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Catherine Millet : « la femme n’est pas seulement un corps »

D 16 février 2018     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Voici un article qui aurait dû paraître dans le journal Le Monde et vient de l’être dans le quotidien espagnol El Pais sous le titre « La mujer no es solo un cuerpo » — « la femme n’est pas seulement un corps » —, avant d’être repris aujourd’hui dans Le Point sous un autre intitulé, plus racoleur. Nous le publions après d’autres prises de position dont nous nous sommes fait l’écho par exemple dans La Défense de l’infini ou dans Porcs, Elie Wiesel, Céline.../Sollers. Le second article est un entretien entre Catherine Millet et Ovidie paru dans L’OBS fin janvier. D’autres paroles de femmes, paroles divergentes mais toujours singulières, seront bientôt mises en ligne. Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent [1] !

Catherine Millet s’explique sur son « regret de ne pas avoir été violée »

TRIBUNE. L’écrivaine assume ses propos polémiques et les défend en soulignant notre capacité à « dissocier son corps et son esprit » lors d’un acte sexuel.

Le 10 janvier dernier, le journal Le Monde publiait sous le titre « Des femmes libèrent une autre parole » une tribune dont j’étais, avec quatre autres femmes écrivaines (Sarah Chiche, Catherine Robbe-Grillet, Peggy Sastre, Abnousse Shalmani), l’une des coauteurs [2]. Plus d’une centaine de femmes, des artistes, des intellectuelles – mais pas seulement – ont immédiatement accepté de signer également ce texte, parmi lesquelles Catherine Deneuve. Dans les jours qui suivirent, les plus grands journaux du monde entier nous demandaient des interviews ! Tout à coup, d’autres voix se faisaient entendre que celle, unique, qui réclamait que l’on « balance son porc » et alimentait le tsunami #MeToo.

L’idée de notre tribune était née à la suite de la remarque d’un éditeur selon lequel, dans le climat actuel, plus aucun de ses confrères n’oserait publier mon livre, La Vie sexuelle de Catherine M.. Cette remarque nous avait choquées et inquiétées. Sorti en 2001, le livre avait immédiatement rencontré un énorme succès national et international.

Quelle femme n’a pas connu cette dissociation de son corps et de son esprit ?

Au cours de la polémique qui a suivi la parution de notre tribune, je me suis vu reprocher à plusieurs reprises une déclaration selon laquelle je regrettais presque de n’avoir pas subi moi-même un viol afin de pouvoir démontrer par mon exemple qu’il était possible d’en surmonter le traumatisme. Cette déclaration ne date pas d’hier, je l’ai souvent faite, au cours d’interviews ou lors de rencontres publiques, et bien sûr je parlais toujours en mon nom propre, celui de Catherine M., si je puis dire, c’est-à-dire à partir de l’expérience de la sexualité qui était la mienne et que j’avais racontée dans mon livre. Il n’est donc pas inutile d’en rappeler le contenu. J’ai connu de multiples partenaires, certains ont été mes amis pendant des années, d’autres, inconnus, le sont restés, hommes rencontrés au hasard et dont j’ai parfois à peine entrevu le visage. Je garde de ce mode de vie le souvenir de moments excitants, joyeux, heureux. Bien sûr, la relation sexuelle engagée, il m’est arrivé aussi de trouver mon partenaire décevant, ou même désagréable, voire dégoûtant. Dans ces cas-là, cet homme ne disposait que de mon corps, mon esprit était ailleurs et ne gardait aucune trace qui pût le hanter. D’ailleurs, quelle femme n’a pas connu cette dissociation de son corps et de son esprit ? Laquelle ne s’est pas abandonnée à son mari ou à son compagnon, la tête pleine des soucis de la journée ? Laquelle, sa peau contre la peau d’un homme malhabile, ne s’est pas laissée aller au rêve d’être avec un autre ? J’ai même ma petite théorie sur ce sujet ; je pense que celle (ou celui) qui est pénétrée dispose plus de cette faculté que celui qui pénètre.

Aussi, s’il m’était arrivé d’être brutalement contrainte à un rapport sexuel par un agresseur, ou des agresseurs, n’aurais-je pas opposé de résistance, tablant que l’assouvissement de la pulsion ferait retomber la violence. Quelle qu’ait été ma répugnance ou ma peur d’une autre violence – la menace d’une arme –, j’ose espérer que j’aurais accepté que mon corps se soumette, sachant que mon esprit restait indépendant et que, ayant conservé son intégrité, il m’aiderait ensuite à relativiser l’accaparement du corps. N’est-ce pas ce genre de protection mentale que mettent en place les prostituées, qui ne choisissent pas leurs clients ?

