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Épiphanies

Luminet, Sollers, Twombly, Joyce

D 6 janvier 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



« Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentaient les moments les plus délicats et les plus fugitifs. »
James Joyce, Stephen le Héros, 1904.

« Rappelez-vous vos épiphanies sur papier vert de forme ovale, spéculations insondables, exemplaires à envoyer en cas de mort à toutes les grandes bibliothèques du monde y compris l’Alexandrine ? » Ulysse, 1922 [1].



Gentile da Fabriano, Adoration des Mages, 1423.
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De l’Épiphanie

par Jean-Pierre Luminet

Les douze jours dans lesquels nous sommes, qui s’insèrent, dans le calendrier chrétien du moins, entre Noël et l’Épiphanie, soit entre le 25 décembre et le 6 janvier, n’ont été définis qu’en 567 par le concile de Tours. Mais cette période, nichée au cœur de la nuit hivernale tandis que le monde est figé dans le froid et l’obscurité (dans l’hémisphère nord seulement), n’est pas propre au christianisme, qui comme toute religion ou toute idéologie a tendance à se réapproprier l’histoire : on en retrouve la trace aussi bien dans l’ancienne Mésopotamie qu’en Chine ou dans l’Inde védique. Sur le plan astronomique, indépendant de toute doctrine, ces 12 jours représentent le hiatus entre le calendrier solaire de 365 jours et le calendrier lunaire de 12 mois de 29 jours et demi chacun. Ils correspondent alors au rattrapage nécessaire, à une période effectivement hors calendrier, entre deux temps, permettant tous les ans de retomber « juste ». Il en résulte une sorte de passage à vide, une période de béance, un temps d’incertitude soumis à tous les dangers, un moment qui met en communication le mondes des vivants et celui des morts. Le réveillon à minuit est d’ailleurs, dans certains pays, un repas offert aux morts.

Ces 12 jours et 12 nuits échappent à la durée profane en attendant que le temps reprenne son cours normal. Ce statut hors de l’année conférait à cette période une nature divinatoire : l’an qui venait y était en germe, et dans certaines traditions il était possible de prévoir ce que seraient les 12 mois à venir, le temps qu’il ferait à tel ou tel moment, ou le succès des diverses récoltes. Mais plus que d’annoncer l’avenir, il s’agissait de "créer" l’année nouvelle, de la construire, de décider ce qu’elle serait : c’était le moment où les autorités programmaient les actions politiques ou militaires. On voit que rien n’a changé en 2021 avec les annonces gouvernementales.

Mais il n’est pas de re-création qui ne s’exerce à partir du chaos, du retour à l’unité indifférenciée. C’est ainsi qu’il faut considérer les charivaris et toutes ces « fêtes des fous » qui, dans cette période, bouleversaient jadis les conventions et l’ordre social, et que l’Église a choisi de condamner au XVe siècle. Dans la Rome antique, les Saturnales prônaient déjà, du 17 au 24 décembre, l’inversion : l’esclave se faisait servir par le maître, le roi s’inclinait devant l’enfant pauvre ... Les fêtes des fous étaient coutumières. Outre les fous, le Moyen Âge occidental fêtait successivement l’âne le 25 décembre (jour de Noël, où l’on honorait l’humble âne de la crèche), les sous-diacres et le petit clergé le 26 décembre (jour de la Saint-Étienne, historiquement le premier des diacres), et les enfants le 28 décembre (jour des Saint-Innocents). C’était à chaque fois l’occasion de bouleverser les préséances, de faire porter à l’animal des habits sacerdotaux, de donner raison au fou, d’introniser l’enfant, d’élire l’évêque ou le roi d’un jour qui régnait sans conteste, comme celui de la fève dans la galette (pensez-y cette année et parlez-en à vos enfants avant de leur mettre la couronne). Il s’agissait, pour les plus humbles et les plus démunis, de passer au premier rang, et, au moins une fois l’an et dans la plus grande licence, de prendre le pas sur les autorités légitimes ... Les plus fous furent peut-être les représentants de la Révolution française, qui cherchèrent à abolir ce qui persistait de ces pratiques sous le prétexte qu’il n’y avait plus de roi… De la « culture de l’annulation » avant la lettre !

