élégie, brossant un inoubliable instantané du New York des années 1960-1970. Avec pudeur et émotion, Patti Smith retrace l’ascension de deux gamins inséparables qui insufflèrent la même énergie à leur vie qu’à leur art.

le livre sur amazon.fr (Folio)

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L’édition Beaux livres, Gallimard, 2017


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Patti Smith, la poésie comme remède : « A seize ans, je découvre Rimbaud

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Evocation de Rimbaud dans « Just Kids » (extrait)

[Philadelphie, printemps 1967] Mes quelques compagnons d’armes étaient partis s’installer à New York pour écrire de la poésie et faire des études d’art, et je me sentais terriblement seule.

Je trouvais de la consolation dans Arthur Rimbaud, que j’avais trouvé à l’étal d’un bouquiniste en face de la gare routière de Philadelphie quand j’avais seize ans. Son regard hautain sur la couverture des Illuminations accrocha le mien. Il était doté d’une intelligence irrévérencieuse qui m’enflamma, et je l’adoptai comme mon compatriote, mon frère et même mon amant secret. Comme je n’avais même pas 99 cents pour acheter le livre, je l’ai fauché.

Rimbaud détenait les clefs d’un langage mystique que je dévorais même lorsque je ne pouvais le déchiffrer tout à fait. L’amour à sens unique que je lui portais était aussi réel que les plus vraies de mes expériences. À l’usine, où je travaillais avec un groupe de femmes incultes et revêches, je me suis fait persécuter en son nom. Me soupçonnant d’être communiste parce que je lisais un livre écrit dans une langue étrangère, elles m’ont coincée dans les chiottes, m’ont menacée en me sommant de le dénoncer. Dans cette atmosphère, je bouillais de rage. C’était pour lui que j’écrivais, pour lui que je rêvais. Il devint mon archange, celui qui me délivrait des horreurs triviales de la vie en usine. Ses mains avaient ciselé un manuel des cieux : je m’empressai de les saisir. Savoir qu’il existait conférait de l’assurance à mon pas et cette assurance¬là ne pouvait m’être retirée. Je jetai mon exemplaire des Illuminations dans une valise écossaise. On allait s’échapper ensemble.
J’avais un plan. J’irais voir des amis qui étudiaient au Pratt Institute à Brooklyn. Je me disais que je pourrais apprendre à leur contact. En juin, quand je fus licenciée de l’usine, j’y vis le signal du départ.
Patti Smith, Just kids

… L’aventure newyorkaise allait commencer et la rencontre déterminante de Robert Mapplethorpe.

Robert Mapplethorpe par Patti Smith

On a dit beaucoup de choses sur Robert, et on en dira encore. Des jeunes hommes adopteront sa démarche. Des jeunes filles revêtiront des robes blanches pour pleurer ses boucles.
Il sera condamné et adoré. Ses excès seront maudits ou parés de romantisme. À la fin, c’est dans son œuvre, corps matériel de l’artiste, que l’on trouvera la vérité. Elle ne s’effacera pas. L’homme ne peut la juger. Car l’art chante Dieu, et lui appartient en définitive.
Patti Smith

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Avant-propos de « Just Kids

Je dormais lorsqu’il est mort. J’avais appelé l’hôpital pour dire bonne nuit une dernière fois, mais il avait sombré, sous des couches de morphine. J’ai pressé le récepteur contre mon oreille pour écouter sa respiration laborieuse à travers le téléphone, sachant que je ne l’entendrais plus jamais.

Ensuite, j’ai rangé mes affaires avec calme : mon carnet, mon stylo à plume. L’encrier cobalt qui lui avait jadis appartenu. Ma tasse persane, ma médaille Purple Heart, une boîte de dents de lait. Lentement, j’ai monté l’escalier en comptant les quatorze marches l’une après l’autre. J’ai remonté la couverture de la petite dans son berceau, embrassé mon fils endormi, puis je me suis allongée près de mon mari et j’ai dit mes prières. Il est toujours vivant, ai¬je murmuré, je me rappelle. Je me suis endormie.