J’ai un fond catholique qui m’a enseigné que l’âme prévaut sur le corps.

Puisque je m’exprime à titre personnel, j’ajoute que je m’explique cette disposition par un fond catholique qui ne m’a jamais quittée mais qui m’avait enseigné que l’âme prévalait sur le corps. Je ne crois plus en Dieu depuis longtemps et je n’emploie plus jamais le mot « âme », mais je demeure absolument convaincue que ma personne ne se confond pas avec mon corps et qu’elle trouve son siège dans une conscience (et aussi un inconscient, mais c’est une autre affaire) qui dispose de quelque pouvoir sur ce corps. Il existe une lecture utile sur ces questions, il s’agit d’un passage de La Cité de Dieu de saint Augustin. Prenant l’exemple de Lucrèce, cette femme de la Rome antique qui préféra se suicider plutôt que de survivre à un viol, voici ce qu’écrit ce père de l’Église : « Un tel attentat [il s’agit du viol] n’enlève pas à l’âme la chasteté qu’elle embrasse. » Il dit aussi que ceux qui « tuent le corps ne peuvent tuer l’âme ».

Il va plus loin et suppose même que, « victime d’une irrésistible violence », Lucrèce aurait pu elle-même avoir « consenti au plaisir ». Pour autant, il ne la condamne pas. Saint Augustin n’était pas un de ces misogynes grossiers qui jusqu’à une période encore récente soupçonnaient les femmes violées d’avoir été secrètement consentantes ! J’ai plutôt trouvé un écho de sa pensée dans l’éclairage que le philosophe Raphaël Enthoven apporta, sur Europe 1, à une phrase de l’ex-actrice porno Brigitte Lahaie, aujourd’hui animatrice de radio et signataire de notre tribune, phrase qui fit scandale : « On peut jouir lors d’un viol. » Il rappelait qu’en effet « on peut techniquement éprouver un orgasme lors d’un viol, ce qui ne signifie pas le consentement de la victime », et qu’on aurait tort de taire cette vérité car le traumatisme peut s’accroître alors d’un sentiment de faute. Il lui donnait raison lorsqu’elle avait ajouté que « le corps et l’esprit ne coïncident pas toujours ». On dit que les victimes de viol tardent souvent à porter plainte en raison de la honte qu’elles éprouvent. Cette dissociation pourrait les aider à surmonter cette honte.

Quelquefois, la théologie trouve aussi une résonance dans les faits divers ! J’avais été frappée il y a quelques années par une affaire criminelle. Une jeune fille avait été d’autant plus sauvagement assassinée dans un train de banlieue qu’elle semblait avoir opposé à l’homme qui avait voulu la violer une résistance acharnée. Profondément croyante, elle avait défendu sa pureté au prix de sa vie. Or l’enquête avait fait apparaître une autre femme, victime des années auparavant, sur la même ligne de train, du même violeur. Et celle-ci avait, au contraire, accepté la fellation que le violeur exigeait, puis il l’avait laissée partir. Elle avait sauvé sa vie. Peut-être la jeune fille catholique, si elle avait lu de plus près saint Augustin et retenu l’enseignement de la séparation de l’âme et du corps – que la première victime appliqua, semble-t-il, d’instinct –, aurait-elle eu, elle aussi, une chance de sauver sa vie, sans perdre son âme.

Si le viol est un crime et le harcèlement un délit, nous ne percevons pas de la même façon gestes et actes sexuels.

Dans les débats qui ont suivi la publication de la tribune, on m’a également reproché ma compassion pour les frotteurs du métro. Je considère qu’il peut y avoir parmi eux des hommes en errance sexuelle et souffrant de l’être. Sans doute est-ce là encore un sentiment mûri dans mon enfance croyante, mais il n’est pas obligatoire d’en passer par le catholicisme pour se montrer attentif aux autres. Qu’on écoute les témoignages que Sonia Verstappen, ancienne travailleuse du sexe et aujourd’hui anthropologue, elle aussi signataire de notre tribune, a pu donner dans des films et des émissions de télévision. Qu’on lise les ouvrages de cette merveilleuse écrivaine que fut Grisélidis Réal, elle aussi prostituée, et ce qu’elle dit de la misère sexuelle de certains hommes. Il m’est arrivé, lorsque le masturbateur souterrain devenait décidément insistant au point de m’importuner [3], de lui demander à voix haute d’arrêter. Cela suffit à le détuméfier. Puisqu’une loi existe, j’admets que des femmes mises mal à l’aise le dénoncent, mais n’ai-je pas le droit, moi, de ne pas le dénoncer ?