Mais revenons à l’Epiphanie. Pour la plupart d’entre nous (enfin, j’espère), au-delà de la galette des rois ludiquement partagée avec les enfants, c’est la fête chrétienne qui célèbre la visite et l’hommage de trois rois mages au présumé Messie incarné dans le monde. Elle a lieu le 6 janvier. Cette date a été choisie au IVe siècle par le Père de l’Église Épiphane de Salamine, pourfendeur obsessionnel de toute forme d’hérésie, aujourd’hui considéré comme piètre théologien et mauvais écrivain, bien que béatifié puis sanctifié par une Eglise rarement regardante dans ses choix. Dans son « Panaron », Epiphane voulait replacer la date de naissance de Jésus proche de l’ancienne fête de païenne du solstice d’hiver, alors que certains exégètes jugés hérétiques la plaçaient au printemps ou l’été. L’Évangile de saint Luc indique par exemple qu’à l’époque de la Nativité les bergers, dans la région de Bethléem, vivaient aux champs et y gardaient leurs troupeaux durant la nuit, ce qui suggère que l’événement ait eu lieu pendant l’été. Si tant est, bien sûr, que l’événement ait bien eu lieu et que le personnage de Jésus tel que l’a construit l’exégèse chrétienne ait réellement existé, ce qui est largement débattu sur le plan historique (j’espère ne pas choquer les croyants en mentionnant ce fait).

Le vrai sens de l’épiphanie est ailleurs, il est plus ancien et plus général. Le terme grec epiphaneia (manifestation, apparition soudaine) désigne la compréhension subite de l’essence ou de la signification de quelque chose. Le terme est utilisé dans un sens philosophique pour signifier qu’une personne ou un groupe de personnes, par une nouvelle information ou expérience éventuellement insignifiante en elle-même, est illuminée de façon fondamentale sur l’ensemble de sa conception du monde et de la vie.

Cette épiphanie d’un peuple majoritairement plongé dans les ténèbres d’un pouvoir pernicieux et pervers est tout ce que j’appelle de mes vœux pour ce 6 janvier 2022, où démarrent précisément les pires et plus délirantes restrictions de liberté et de pensée que notre pays ait jamais connues. La France termine 2021 avec le record du monde de contaminations — en très large proportion non pathogènes — et un taux de vaccination parmi les plus élevés (source : John Hopkins University, Jan 1, 2022).

En attendant l’épiphanie, admirez la sublime Adoration des Mages de Gentile da Fabriano.

Jean-Pierre Luminet, 2 janvier 2022.

Sur France Musique, le 8 janvier :
Avec Jean-Pierre Luminet : "Du piano aux étoiles. Une autobiographie en musique"

LUMINESCIENCES : le blog de Jean-Pierre LUMINET, astrophysicien
Jean-Pierre LUMINET sur France Culture

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Bacchus (à la Pointe de la Douane à Venise) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Les épiphanies de Twombly

