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Au commencement

Henri Meschonnic (suite)

D 16 avril 2009     A par Viktor Kirtov - Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Poursuite, ici, du dossier sur Henri Meschonnic.

... Ou l’horlogerie intellectuelle de précision d’Henri Meschonnic en action dans la traduction de la Bible.
Machine intellectuelle, à remonter le temps pour en retrouver le rythme et le sens originaux, brouillés par les langues successives ou concurrentes. Illustration par l’exemple, soutenue par une exceptionnelle maîtrise de huit à dix langues.

Extrait d’un entretien Benoît Chantre, Henri Meschonnic, Philippe Sollers

In L’Infini N°76 (automne 2001 / Vérité de la Bible

(sous-titrage Pileface)

Babel, toujours

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Henri Meschonnic, chez lui, près de Paris, en septembre 2005
Il tient à la main un bâton de chefferie à tête biface, insigne de pouvoir et casse-tête (Île de Pâques), début du XXe siècle.

(Photo Pierre-Marc de Biasi)

Le psaume 133 commence en chanson et est devenu une chanson populaire israélienne : « Vois qu’il est bon et qu’il est doux d’être frères aussi ensemble. » Il faut voir comment d’autres traducteurs s’y sont exercés. Ce n’est pas par arrogance ou par mauvais esprit, mais pour montrer que la petite symétrie, qui ressemblait déjà à une chansonnette, a disparu. Lemaistre de Sacy : « Ah  ! que c’est une chose bonne et agréable que les frères soient unis ensemble. » C’est une phrase en prose. Il n’y a pas de métrique, mais c’est une autre rythmique. Ostervald : « Oh  ! qu’il est bon et qu’il est doux que des frères demeurent unis ensemble. » Samuel Cahen : « Qu’il est beau, qu’il est agréable lorsque des frères demeurent ensemble !  », Le sens est toujours le même, mais la rythmique est tout autre. Segond : « Voici Ô qu’il est agréable, qu’il est doux de demeurer ensemble ». Le Rabbinat : « Ah ! qu’il est bon, qu’il est doux à des frères de vivre dans une étroite union ». La Bible de Jérusalem : « Voyez ! qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble  ».

la Bible
le livre des écrivains

Texte fondateur de trois monothéismes révélés judaïsme, christianisme et islam — la Bible apparaît depuis le Moyen Âge comme le « Livre ». Matrice originelle de la littérature et de l’art en Occident, elle est source inépuisable d’images, de symboles, d’archétypes, mais aussi de formes narratives ou poétiques. La Bible représente, inspire, transmet bien au-delà de la croyance qu’elle établit et affirme. C’est cet « au-delà » qu’explorent aujourd’hui des écrivains venus d’horizons très divers : « au-delà » de la mort et du silence de Dieu, « au-delà » de la foi que les rédacteurs du texte biblique cherchaient à transmettre ; la Bible, dans sa langue forte et souvent violente, s’approche plus que tout autre de ce « sacré » que les êtres humains cherchent à atteindre même lorsqu’ils ne se déclarent plus croyants. Des écrivains se sont attachés à revenir aux sources, à apprendre l’araméen pour traduire le texte dont ils nourrissent leur propre travail d’écriture. Autant d’approches nouvelles de la Bible dont ce dossier La Bible, le livre des écrivains.

Le Magazine littéraire N°448, décembre 2005.

Dossier coordonné par Arlette Armel

Le même verbe peut signifier « habiter », « être assis », ou bien « être » tout simplement. Dhorme : « Qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères d’habiter ensemble », Chouraqui : « Voici ! quel bien, quel agrément, d’habiter, frères, unis ainsi ! »

Benoît Chantre. — Redonnez-nous Meschonnic, que nous l’ayons en tête...

Philippe Sollers. « Vois qu’il est bon / et qu’il est doux /// d’être frères aussi ensemble. » On peut être frères sans être aussi ensemble et sans habiter ensemble — [on peut se souvenir des père de Sollers : deux frères ont épousés deux soeurs et vivent dans des maisons contigües et symétriques...]