Notre tribune n’avait pas d’autre ambition que de rappeler que toutes les femmes ne réagissent pas de la même façon aux agressions masculines. Que si le viol est un crime et le harcèlement un délit, condamnés par la loi, c’est-à-dire par tous, toutes et tous, nous ne percevons pas de la même façon gestes et actes sexuels parce que rien n’est plus singulier, rien ne nous différencie plus les uns des autres, au plus profond dans notre intimité, que le rapport que nous avons avec notre propre corps, que la morale sexuelle que nous nous forgeons au fil de la vie.

Nous ne sommes pas réductibles à notre corps et je suis surprise que ce mot de résilience ait été si peu employé dans les débats récents. La résilience est la capacité que l’être humain se donne de surmonter un traumatisme. Or les procès pour viol sont souvent longs et éprouvants pour les victimes et, avant que justice ne soit rendue, les enferment dans le ressassement de leurs souvenirs douloureux. C’est pourquoi il me semble d’autant plus important de dire et de répéter qu’il existe d’autres modèles que ceux qui enchaînent la psyché au corps et que ces modèles peuvent aider des femmes enfermées dans leur souffrance. Notre tribune a recueilli beaucoup de signatures et beaucoup étaient accompagnées de témoignages spontanés de femmes qui nous disaient avoir subi des agressions sexuelles mais être néanmoins heureuses d’avoir su les surmonter, parfois presque les oublier, pour vivre aujourd’hui une vie amoureuse et sexuelle équilibrée. Elles sont des exemples à suivre. Fallait-il les priver de la parole dont notre tribune s’est voulue l’écho ?

Le Point, 15 février 2018.

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Millet face à Ovidie

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C. Millet face à Ovidie. (Bruno Coutier pour L’OBS)

Retour du puritanisme ou lutte contre la domination masculine ? Deux femmes qui chacune ont pratiqué le sexe librement s’opposent sur le harcèlement et le mouvement MeToo.

L’OBS. Catherine Millet, vous êtes l’une des initiatrices de la tribune « Des femmes libèrent une autre parole », parue dans « le Monde » en réaction au mouvement Balance ton porc et aux suites de l’affaire Weinstein. Par ailleurs, vos propos sur le viol – « Je regrette presque de ne pas avoir été violée, pour témoigner qu’on peut s’en sortir » – avaient déjà beaucoup choqué.

Catherine Millet. Je parle à titre personnel, moi, « Catherine M. », avec l’expérience sexuelle qui est la mienne. J’ai parfois eu des rapports avec des partenaires dont je ne voyais jamais le visage, dont le contact ne me plaisait pas vraiment, mais je voulais bien mettre mon corps à disposition. Je parvenais à extraire ma psyché de l’acte qui avait lieu. Dans ces moments-là, j’étais comme ces femmes qui louent leur corps. Il y a une dissociation qui se fait entre ce que le corps accomplit et votre être intime. Votre âme, pourrais-je dire, si je croyais en Dieu.

Dans « la Cité de Dieu », saint Augustin parle du viol de Lucrèce qui, couverte de honte suite à cet acte, se suicide. Il dit qu’elle a eu tort. Elle n’a pas à avoir honte de ce que son corps a subi car son âme est restée intacte. C’est pareil pour les victimes d’agression. Si la dissociation pouvait se faire, elles n’auraient pas à avoir honte de ce qu’elles ont subi. Cela les aiderait peut-être à porter plainte plus vite qu’elles ne le font en général.