par Philippe Sollers

Une épiphanie, au moins depuis Joyce, est un fragment ouvert de réalité restant énigmatique parce qu’il emprunte à plusieurs temps ou à plusieurs espaces à la fois sa puissance d’apparition. L’événement est très fort pour celui qui le vit et le note, mais nous, lecteurs, spectateurs, contemplateurs, tout en ressentant la mise en scène de l’instant inscrit et commémoré, nous savons que nous n’en posséderons jamais toutes les données. Il s’agit d’une expérience intérieure venant de l’extérieur, comme une hallucination. Nous devinons que le lieu, le moment, l’éclatement des sensations ont une référence précise — celle d’un journal intime — mais le récit se dérobe, il ne reste qu’une entaille, un tourbillon, une citation, un nom, une stèle. Une mémoire se dit, une jouissance se célèbre. Le nom, l’image allusive, la dédicace, la date. Le tout sans bords, en mouvement, comme lancé dans la délectation plane. On peut y reconnaître un dieu si l’on veut. Pas n’importe lequel. Pas n’importe quand ni sous n’importe quel masque. « Alors il reconnut le dieu. » Situation homérique classique, théophanie derrière l’épiphanie parfois la plus triviale. L’invitation de Twombly est explicitement de cet ordre. Son héros calme et décidé — lui-même — enregistre ces révélations. Il a choisi de vivre à Rome, mais toutes les épiphanies, aurait dit l’auteur de Finnegans Wake, mènent à Rome. Entendons-le même en sanscrit : RAUM !

Voici donc une série d’abréviations. Si on devait tout raconter... Mais non, impossible. Évoquer : pour cela, il faut un théâtre. Chaque détail introduit est un acteur. L’acte est la pièce. Je prends cette description : « Collage — huile, craie grasse et crayon sur papier Fabriano, reproduction rapportée d’un dessin de Poussin : Renaud et Armide, pellicule adhésive transparente. Au revers : copie manuscrite d’un texte mythologique rayée par l’auteur. » Je peux être sûr que chacun des mots, ici, a été vécu comme une séquence de roman durable : collage (celui-ci, pas un autre), huile, c’est vraiment de l’huile et nous sommes tout de suite dans la dimension du baptême, de l’onction — le nom propre est dans le langage comme de l’huile dans de l’eau ; craie grasse et crayon : masculin et féminin aux qualités réciproques ; papier Fabriano ; l’Italie ; dessin de Poussin : l’exil volontaire, le Français comme l’Américain de Rome : Renaud et Armide : le poème est là ; pellicule adhésive transparente : je colle pour laisser transparaître, j’expédie une lettre fermée mais lisible, je mets mon timbre, j’adresse l’ensemble à la verticale comme une libation. Le contemplateur lit un pli qui ne lui est pas destiné, il doit le renvoyer au peintre qui nous donne son nom de code, son vrai nom : Pan, Narcisse, Bacchus, et bien d’autres. Twombly, comme négligemment, vous demande de le considérer comme un dieu.

Il doit avoir ses raisons. Un dieu, c’est de l’espace et du temps rassemblés en une seule vision, pour une occasion unique. Le calendrier de Twombly ouvre sur une liturgie. Cinq jours en octobre de cette année-là, ce novembre-là, cet hiver-là. Les autres prélèvements dans Poussin ? La Fête de Pan, Vénus à la fontaine (je suis Pan, je suis Vénus) et L’Extrême-onction (on vous l’avait dit). Les cinq jours d’octobre ont été une vraie bacchanale. Quoi ? Comment ? Avec qui ? Peu importe, et la véritable réponse ne peut être qu’entre moi et moi. Il faut donc s’en excuser légèrement par un don. D’où les dédicaces, ou, si l’on préfère, les « adresses » sur l’enveloppe. « Pour Alessandro, de la part de Papa. » Pour Isabella, Betty (à l’occasion de son trentième anniversaire), Flora, Suzanne... La famille est là pour pardonner. C’est un principe de stabilité apparaissant et disparaissant dans la vie sans limites et sans bords. LIFE IS BOUNDLESS. JOY. L’épiphanie, la théophanie plastique sont là pour célébrer avec rapidité cette joie de l’immensité permanente. Et de même que le graffiti écrit une parcelle plus ou moins libre du présent (jamais plus présent que dans l’obscénité), de même la peinture se souvient de la chance du peintre de coïncider avec l’absence de cadre, le tableau qui n’en est plus un que comme reste. C’est tombé. Par le vide actif qu’elle suggère, l’oeuvre de Twombly est en effet la moins enfermée qui soit, elle est à l’opposé de celle de Pollock, par exemple, où l’on sent que le psychisme a gardé ses droits, le mot n’est pas venu, le geste magnifique n’a pas réussi à parler, tout s’enchevêtre, se surajoute et dure, c’est un film sans interruption, Rome est loin. Ou encore : dans les totems d’Artaud, surécrits, mangés, brûlés et troués, la culture indienne vise la réappropriation et l’exorcisme, guerre avec le corps, persécutions romaines, masque efficace. Quelque chose, pourtant, n’a pas été détaché, consumé, abandonné, laissé au silence. Or le silence est une fleur, une feuille, un lotus, une grappe, une dispersion magnétique chargée de semence. Comme il ne faut pas hésiter à mettre les points sur les i, quand Twombly écrit dans un coin : Poems + Private ejaculations, le message est tout entier dans ce + non arithmétique qui est l’oeuvre elle-même, ni seulement verbale, ni exclusivement sexuelle, mais les deux à la fois, en plus.
Poems + Private ejaculations.