Je me suis réveillée tôt et, en descendant l’escalier, j’ai su qu’il était mort. Tout était calme à l’exception du bruit de la télévision, restée allumée toute la nuit sur une chaîne culturelle. Ils passaient un opéra. La scène où Tosca clame avec force et chagrin sa passion pour le peintre Cavaradossi m’a attirée vers l’écran. C’était une froide matinée de mars, j’ai mis mon pull.

J’ai levé les stores et la lumière du jour a inondé le bureau. J’ai lissé le tissu lourd qui drapait ma chaise et choisi un livre de peintures d’Odilon Redon, que j’ai ouvert sur l’image d’une tête de femme flot¬ tant sur une petite étendue d’eau. Les Yeux clos. Un univers pas encore abîmé contenu sous les paupières pâles. Le téléphone a sonné, je me suis levée pour répondre.

C’était Edward, le frère cadet de Robert. Il m’a dit qu’il avait donné un dernier baiser à Robert pour moi, comme il me l’avait promis. Je suis restée inerte, figée ; puis lentement, comme dans un rêve, je suis retournée à ma chaise. À cet instant, Tosca a commencé la sublime aria « Vissi d’arte ». J’ai vécu pour l’amour, j’ai vécu pour l’art. J’ai fermé les yeux et joint les mains. La providence décidait des termes de mon adieu.
Patti Smith

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Exposition Robert Mapplethorpe au Grand Palais, Paris

Le Grand Palais a consacré une exposition au photographe Robert Mapplethorpe, du 26 mars au 13 juillet 2014.

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Deux photographies de Patti Smith par Robert Mapplethorpe

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Patti Smith par Robert Mapplethorpe
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Patti Smith par Robert Mapplethorpe
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La conférence de Patti Smith

Dans le cadre de cette exposition, Patti Smith a donné une conférence sur cet homme qui a partagé ses années de jeunesse et marqué sa vie si définitivement que 21 ans après sa mort, il soit au coeur de son livre Just Kids.
Entrecoupant les souvenirs de ses expériences new-yorkaises avec Robert Mapplethorpe de chansons acoustiques et de lectures de son récit autobiographique Just Kids, la chanteuse a fait souffler un vent d’émotion parmi les nombreux visiteurs rassemblés dans l’auditorium du Grand Palais.

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Choir ! Choir ! Choir ! & Patti Smith chantent "PEOPLE HAVE THE POWER"

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Patti Smith chante « PEOPLE HAVE THE POWER » C’était le 13 avril 2019, à NYC, lors du Onassis Festival

Le début de la chanson

People Have The Power
(Le Peuple A Le Pouvoir)

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I was dreaming in my dreaming
Je rêvais dans mon rêve
Of an aspect bright and fair
D’un aspect brillant et juste
And my sleeping it was broken
Et mon sommeil fut rompu
But my dream it lingered near
Mais mon rêve demeurait là
In the form of shining valleys
Dans la forme de vallées rayonnantes
Where the pure air recognized
Où l’air pur est reconnu
And my senses newly opened
Et mes sens éveillés
I awakened to the cry
Je me suis réveillé au cri
That the people / have the power
Que le peuple/ a le pouvoir
To redeem / the work of fools
De racheter/ l’oeuvre des imbéciles
Upon the meek / the graces shower
Sur les doux/ les pluies de grâce
It’s decreed / the people rule
C’est décrété / le peuple règne

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(Chorus :)
(Refrain :)
The people have the power
Le peuple a le pouvoir

Patti Smith sous influence française

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2017 , à 71 ans, la chanteuse américaine, Patti Smith, a fait paraître « Dévotion », sa première œuvre de fiction. Après « Just Kids » ou « M Train », elle publie, cette fois-ci, un conte fantastique dans lequel elle déambule dans Paris, et parle de son amour de la culture et notamment son admiration pour Camus, Modiano ou Dumas. Rencontre avec cette icône du rock.
(Live Taratata Jan. 2008)