Ovidie. Vous aviez déjà fait scandale, je reconnais une vraie constance dans vos positions ! Je ne suis pas d’accord, même si ce concept de dissociation me parle : moi aussi, j’en ai fait usage dans un cadre professionnel. L’acte sexuel en soi, c’était un non-événement. Mais, dans votre cas comme dans le mien, c’était consenti... C’est ça, l’énorme différence. Ce n’est pas l’acte en soi, mais l’humiliation qui est problématique. Imaginez la perte de confiance qui s’ajoute à cela quand le violeur est quelqu’un de son entourage.
Ce qui me gêne dans votre prise de parole, son écho, c’est qu’on n’a pas toutes le même parcours individuel, de déconstruction du corps, de rapport à la sexualité. Vous, vous avez derrière vous votre itinéraire, vous êtes valorisée socialement. Vous ne subissez pas ce rapport de pouvoir. Mais on ne peut pas faire la leçon à des femmes qui mettent de l’affect dans l’acte sexuel, et qui ressortiront brisées d’une telle agression. On ne peut pas leur dire : débarrassez-vous de tout ça.
D’autant qu’on est encore loin du compte dans la prise en charge des violences sexuelles. Seulement 5 à 10% des femmes portent plainte, 2% des agresseurs sont condamnés. C’est un peu ce que soulignait Margaret Atwood en dénonçant un système judiciaire vicié.

C. Millet. En mettant en garde contre les excès de MeToo, comme nous ! Elle craint le Far West, nous aussi. On ne peut pas dénoncer des hommes, comme ça, en utilisant le tribunal des réseaux sociaux ! Il est possible que le système soit défaillant, mais il ne l’est pas forcément systématiquement. Cette justice expéditive, par médias interposés, me dérange profondément. Tous ces noms balancés, sans preuves, ces acteurs effacés des génériques...

Ovidie. En France, très peu de noms ont été donnés. Les femmes se sont mises en danger en parlant. Comme toujours. Et c’est pour cela que j’ai vraiment été très attristée par votre tribune, où de plus j’ai retrouvé parmi les signataires beaucoup de femmes que je respecte. J’étais triste car je savais que le débat allait être très sale. De part et d’autre. J’ai entendu des choses horribles sur l’âge, les femmes ménopausées, les femmes voilées, Dieudonné interpellant Brigitte Lahaie sur Twitter. Je m’attendais à voir débouler Eric Zemmour. De loin, j’imagine le tableau que cela donnait. Les femmes s’étripent entre elles, pendant ce temps, le patriarcat se frotte les mains, et les masculinistes bouffent du pop-corn !

C. Millet. Ce qui m’a fait réagir, c’est précisément lorsque j’ai vu une personne que je connais mise en cause en pleine page dans « Libération ». D’ailleurs, ses accusatrices se sont ensuite rétractées [4]. Et que les accusés soient français ou américains, ça me concerne pareillement. Sur ces questions, je pense que c’est notre rôle d’intellectuels de dire ce qu’il y a à dire. Voilà pourquoi nous avons écrit cette tribune. Sans d’ailleurs imaginer qu’elle susciterait un débat mondial, qu’elle serait traduite si vite en anglais, en allemand, en espagnol, et les journalistes étrangers ont toujours très bien respecté mes propos... Je voyais beaucoup de femmes dans mon milieu professionnel qui n’étaient pas d’accord sur les dérives de ce mouvement Balance ton porc. Il fallait briser l’unanimisme.

"Mon rapport à la sexualité date de mes 18 ans"

Certains ont parlé de fracture générationnelle.

Ovidie. Cela ne me paraît pas du tout pertinent. En témoigne le nombre de féministes plus âgées, comme Michelle Perrot, qui ont critiqué la tribune ! En revanche, l’argument de la classe sociale mérite qu’on s’y attarde. Je ressens comme une confiscation du discours sur la sexualité par une certaine classe sociale. Celles qui parlent parlent d’en haut. Elles disent finalement : nous sommes les sachants, nous allons vous expliquer, à vous, mesdames anonymes, mesdames du peuple, ce que devrait être votre cheminement sexuel.

C. Millet. Mon rapport à la sexualité date de mes 18 ans, et je suis d’origine sociale modeste. Pour moi, c’est complètement déconnecté de la classe sociale. Par ailleurs toutes les classes d’âge sont représentées parmi les signataires de notre tribune.

MeToo, c’est un mouvement qui vient de la base, grâce aux réseaux sociaux. Il est donc incontrôlé.

C. Millet. Et c’est exactement ça qu’on critique : la dictature de la base. Les révolutions, c’est bien, mais attention au retour de bâton ! Après 1789, on a 1793, la Terreur, la guillotine. Est-ce qu’on ne peut pas éviter ça ?