Cy Twombly, Venus et Adonis, 1978, huile, crayon, pencil on paper, 28″ × 39 1⁄2″.
Collection Stephen Mazoh, New York. © Cy Twombly Foundation [2]. Zoom : cliquez l’image.
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Curieuse addition qui, en surface, a l’air d’une soustraction, affirmation que la dissémination est toujours plus forte que la castration latente. Prenons, par exemple, Adonis dans son paysage. Adonis se présente comme un pénis droite-gauche (sens inverse de l’écriture), un doigt tendu à l’envers. Vous pouvez penser qu’il désigne une pénétration, bien sûr, mais c’est d’abord toute une aventure, une chasse à courre, une scène de forêt ou d’appartement, c’est en même temps dehors et dedans, arbres, buissons, cheveux, places, fauteuils, vent dans les feuilles, organes enveloppés, épars — et fenêtre relativisant la scène. Tout se passe comme si Twombly, qui signe bien lisiblement en haut et à droite (alors qu’Adonis vient à l’endroit habituel de la signature, en bas), avait chantonné sa craie grasse et son crayon de couleur, on entend l’air ou plutôt ses bribes, les ponctuations du rythme, les inflexions vite bouclées de la voix. Le texte lui-même est incertain, enfoncé dans le graphisme tremblé comme dans l’histoire : on ne se le rappelle pas avec certitude, mais on est sûr qu’il est là, entre le latin et le grec, tantôt l’un, tantôt l’autre, entre l’anglais et l’allemand (Shelley, Keats ou Rilke). N’est-ce pas le même tissu ? Le nom divin, lui, à travers toutes ces trames, a tenu jusqu’à l’inscription d’aujourd’hui, poignet tournant, délicat, faussement malhabile, du crayeur et du crayonneur. VÉNUS. APOLLO.

Vénus - Apollo and the artist (1975) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Imaginons, pourquoi pas, un cosmonaute érudit traçant dans l’espace, loin de la terre réduite à un halo bleu, les litanies d’Apollon à l’intérieur d’une navette spatiale du même nom. C’était qui Apollon, déjà ? Sous quelles formes apparaissait-il dans le monde humain ? Quels étaient ses surnoms, ses attributs, ses légendes ? Ses appellations secondaires ? Ses thèmes musicaux ? Ses fonctions ? Phoebus ? Musagète ? De Monteverdi à Stravinsky ? Le laurier ? Ou plutôt le serpent ? Et que s’est-il passé le 8 janvier 1978 dans les ombres de la nuit ? Qu’est-ce qui a été marqué, effacé, froissé, mis en boule, en comète ?