Patti Smith décorée de la Légion d’honneur à New York | AFP

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21 mai 2022 La star américaine du rock Patti Smith a reçu la Légion d’honneur à New York, un honneur "indicible" pour l’artiste de 75 ans qui dit avoir été "profondément influencée par la culture française".
Elle termine son allocution en chantant avec l’assistance « People have the power »


A propos de l’auteure

Artiste engagée, Patti Smith est née à Chicago en 1946. Issue d’une famille modeste, elle quitte le New Jersey pour partir travailler à New York en 1967. Elle y rencontre le photographe Robert Mapplethorpe et emménage avec lui au Chelsea Hotel. Habituée des clubs punk et rock du moment parmi lesquels le célèbre CBGB, elle crée le "Patti Smith Group". Son premier single, Hey Joe/Piss Factory paraît en 1974. Suivront les albums Horses, Radio Ethiopia, Easter avec notamment le tube Because the Night (1978), coécrit avec Bruce Springsteen et Wave. En 1980, elle épouse Fred "Sonic" Smith (1949-1994), guitariste du groupe MC5, et met entre parenthèses sa vie d’artiste pour se consacrer à leurs deux enfants. L’album Dream of Lift (1988), conçu avec son mari, lui permet de renouer avec la scène. Elle signe alors Gone Again, Peace and Noise, Gung Ho, Land et Trampin’. Admiratrice des textes d’Arthur Rimbaud et de William Blake dont elle donne des lectures,

Patti Smith reçoit la médaille de commandeur de l’Ordre des Arts et Lettres en 2005 et entre au Rock and Roll Hall of Fame en 2007. Trois autres albums sont produits : Twelve, The Coral Sea et Outside Society. Son récit autobiographique, just Kids (2010), a été récompensé par le National Book Award.

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Extrait de Just kids

Je poussai soudain de plusieurs centimètres. Je faisais près de 1,70 m pour à peine 45 kilos. À l’âge de quatorze ans, je n’étais plus le commandant d’une armée petite mais loyale, j’étais une ratée de première qui n’avait que la peau sur les os, un objet de risée fermement campé sur le plus bas niveau de l’échelle sociale du lycée. Je me suis plongée dans les livres et le rock and roll, le salut adolescent en 1961.
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Je dessinais, je dansais et j’écrivais des poèmes. Je n’étais pas douée, mais j’avais de l’imagination et les professeurs m’encourageaient. Lorsque j’ai gagné un concours sponsorisé par le magasin de peintures local, Sherwin-Williams, mon tableau a été exposé dans la vitrine et j’ai reçu assez d’argent pour acheter une mallette en bois et un assortiment d’huiles. J’ai écumé les ventes de charité organisées par les bibliothèques et l’église en quête de livres d’art. À l’époque, il était possible de trouver des volumes magnifiques pour presque rien, et je me suis installée avec bonheur dans les univers de Modigliani, Dubuffet, Picasso, Fra Angelico et Albert Ryder.

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Pour mon seizième anniversaire, ma mère m’a offert La Vie fabuleuse de Diego Rivera. J’ai été transportée par l’envergure de ses fresques, les descriptions de ses voyages et tribulations, de ses amours et de son labeur acharné. Cet été¬là, j’ai trouvé un boulot dans une usine non syndiquée : j’inspectais des guidons de tricycles. Les conditions de travail étaient calamiteuses. Je m’échappais par la rêverie en travaillant à la pièce. Mon plus cher désir était d’entrer dans la fraternité des artistes : la faim, leur façon de s’habiller, leurs rituels et leurs prières. Je claironnais à qui voulait l’entendre que je serais un jour la maîtresse d’un artiste. Pour mon jeune esprit, c’était le comble du romantisme. Je m’imaginais comme Frida avec Diego, à la fois muse et créatrice. Je rêvais de rencontrer un artiste pour l’aimer, le soutenir et travailler à ses côtés.