Ovidie. Il n’y a pas de révolution sans libération de la parole. Moi, je crois au collectif. Quand Christine Angot, chez Laurent Ruquier, invite les femmes agressées à « se débrouiller » dans leur coin, je trouve cela insuffisant, même si chacune fait comme elle peut pour s’en sortir. Dans votre tribune, on retrouve cette injonction à se débrouiller seule. Mais, dans ce cas, comment construit-on un monde commun ? Jusqu’à présent, la parole des femmes n’était pas présente. Ou plutôt, personne ne voulait l’entendre. C’est grâce au collectif qu’on l’entend.
Dans la tribune, vous évoquez un « climat totalitaire ». Le terme est très offensant pour les millions de femmes qui cherchaient juste une écoute. Un peu de sororité. Parce que ça fait du bien de savoir qu’on n’est pas seules, ça fait du bien de partager. Moi, j’ai aussi fait une vidéo MeToo ! Et je ne me suis pas vue dans une démarche de terreur totalitaire. Est-ce si dérangeant que la honte, grâce à la parole, change de camp ? J’insiste, mais quand on a eu le courage de l’ouvrir, ce n’est pas possible d’entendre « débrouillez-vous ».

C. Millet. Nous n’avons pas écrit « débrouillez-vous », nous avons exprimé les sentiments de femmes qui ont une réaction différente par rapport aux gestes des hommes. Rien n’est plus singulier chez chacun de nous que la sexualité.

Ovidie. Oui, mais on est dans un projet social collectif ! Pour moi, MeToo est un mouvement sororal et collectif.

C. Millet. Je n’aime pas du tout ce mot « sororal ». Face à la souffrance, je ne me sens pas plus solidaire des femmes que des hommes.

"Il y a bien une culture du viol"

Vous considérez-vous comme féministe ?

C. Millet. Je n’ai jamais été féministe au sens historique du terme, le MLF, ce n’était pas mon truc. Et puis aujourd’hui il y a tant de féminismes... Mais quand j’entends des militantes évoquer la société patriarcale en France, je sursaute. Il y a eu beaucoup de progrès dans nos sociétés ! Certes, la domination masculine est sans doute une réalité dans certains milieux sociaux, mais les femmes sont très présentes dans beaucoup de domaines, la justice, l’édition, elles exercent un pouvoir dans beaucoup de structures.
Plus généralement, elles exercent un grand pouvoir dans la sphère domestique. Dans les rapports hommes-femmes, le féminisme a gagné une chose : les hommes sont très culpabilisés, dévirilisés même, et beaucoup de femmes exploitent cette culpabilisation. C’est ce que D.H. Lawrence, si précurseur dans son regard sur le plaisir féminin, décrit dans ses romans, cette émancipation des femmes qui bouleverse le rapport entre les sexes.

Ovidie. Là, c’est moi qui sursaute, car évoquer le pouvoir domestique quand on parle de la femme, ça nous éloigne de la libération ! Nous sommes les héritières de décennies de politiques natalistes, des allocations familiales, de la fête des mères, toutes ces mesures qui ont tenté de nous enfermer dans ce rôle domestique. Certes, nous sommes devenues des consommatrices comme les hommes, des travailleuses comme les hommes. Mais nous subissons en tant que femmes des oppressions qui sont propres à notre genre.
Le patriarcat est là, encore bien vivant, et il s’exerce sur le corps féminin. Sur notre volonté de disposer de notre corps comme nous l’entendons. Et les femmes se révoltent. J’ai trouvé très intéressant le mouvement qui dénonçait les violences obstétricales, un pré-MeToo. Il y a un fait, indéniable : les violences sexuelles sont plus souvent commises par les hommes. Tout comme les meurtres conjugaux, qui d’ailleurs surviennent souvent après une séparation, comme si l’homme ne supportait pas d’être dépossédé. C’est une fatalité biologique ? C’est culturel ?

C. Millet. S’il vous plaît, ne mettez pas sur le même plan les meurtres conjugaux, dont des femmes peuvent être aussi coupables, et les harcèlements dont parlait notre tribune. Enfin, les femmes sont violentes d’une autre façon. La violence morale, c’est terrible, aussi. Et puis il y en a des harceleuses, plein même ! J’ai connu des cas très graves près de moi. Quant aux violences physiques, oui, il y a une asymétrie entre un homme et une femme due à leurs constitutions respectives. Mais ça, c’est tellement évident...