Chanson, mémoire, méditation : ce sont bien ces mots que Twombly écrit dans Muses, en mai 1979, un de ses montages les plus étranges. Quelque part dans les fourrés, près de Bassano... Grotte... Feuille de vigne... Vous n’en saurez pas plus, sauf que, cette fois la feuille végétale, comme celle de papier, est là pour exhiber — et non pas cacher, bonjour Michel-Ange — la nudité dissimulée dans les collines et dans l’écriture, n’importe où, pourvu que ce n’importe où soit élu, partout [3]. Si vous regardez maintenant la signature de Cy Twombly, ses initiales chiffrées par lui-même, vous voyez que, le plus souvent, il recourbe le T vers le C, lui donnant la forme d’un J, tronquant la barre horizontale supérieure, recourbant la ligne verticale comme un hameçon vers la lettre du prénom (qui se prononce en anglais aïe). On lit CJ. CY, le prénom (saille), s’approprie le nom. Twombly se pénètre, se parle, se tutoie, il a besoin de crayon pour ça. Or le dernier Y du nom (qui, lui, se prononce i) rentre dans le Y du prénom en changeant de prononciation. Ce n’est pas seulement I et eye (Je et oeil) qu’il faut entendre, mais aussi Tomb et Womb (tombeau et matrice, jeu de mots traditionnel). Le nom est à la fois un tombeau et un ventre, mort et naissance, cadavre — le T n’est-il pas une croix dangereuse ? — et aussi résurrection (le J devient presque un angle aigu, souvent, comme un graffiti sexuel). Voilà un dieu qui en sait long sur son embryon et qui a bien l’intention de se rappeler sans fin sa propre conception. Et bien entendu, il faut s’attendre, pour quelqu’un qui passe son temps à décortiquer le panthéon et les syllabes des noms divins, que son propre nom surgisse devant lui de façon littérale. Le O de TWOMBLY ? Il rayonne soudain comme Orphée. Le Y ? Il flambe dans Dionysos. Le A manque ? En effet : il apparaît de façon plus muette et géométrique comme un triangle. Voyelles, consonnes : on sait que toute une littérature mystique, dans toutes les langues, n’arrête pas de risquer des combinaisons, des permutations, des interprétations à partir de ces éléments. Twombly a sa kabbale à lui. Elle est résolument grecque, mais voici quand même un Rûmi extatique, et puis (mais comment aurait-il pu ne pas la rencontrer ?) la formule sacrée Om Ma Ni Pad Me Hum. TwOMbly ! Je ne pense pas qu’il se mettra jamais à l’hébreu — mais ceci est une autre affaire. L’hébreu n’est pas précisément là pour qu’on y voie quoi que ce soit. Son ambition est ailleurs.

Twombly tient à son printemps, à sa fleur du temps, à ses tiges et à ses pétales, comme le prouvent ses splendides Tulips from Paterno (tulipes fraîchement paternelles). Huile, aquarelle, pastel et crayon sur papier du 22 avril 1980. Les paysages sont plus ou moins paniqués et brûlants, griffés et signés ; plus ou moins endeuillés aussi (la mort est une des saisons du Nom) ; le calendrier continue, les lettres des mois, les chiffres des années sont à la fois singuliers (cette expérience-là, tel mois, de telle année) et interchangeables. Il serait sans doute possible de trouver pourquoi, pendant l’été 1980, entre Rome et Bassano, Twombly a eu un si fort sentiment de victoire (Nike), au cours de quelle opération aérienne en vrille. Ce sentiment semble durer de juillet à octobre, c’est le grand été. L’année suivante, nous retrouvons notre héros en Sesostris, avec barque solaire (le thème et sa réduction plastique est évidemment idéal pour lui). C’est toujours la victoire, mais avec un élément plus obscur, plus sauvage (Sylvae). Quelle étrange vie ont les peintres. Quelle idée de faire de l’espace avec du temps, des chansons de geste avec des gribouillages enfantins, paradis vert, fleurs d’huile. Voici le château des saisons, ses cartes. Le narrateur est à l’intérieur. Le soleil est une barque, la sphère est une illusion. Seul compte le point de feu intime, la mine.