Robert adorait écouter les histoires de mon enfance, mais lorsque je le questionnais sur la sienne, il n’avait pas grand¬chose à raconter. Il disait que, dans sa famille, on ne parlait ni ne lisait beaucoup, et on ne partageait pas ses émotions les plus intimes. Ils n’avaient pas de mythologie commune ; pas d’histoires de trahison, de trésor et de forteresses de neige. C’était une existence protégée, mais elle n’avait rien d’un conte de fées.
« Ma famille, c’est toi », disait¬il.

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À l’adolescence, les ennuis ont commencé pour moi.

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En 1966, à la fin de l’été, j’ai couché avec un garçon encore plus novice que moi et je suis tombée immédiatement enceinte. J’ai consulté un médecin qui n’a pas pris mon inquiétude au sérieux et m’a renvoyée dans mes foyers avec un petit sermon un peu embarrassé sur le cycle féminin. Mais, au fil des semaines, j’ai acquis la certitude que je portais un enfant.

J’ai grandi à une époque où le sexe et le mariage étaient absolument synonymes. Aucune contraception n’était disponible et à l’âge de dix¬neuf ans j’avais encore une vision très naïve du sexe. Notre union avait été tellement fugace, tellement tendre que je n’étais pas complètement certaine que nous avions consommé notre affection. Mais la nature, dans toute sa puissance, allait avoir le dernier mot. L’ironie qui voulait que ce soit moi, qui n’avais jamais voulu être une fille, jamais voulu grandir, qui me retrouve confrontée à cette épreuve, ne m’a pas échappé. La nature me donnait une leçon d’humilité.

Le garçon, qui n’avait que dix¬sept ans, était tellement inexpérimenté que je ne pouvais guère lui demander de prendre ses responsabilités. C’est seule que j’allais devoir prendre les choses en main. Le matin de Thanksgiving, je m’assis sur le lit de camp de la buanderie de mes parents. C’est là que je dormais quand je travaillais à l’usine pour l’été, et le reste de l’année quand je suivais les cours de l’école normale d’État de Glassboro. J’entendais mon père et ma mère qui préparaient le café, le rire de mon frère et de mes sœurs qui s’installaient autour de la table. J’étais l’aînée, la fierté de la famille, celle qui avait réussi à aller jusqu’à la fac. Mon père avait peur que je ne sois pas assez jolie pour trouver un mari et pensait que l’enseignement m’apporterait une sécurité. Ça lui ficherait un sacré coup si je ne terminais pas mes études.

Je suis restée assise un long moment, contemplant mes mains posées sur mon ventre. J’avais déchargé le garçon de sa responsabilité.

Il était semblable à un papillon de nuit qui se débat avec son cocon, et je n’avais pas eu le courage de déranger sa laborieuse éclosion dans le monde. Je savais qu’il ne pouvait rien y faire. Je savais également que j’étais incapable de m’occuper d’un nourrisson. J’avais demandé de l’aide à un professeur compréhensif qui avait trouvé un couple de gens instruits en mal d’enfant.

J’ai passé mes quartiers en revue : une machine à laver, un grand panier d’osier débordant de linge sale, les chemises de mon père pliées sur la planche à repasser. Sur une petite table, j’avais disposé mes crayons de couleur, mon carnet de croquis et un exemplaire des Illuminations. Je m’y suis installée pour me préparer à affronter mes parents, priant à voix basse. Pendant un court instant, j’ai eu l’impression que j’allais mourir ; puis avec la même soudaineté, j’ai su que tout allait s’arranger.
Je ne saurais exagérer le calme soudain qui m’a envahie. La certitude absolue d’avoir une mission a éclipsé mes peurs. J’ai attribué ce phénomène au bébé : il compatissait, ai¬je imaginé, avec ma situation. Je me sentais en pleine possession de moi¬même. J’allais faire mon devoir et rester forte et saine. Je ne connaîtrais pas le regret. Je ne retournerais jamais à l’usine ou à l’école normale. Je serais artiste. Je prouverais ma valeur. Pleine de cette résolution nouvelle, je me suis levée et dirigée vers la cuisine.