Ovidie. Les hommes ne constituent pas un corps social homogène. Certains hommes sont nos alliés. Mais il y a bien une culture du viol, un contexte culturel qui autorise la violence faite aux femmes. Il y a une dimension politique et symbolique dans le viol, ce n’est pas qu’une pulsion. C’est la femme qui va quitter son compagnon et va se faire violer. C’est le viol en temps de guerre destiné à briser, humilier. Nous avons réalisé un documentaire, en Suède, à partir d’un fait divers révélateur, sur une femme assassinée de 31 coups de couteau, en tentant d’expliquer pourquoi la société a laissé faire.

C. Millet. J’ai dit un jour que je trouvais obscènes les dénonciations de harcèlement #metoo en regard de l’utilisation du viol dans les guerres. Mais la question de la violence est complexe.

Ovidie. Bien sûr, on peut être féministe et pratiquer le SM.

Tant qu’on reste dans une relation consentie...

Ovidie. Oui. D’ailleurs le milieu SM est très encadré, très attentif au consentement, très bienveillant, il y a un contrat très normé, des safe words.

C. Millet. J’ai toujours pensé que le SM était un bon modèle de contrat !

Ovidie. Ce qui m’interpelle, c’est que des pratiques SM imprègnent désormais notre milieu culturel, sans justement que ce soit cadré. Dans le porno mainstream, il y a une banalisation de la violence. On voit des scènes où une fille prend des tartes, ressort avec des bleus. Et le problème, c’est que c’est tout le temps dans un sens, cette domination. Je vois rarement des acteurs se mettre à quatre pattes et recevoir des gifles dans les films.

"On ne peut pas mélanger le harcèlement et le viol"

La femme est condamnée à être un objet sexuel, et non un sujet ?

C. Millet. On peut être les deux ! Etre un sujet, y compris un sujet très actif socialement, et aimer être un objet. Ou passer de l’un à l’autre ! Je voyais dans le métro une affiche pour une comédie, où l’on voit l’homme à quatre pattes, la femme derrière comme si elle le prenait en levrette. Une inversion qui m’a rappelé la photo où Lou Andreas-Salomé sur une charrette fouettait Nietzsche et Paul Rée transformés en bêtes de somme.

Ovidie. Dans les pratiques et les représentations, on en est encore loin. J’ai interrogé beaucoup de jeunes filles et j’ai l’impression qu’elles sont dans un simulacre de liberté sexuelle. Elles parlent d’échangisme mais elles continuent à dire que leur propre sexe les dégoûte... C’est étrange, non ? Les femmes anticipent des attentes masculines, c’est ce qui fait obstacle à notre liberté.

C. Millet. Cela prend du temps, de changer les représentations, est-ce que nous ne nous en chargeons pas vous comme moi ? Votre volonté de tourner des films pornographiques féminins, Ovidie, je trouve cela passionnant.

Beaucoup de personnes ont été frappées que dans la tribune des cent dans « le Monde » vous actiez une dissymétrie des sexes. Vous ne revendiquez pas le droit d’importuner pour les femmes. Comme si par nature l’homme était le chasseur, la femme la proie.

C. Millet. On a réagi à ces femmes qui se plaignent des hommes, c’était circonstanciel. Cécile Guilbert, l’une de nos signataires, a récemment écrit une tribune dans « la Croix », où elle a la bonne idée de citer Aragon qui évoque ses aventures avec des « frotteuses du métro » [5]... Bref, si des hommes s’étaient plaints de contacts inopportuns, on aurait pu prendre la plume ! Plus sérieusement, je veux insister sur le fait qu’on ne peut pas tout mélanger. Le harcèlement et le viol. C’est ce qui se passe dans MeToo, et c’est très dérangeant.

Ovidie. Tout est mélangé, car c’est un rapport de pouvoir qui est dénoncé. Des femmes qui se révoltent que leurs corps soient toujours vus comme des corps à disposition. C’est cela, une culture du viol. Et ça remonte à des temps ancestraux : les hommes ont toujours voulu avoir le contrôle sur le corps des femmes.

C. Millet. Mais relisez Laclos, ce sont aussi souvent les femmes qui tirent les ficelles derrière les hommes. Et aujourd’hui, ceux et celles qui dénoncent la pseudoculture du viol sont toujours ceux qui réclament la censure.

"Critiquer une œuvre d’art, ce n’est pas la censurer"

Parlons de la censure, justement. La tribune s’émeut du révisionnisme et de la « vague purificatoire » qui attaquerait les œuvres d’art, du film « Blow Up » considéré comme misogyne à cette peinture de Balthus, vue comme une apologie de la pédophilie. Sans compter la polémique Polanski et Brisseau à la Cinémathèque.