Twombly est aussi un derviche tourneur. Comme l’a dit quelqu’un, pour dérider un peu ce vieux Freud : « Wo es war, Soll derviche werden ! » Sa peinture est la transcription d’un certain nombre d’« états », de clartés et d’évanouissements de plaisirs. Il touche le papier pour s’atteindre, il se rappelle à lui en invoquant des noms de lui-même oubliés. Les résultats peuvent être exposés, on les disposera comme des partitions, des degrés en résonance. En deux parties, en trois, en sept, en neuf. Le nom de Twombly a sept lettres. Son prénom, deux. Sept plus deux, neuf. J’aime les noms de sept lettres, Picasso, Matisse, Pollock, de Kooning, Cy Twombly. Sept notes et neuf muses. Chaque moment plastique est suffisant, mais il est intéressant de disposer les courbures les unes par rapport aux autres. Style : c’était comme ça, un trait rouge. Puis comme ça : deux ailes, deux anges. Puis comme ça : une fin de cercle, une extinction dans le blanc, « life is boundless ». La pièce en sept parties (Bassano, été 1981) est à éprouver comme un alphabet de la rentrée en soi. T : fil de ligne bleu. W : cercle bleu, coeur rouge. O : bleu noyé mauve. M : écho du rose au noir passant par le rouge. B : noir et rouge, en contradiction. L : rouge fin volant. Y : fil marron laissant le cercle du nom ouvert. L’air, la terre, le feu et l’eau : silence. Souvenir à travers tout ça. Ciao. Rome, ville éternelle, est une sorte de nouvelle Cinecittà (il vaudrait mieux, pour Fellini, se mettre à la peinture, inutile de s’obséder sur le cirque audiovisuel, la transvision est là : connaissez-vous Twombly ? Non ? Il était là, pourtant, à cent mètres). Vieille Europe, quelques Américains t’ont choisie, leur transmutation te parvient peu à peu, encore un effort de détachement, du calme. Volupté ? Mais oui, voici Bacchus. Je revois ces tableaux à Bordeaux, coïncidence, ils éclataient de bonheur, ils étaient attendus là depuis toujours (il y avait, à côté, un Allemand aux paysages dramatiques, baignoire sanglante dans une grande plaine à la Waterloo). (Soit dit en passant, n’oublions pas que les Américains ont gagné la Seconde Guerre mondiale et n’ont pas à recommencer tous les jours leurs comptes avec Pétain, Mussolini et Hitler. Heidegger a-t-il vu un Twombly avant de mourir ? Non ? Quel dommage. Un de ces dieux aurait peut-être pu le sauver. Et le Pape ? Ne va-t-il pas trouver tout cela trop « païen » ? Mais non, mon enfant, continuez, c’est une de nos traditions, après tout...). (C’est la difficulté avec les Européens : ressentiment des vaincus ou des occupés passifs par rapport aux « grandes natures » : Hemingway, par exemple. Allons, lisez De l’autre côté du fleuve et sous les arbres plutôt que Thomas Mann, Broch, Musil)...

Où en étais-je ? Ah oui, Bacchus... Vigne et vignette... Caravage ne dit pas non... Hölderlin non plus, enfin débarrassé de ses suiveurs philosophes... « Ah ! qu’on me tende, gorgée de sa sombre lumière, la coupe odorante qui me donnera le repos ! Oh la douceur d’un assoupissement parmi les ombres ! »... En effet, ils ont peur de remonter jusqu’à la source... Vous pouvez supprimer, bien sûr, les ah et les oh. Et voici, tranquille et naturel, comme il l’a toujours été, Bacchus-Dionysos et son signe... Un verre de Margaux, ici, à la mémoire de Roland Barthes, pour avoir écrit de Twombly : « Ainsi, ce matin, 31 décembre 1978, il fait encore nuit, il pleut, tout est silencieux lorsque je me remets à ma table de travail. Je regarde Hérodiade (1960), et je n’ai vraiment rien à en dire, sinon la même platitude : que ça me plaît. » (C’est dans le même texte que Barthes rappelle la dédicace de Webern à Berg : « Non multa, sed multum » [4]...) Où en sommes-nous, malgré le temps et la mort ?.. Oui, oui, Bacchus... Un peu de Bach, une sonate pour clavecin et violon, pour accompagner sa danse... Qu’est-ce qui peut le mieux se détacher sur une feuille... qu’une feuille ? Le dessous s’ensuit. Notre Père qui est dans le raisin, que ton nom soit illustré, que ton énergie soit incarnée dans les éléments et le verbe... Nous sommes le 18 novembre 1981, maintenant...