J’ai été renvoyée de la fac, mais peu m’importait désormais. Je savais que je n’étais pas destinée à être institutrice, même si c’était une profession admirable à mes yeux. J’ai continué à vivre dans ma buanderie.

Après les vacances de Pâques, mes parents sont venus me chercher. Le début du travail a coïncidé avec la pleine lune. Ils m’ont conduite à l’hôpital de Camden. Comme je n’étais pas mariée, les infirmières se sont montrées cruelles et insensibles, et m’ont laissée sur une table pendant plusieurs heures avant de prévenir le médecin que j’étais entrée en phase de travail. Elles ont raillé méchamment mon look beatnik et ma conduite immorale, m’ont surnommée « la fille de Dracula » et ont menacé de couper mes longs cheveux noirs. Lorsqu’il est arrivé, le médecin a piqué une colère. Je l’ai entendu crier aux infirmières que l’enfant se présentait par le siège et qu’elles n’auraient pas dû me laisser seule. Par une fenêtre ouverte, pendant le travail, j’ai entendu des garçons qui chantaient des chansons a cappella dans la nuit. Harmonie à quatre voix dans les rues de Camden, New Jersey. Puis l’anesthésie a commencé à faire effet. La dernière chose dont je me souviens, c’est le visage inquiet du médecin et les murmures des garçons de salle.
Mon enfant est né le jour de l’anniversaire du bombardement de Guernica. Je me souviens que j’ai pensé au tableau, une mère qui pleure son bébé mort dans les bras. Même si mes bras étaient vides, même si je pleurais, mon enfant allait vivre, il était en pleine santé, il ne manquerait de rien. J’en étais absolument certaine.

Le Memorial Day, j’ai pris le bus pour Philadelphie pour voir la statue de Jeanne d’Arc près du musée des Beaux¬Arts. Elle n’était pas là lorsque j’y étais allée pour la première fois avec mes parents, quand j’étais petite. Comme elle était belle juchée sur son cheval, levant au ciel son étendard, la petite adolescente qui avait emmené son prince en péril jusqu’à son trône à Reims et lutté héroïquement pour libérer son pays, mais s’était vu pour toute récompense trahir et brûler sur le bûcher avant l’âge de vingt ans. La jeune Jeanne que j’avais connue par les livres, l’enfant que je ne connaîtrais jamais. Je leur fis à tous deux le serment que j’allais faire quelque chose de ma vie, puis je repris le chemin de la maison, non sans faire étape à l’Emmaüs de Camden pour faire l’emplette d’un long imperméable noir.

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Le même jour, à Brooklyn, Robert gobait de l’acide.

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Il se dégagea un espace de travail, installa son carnet à dessins et ses crayons sur une table basse et un oreiller devant pour s’asseoir. Il plaça une feuille de carte à gratter vierge sur la table. Il savait qu’il ne serait peut¬être pas en état de dessiner une fois que l’acide ferait effet, mais il voulait avoir ses outils à portée de main au cas où. Il avait déjà essayé de travailler sous acide, mais la drogue l’attirait vers les espaces négatifs qu’il avait en temps normal le sang¬froid d’éviter. Souvent, la beauté qu’il croyait voir n’était qu’un trompe¬l’œil, les résultats s’avéraient criards et déplaisants. Il n’y recherchait pas de signification particulière. C’était comme ça, c’est tout.