Ovidie. Critiquer une œuvre d’art, ce n’est pas la censurer ! Je peux critiquer tel ou tel film, quant à sa représentation de la femme, ou à ce qui le sous-tend, mais je suis contre toute forme de censure. J’étais par exemple favorable à la réédition des pamphlets de Céline car l’accès aux textes est indispensable lorsqu’on fait de la recherche. J’adore « le Locataire » de Polanski. Mais quand il y a des événements à sa gloire, ça me perturbe. Tout comme lorsque « les Inrocks » font leur une sur Bertrand Cantat pour la sortie de son album. On peut continuer à écouter Noir Désir, et personne n’empêche Bertrand Cantat de continuer à faire de la musique. Mais faut-il pour autant porter l’homme aux nues ?

C. Millet. La Cinémathèque rendait hommage au cinéaste. S’y opposer, c’était réclamer la censure. Je défends aussi Brisseau, qui est un grand cinéaste. Une de ses actrices était d’ailleurs signataire de notre tribune. Je crois profondément que la vague MeToo est portée par un féminisme puritain, rétrograde du point de vue des mœurs.

Jean-Claude Brisseau a été condamné pour harcèlement sexuel. Dans cette affaire, la parole des femmes qui ont porté plainte a été discréditée. Lui a continué à faire des films, recevoir des prix, certains considérant même que le cinéma l’avait « acquitté », en quelque sorte. Avoir la parole, c’est une façon de garder le pouvoir, non ?

C. Millet. Jean-Claude Brisseau a-t-il été protégé par son statut de cinéaste et d’artiste ? Oui, certainement. Mais personne ne lui a donné la parole, c’est lui qui l’a saisie en produisant une œuvre.

Ovidie. Sauf que là aussi, il y a une dissymétrie évidente. Je ne connais pas bien l’affaire Brisseau. Mais en général, la parole des femmes est moins considérée que celle des hommes. Elle est niée. Décrédibilisée.

La parole des femmes a toujours scandalisé. Quand Beauvoir sort « le Deuxième sexe », les réactions sont très violentes. Et votre parole à toutes deux, d’ailleurs, a pu choquer.

C. Millet. A la sortie de mon livre « la Vie sexuelle de Catherine M. », on m’a mise en garde. Mais ce fut un succès public, et j’ai toujours rencontré de la bienveillance. Hélas, les esprits sont moins libres aujourd’hui.

Ovidie. Dès qu’une femme prend la parole, il y a le spectre de l’hystérie. Ou alors, on imagine qu’un homme tire les ficelles. Quand j’ai sorti mon premier livre, les gens pensaient que c’était mon éditeur, Raphaël Sorin, qui l’avait écrit. Vous, Catherine Millet, je pense que vous avez eu la capacité de vous blinder face aux réactions négatives.
Regardez Nelly Arcan, à qui j’ai consacré un livre. Elle s’est pendue. Elle a souffert de n’avoir jamais été reconnue comme écrivain, parce que c’était une jeune femme, et une travailleuse du sexe. C’est quelque chose qui l’obsédait, cette reconnaissance, la validation à travers le regard masculin. Elle était dépendante de cette tyrannie. L’anorexie. La chirurgie esthétique. La compétition des schtroumpfettes comme elle dit. L’obsession du poids, de l’âge, tout ça nous empêche d’être nous-même.

"Le sexisme bienveillant est toujours accompagné d’un sexisme hostile"

Les femmes seraient-elles plus prisonnières du regard de l’homme que l’inverse ?

C. Millet. Les hommes sont eux aussi victimes du diktat des normes. Chez eux, ça se traduit par l’obsession de la performance sexuelle. Chez les femmes, c’est peut-être plus lié à l’identification à une image, qui relève d’un certain narcissisme.

Peut-on vraiment opposer un modèle français de galanterie, de séduction, à un modèle anglo-saxon plus puritain dans un monde de plus en plus mondialisé ?

C. Millet. Il y a une part de jeu dans la séduction. La galanterie (un mot assez désuet), le libertinage à la française, cela fait partie de ce jeu. Et les femmes qui savent jouer savent répondre comme elles le veulent à la galanterie. Ce projet de loi en Suède, où il faut un consentement explicite, est ridicule et a aussitôt soulevé des moqueries.