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Cy Twombly. Silex Scintillans

La feuille devient vite une chair et un coeur terrestre, minéral, céleste, sanguin... Le goût du silex... Silex scintillans... Étincelle... C’est dans le « silex » qu’apparaît l’inscription Poems + Private ejaculations... Quelle évolution dégagée depuis, par exemple (mais non, je ne choisis pas au hasard), la belle surcharge géométrique et obsessionnelle, à la Vinci, de Synopsis d’une bataille (1968)... L’année 1982 semble avoir été, pour Twombly, particulièrement glorieuse, ce dont témoigne l’épanouissement floral de Naxos. En avril, il est à New York, Naxos et son île imaginaire, grecque ou sicilienne, la conjonction enfin réussie de Rome et de l’Amérique du Nord, Twombly est un Virginien, comme Poe, il revient d’Italie en vainqueur, il aura donc fallu tout ce temps pour libérer le Sud et ensuite, par retour, les libérateurs ? Oui. Ce long temps froid soudain si court et si chaud. On peut commencer à jeter des fleurs (je pense à Manet). Mai 1982 à New York ? J’étais là, dans un coin, je lisais Paradis à haute voix, j’écrivais Femmes. Lotus et silex. Volcan et pétales. Je demande à un petit garçon de onze ans ce que représente SUMA. « Un vaisseau spatial », dit-il [5]. Ce vaisseau est dans le son, c’est la syllabe sacrée et sa guirlande passant à travers le corps pour se dissoudre dans l’air, dans l’éther, six prolongé, sept au-delà de la perception :

C’est ce qui s’appelle s’envoyer en l’air, à la force du poignet qui tourne. On ramasse le corps dans le nom, on transfuse en vibration, le bras et la main, à plat, enregistrent le phénomène et son expansion... « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » Vous, ici, en français, prenez un vers de Baudelaire, essayez, transposez, « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre », celui-là ou un autre, comme vous voudrez... La syllabe OM ? « Sur elle, les eaux ont leurs assises ; sur les eaux, la terre ; sur la terre, les mondes. Comme les feuilles sont enfilées sur une tige, ainsi les mondes sont enfilés sur cette syllabe. » Et encore : « Quand on a compris cette syllabe, tout ce qu’on désire, on l’a. »

Enfin, débrouillez-vous avec les Upanishad... Que Twombly rêve à partir de là, il vous le dit en toutes lettres, c’est visible. Roues... Lotus... ROM !... RHOMBE !... Il va courir la campagne en Bacchus, il rentre chez lui, il crayonne... Les disques, les tridents, les pierres... Il hésite sur les voyelles ? Mi au lieu de Ma ? Pas grave. On n’est pas dans un cours de yoga... HRÎH ou HRÎM ? Seule l’expérience personnelle compte. PRIAPE  ! À la grappe !... Mais qu’est-ce qu’il fabrique à présent en Lycie, du côté de l’Asie Mineure ? Avec, toujours, sa soucoupe volante ou plutôt sa boule élastique déformée par la vitesse et le feu interne ? LYCIAN ? Allons-y. Arcs-en-ciel, éruptions, veines figées, graffitis de cavernes, souffles, boréades... Regardez la beauté de ces envolées du 20 décembre, lave, braise, neige, lacets, glace bleue... mur du ciel... fraise, embryon, étoile en formation, utérus galactique... Ce n’est plus l’élégie virgilienne d’autrefois, ça brûle tout seul, bientôt on n’aura plus besoin de noms, ce sera direct. Meurs et deviens. Le Virginien Romain peut porter son nom. Il était fait pour lui, et lui pour lui — ce qu’il y a de plus difficile à découvrir. CT ou CJ est une inscription enfin équivalente à DEC ou à 20, ou à 82, ou à n’importe quel autre chiffre. On est le mois, la saison, l’année, le jour, l’heure, le moment. Le monde est un son qui brûle. Telles sont les aventures de la peinture en son nom.