Au début, le LSD lui sembla presque sans effet, et il fut déçu, car il en avait absorbé davantage qu’à l’accoutumée. Il était passé par la phase d’anticipation et d’agitation nerveuse. Il adorait cette sensation. Il suivait le frisson et la peur qui fleurissaient dans son ventre. C’était la même sensation que celle qu’il éprouvait lorsque, enfant de chœur, il se tenait derrière les rideaux de velours dans sa petite aube, la croix processionnelle entre les mains, se préparant à défiler.
L’idée lui traversa l’esprit que rien n’allait se produire.
Il rajusta un cadre doré au¬dessus du manteau de la cheminée. Il remarqua alors le sang qui parcourait les veines à l’intérieur de son poignet et l’éclat du rebord de sa chemise. Il se mit à voir la chambre en plans séparés, des sirènes et des chiens, le pouls battant des murs. Il s’aperçut soudain qu’il avait la mâchoire serrée. Il remarqua sa propre respiration qui ressemblait à celle d’un dieu qui s’écroule. Une terrible lucidité s’abattit sur lui ; une force saccadée qui le précipita à genoux. Un fil de souvenirs, qui saignaient avec sa propre solitude l’apocalypse de son monde, s’étira devant lui comme un caramel mou — les visages accusateurs des autres élèves officiers, de l’eau bénite qui faisait déborder les latrines, ses camarades de classe qui le dépassaient comme des chiens indifférents, la désapprobation de son père, l’expulsion de l’école d’officiers et les larmes de sa mère.

Il essaya de se lever. Ses jambes étaient complètement engourdies. Il parvint à se mettre debout et se frotta les mollets. Les veines de ses mains étaient anormalement saillantes. Il enleva sa chemise trempée de lumière et de sueur, se dépouillant de la prison des chairs.
Il baissa les yeux sur la feuille de papier. Il y voyait l’œuvre, bien qu’elle ne fût pas encore dessinée. Il s’accroupit de nouveau et travailla d’une main assurée dans les dernières lueurs de l’après-midi. Il termina deux dessins en pattes de mouche, informes. Il écrivit les mots dont il avait eu la vision et comprit intimement la gravité de ce qu’il avait écrit : Destruction de l’univers. 30 mai 67.

C’est bien, se dit-il avec un léger regret. Car personne ne verrait ici ce qu’il avait vu, personne ne comprendrait. Il était habitué à ce sentiment. Il l’avait ressenti toute sa vie, mais autrefois il essayait de compenser, comme si c’était sa faute. Il contrebalançait ce décalage avec un caractère très doux, recherchait l’assentiment de son père, de ses professeurs, de ses camarades.

Il ne savait pas trop s’il était bon ou mauvais. S’il était altruiste. S’il était démoniaque. Mais il y a une chose dont il était certain. C’était d’être un artiste. Et pour ça, il ne s’excuserait jamais. Il s’appuya contre un mur et fuma une cigarette. Il se sentait baigné de clarté, un peu secoué, mais il savait que c’était seulement physique. Une autre sensation était en gestation, pour laquelle il n’avait pas de nom. Il se sentait seul maître à bord. Il ne serait plus un esclave.

À la tombée de la nuit, il s’aperçut qu’il avait soif. Il avait une fringale de lait chocolaté. Il savait où trouver ça. Il tâta sa monnaie au fond de sa poche, tourna dans une rue adjacente et prit la direction de Myrtle Avenue dans la pénombre, un grand sourire aux lèvres.

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Au printemps 1967, je fis le point sur ma vie. J’avais amené l’enfant au monde en bonne santé et l’avais placée sous la protection d’une famille aimante et instruite. J’avais abandonné l’école normale, n’ayant ni la discipline, ni la motivation, ni l’argent qu’il m’aurait fallu pour continuer. J’occupais un emploi temporaire au salaire minimum dans une fabrique de manuels scolaires à Philadelphie.

Mon souci immédiat, c’était de savoir où aller ensuite, et que faire lorsque je serais là¬bas. Je m’accrochais à l’espoir de devenir artiste, même si je savais que je ne pourrais jamais me payer des études aux beaux¬arts et que je devais gagner ma vie. Il n’y avait rien qui me
retienne, pas de perspectives et pas de sentiment d’appartenance. Mes parents nous avaient élevés dans une atmosphère de dialogue religieux et de compassion, avec le respect des droits civiques, mais dans l’ensemble on ne peut pas dire que les mentalités du South Jersey étaient franchement portées sur l’art et les artistes.

Patti Smith, Just kids

Et ce fut le départ pour New York, la vie d’artiste allait commencer.
La suite à découvrir dans le livre.
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