Ovidie. Je connais bien la Suède. Le pays a connu une libération sexuelle très forte et a vu un retour de bâton dans les années 1980. Avec donc une convergence des religieux conservateurs et des féministes. Je me souviens d’une femme dans un lovestore dont le magasin avait été attaqué par des féministes qui lui reprochaient de vendre « 50 Shades of Grey » et de faire la promotion du viol. Je ne crois pas qu’on puisse en arriver à ce stade-là en France. Quant à la galanterie, je n’y suis pas sensible. Le sexisme bienveillant est toujours accompagné d’un sexisme hostile. Ça ne mange pas de pain, ouvrir une porte, c’est donner un os à ronger, dans un cadre où l’égalité n’existe pas !

Ovidie, vous questionnez la féminité en évoquant des sujets très concrets. Les règles. Les poils. Aujourd’hui encore, une mannequin d’Adidas qui pose les jambes non épilées provoque un tollé sur les réseaux sociaux. Quand Patti Smith posait déjà aisselles non épilées dans les années 1970.

Ovidie Pour moi, les poils, c’est physiologiquement lié à la féminité. C’est ce qui apparaît à la puberté, avec les seins. C’est étonnant de voir que dans les films pornos, on met en scène des doubles, des triples pénétrations, du bukake, qu’importe, mais en revanche, pas un poil, pas une goutte de règles, aucune excrétion, rien, c’est le tabou ultime ! La vulve est une fente lisse et sèche, totalement aseptisée. On perpétue cette peur ancestrale du sexe féminin, celle du vagina dentata.

C. M. C’est vrai. Il faudrait relire Georges Bataille... On refoule l’animal en nous. Et peut-être encore plus pour la femme, parce qu’on imagine que la femme s’est plus éloignée de l’animal que l’homme. Au Japon, cette phobie du poil est poussée à son extrême. Comme s’il fallait le faire disparaître, l’éradiquer. Et regardez les robots japonais, ou leurs poupées. Lisses, sans aspérités. Peut-être que cela va devenir un idéal féminin... On est dans un monde tellement normé.

Propos recueillis par François Armanet et Doan Bui, L’OBS du 25 janvier 2018.

Ovidie, bio express
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Ovidie est réalisatrice. Après une adolescence militante au sein de groupes féministes, elle décide de se revendiquer « travailleuse du sexe » et de développer un concept de pornographie féministe. Actrice pornographique de 1999 à 2003, elle tourne aussi pour Bonello, Beineix, Lars von Trier ou Delépine et Kervern. Elle a réalisé de nombreux films et documentaires (« Rhabillage », « A quoi rêvent les jeunes filles ? », « Pornocratie ») et publié une dizaine de livres dont « Porno Manifesto » (Flammarion, 2002) et une BD avec Diglee « Libres ! Manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels ». Elle anime tous les vendredis une chronique sur Radio Nova. Son documentaire « Là où les putains n’existent pas » sera diffusé le 6 février sur Arte, et son prochain livre, « Nelly Arcan, l’enfant dans le miroir », (Presses Universitaires de Limoges) sera en librairie à partir du 25 janvier.

Catherine Millet, bio express
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Ecrivain, critique d’art, Catherine Millet est fondatrice et directrice de la rédaction de la revue « Art Press ». Elle a été commissaire d’exposition pour la Biennale de Paris, le Musée d’Art moderne de Paris, la Biennale de São Paulo et celle de Venise. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art dont une monographie sur Yves Klein, de « l’Art contemporain. Histoire et géographie » et de « Dali et moi ». Son livre « la Vie sexuelle de Catherine M. » a rencontré un succès mondial (47 traductions). Elle a publié « Jour de souffrance », « Une enfance de rêve » (prix La Coupole 2014) et, chez son éditeur Flammarion, en septembre dernier, « Aimer Lawrence ».

*

[1Je publie cet article alors que le débat fait rage sur France 2 dans « l’émission politique ».

[2En fait, le titre retenu par Le Monde fut « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Cette phrase fut reprise en boucle par les médias au point d’occulter l’intégralité de l’article. A.G.

[3Nous écrivions dans notre tribune : « Nous pensons que la liberté de dire non à une proposition sexuelle ne va pas sans la liberté d’importuner. Et nous considérons qu’il faut savoir répondre à cette liberté d’importuner autrement qu’en s’enfermant dans le rôle de la proie. »

[4Il s’agit du chorégraphe Daniel Dobbels. Cf. Libération du 22 novembre 2017.

[5Cf. L’instant. A.G.

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