Décembre 1987.
in Yvon Lambert (éd.), Catalogue raisonné des œuvres sur papier de Cy Twombly,
vol. VII, 1977-1982, Milan, Multipha, 1991.
in Éloge de l’infini, Gallimard, 2001, p. 322-332, folio, p. 327-338.

Cy Twombly, Suma (Bassano in Teverina), 1982.
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Rome, 19 juin 2015, Galerie nationale d’art moderne (parc de la Villa Borghese). Il y a dans une petite salle un Pollock, un Masson, un mobile de Calder, une sculpture de Henri Moore et un Fautrier. Dans cet espace, seuls le tableau de Cy Twombly, La chute d’Hypérion, et deux sculptures de Giacometti tiennent ensemble. CQFD.


Cy Twombly, La chute d’Hypérion (second voyage en Italie), 1962.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Cy Twombly, La chute d’Hypérion, 1962.
Giacometti (Femme debout III, 1960 et Femme de Venise VI, 1956).

Photo A.G., 19 juin 2015, 17h30. ZOOM : cliquer sur l’image.
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James Joyce, Épiphanies

Sollers : Les Preuves du Temps, 11 juillet 1987.

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James Joyce
(Gisèle Freund)

Qu’est-ce qu’une épiphanie ?
Joyce et ses micro-notations.
La révélation que c’est bien comme ça, que ça peut faire l’objet d’un long récit.
Paradis, c’est des "stocks d’épiphanies".
"Je ne suis pas bien vu par les douaniers du système littéraire, les gens du milieu ; mais je suis lu par les simples gens ou les érudits".

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« Dimanche 4 janvier 1998
Non, je ne rêve pas, le mot Épiphanie est bien écrit sur mon agenda à cette date. Pour quelques-uns, dont je suis, c’est la Saint-James Joyce. Word, save us ! »

Philippe Sollers, L’Année du Tigre, Journal de l’année 1998.

Dans Stephen le héros, Joyce définit les épiphanies ainsi :

« Par épiphanie, il entendait (Stephen) une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettre d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les moments les plus délicats et les plus fugitifs. Il déclara que l’horloge du Bureau du Lest était susceptible d’épiphanie (...) : "Que de fois je passe devant, j’y fais allusion, j’en parle, j’y jette un coup d’œil. Ce n’est qu’un article dans le catalogue mobilier des rues de Dublin. Puis un jour je la regarde et je vois aussitôt ce que c’est une épiphanie... Représente-toi mes regards sur cette horloge comme des essais d’un œil spirituel cherchant à fixer sa vision sur un foyer précis. A l’instant où ce foyer est atteint, l’objet est épiphanisé." »

LIRE :
Jacques Aubert, James Joyce
Régis Salado, L’Épiphanie joycienne
James Joyce, Épiphanies
Le Sens du Sens dans les Épiphanies de Joyce

LIRE AUSSI :
Philippe Forest, Haïku et Épiphanie : avec Barthes du poème au roman


[1Ed. Folio/Gallimard, traduction Jacques Aubert, page 48. Cf. Ulysse de Joyce, de nouveau.

[2Crédit : Mary Jacobus.

[3« La qualité de son geste tient à ce qu’il ne cherche jamais à rien dire de plus qu’il n’a vécu. » Marcelin Pleynet, Art et Littérature, Paris, 1977.

[4Roland Barthes, Sagesse de l’art, Whitney Museum, 1979.

[5Cf. Portrait du Joueur, 1984. A.G.

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