Henri Meschonnic. — L’essentiel, en l’occurrence, c’était deux choses : d’être frères, et d’être ensemble. Le problème ne résidait pas dans le sens. Bien des traducteurs savent l’hébreu certainement mieux que moi. Ce n’est pas un problème de langue, c’est un problème de rythme et de mode de signifier.

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Quel tohu-bohu ?

Prenez le début de la Genèse. Ce ne sont pas les problèmes qui manquent au commencement du monde. Le mot « tohu-bohu », tóhou/vavóhou, est un couplage expressif. Ce n’est pas une onomatopée, cela n’imite rien. On trouve beaucoup d’expressions expressives dans la Bible. Le problème n’est donc pas celui du sens. Étant donné que nous sommes dans le récit d’une cosmogonie, il y a dans chacun des mots qui sont employés là comme une épaisseur de légendaire.

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DIEU CREE LE MONDE, Arnulf Rainer.
Bâton d’aquarelle sur papier imprimé.
D’après la Bible moralisée, c1250, Vienne, Bibliothèque nationale autrichienne.

En 1973, j’avais traduit tóhou vavóhou par « boue et remous ». Je m’étais fondé à l’époque sur des récits akkadiens et babyloniens. J’ai préféré, après lecture de tous les commentaires, « vaine et vide », pour le couplage et plus proche du sens, car il fallait rendre la notion de vide.
En 1535, Olivétan est le premier traducteur de la Bible en français à partir de l’hébreu. Jusqu’alors, tous avaient traduit à partir du latin. Mais traduire à partir l’hébreu ne suffit pas. Encore faut-il répondre au défi poétique. Olivétan dit : « indisposée et vide ». Le latin donne : « terra autem erat inanis et vacua  ».

Philippe Sollers. Vous traduisez par « vaine et vide ». Cette traduction tient bien. « Vaine » : le Waste land de T. S. Eliot, la terre vaine.

Henri Meschonnic. — Il y a d’autres tentatives du même ordre. Dans la Bible de Jérusalem, on, trouve « vide et vague ». Il y a une infinité de manières d’échouer et une infinité de manières de réussir, jamais une seule solution. Il faut faire en sorte que le programme de traduction contienne la prosodie et le rythme. Inanis et vacua ne donne que le sens des mots. L’autre problème est celui de la fin du premier jour, rom e’had, que je traduis par « jour un » et non pas par « premier jour ». Le signifiant est bien un adjectif cardinal et non pas ordinal. En revanche, dans la suite du texte, on a bien : deuxième, troisième, etc. J’ai suivi le commentaire célèbre de Rachi, du XIe siècle. Je ne fais pas mienne son explication, mais il justifie l’adjectif cardinal par le fait qu’au début Dieu est seul dans son univers.

Philippe Sollers. C’est tout à fait juste.

Henri Meschonnic. — Mais c’est aussi parce que, au moment où cela se passe, la série n’a pas encore commencé. Cela ne peut donc pas être traduit par « premier ».
C’est le jour un. La plupart des traductions ont traduit par l’adjectif ordinal. Au verset 5, Lemaistre de Sacy : « et du soir et du matin se fit le premier jour ». Ils ont tous traduit par « premier jour ».

Philippe Sollers. Ils sont très pressés qu’il y en ait d’autres.

Henri Meschonnic. — Oui. Mais pour le sixième jour, c’est une autre syntaxe qui se présente et j’ai traduit par « Jour, le sixième ». Il faut reconnaître que tout ce début n’est pas du langage ordinaire. C’est une cosmogonie. C’est une syntaxe très simple, par rapport à celle des Gloires. Mais le problème poétique est ailleurs, il est celui de l’atmosphère du divin. Je crois qu’elle est perdue avec la traduction de Jean Grosjean, qui en fait du français ordinaire, même si je comprends très bien pourquoi Jean Grosjean traduit ainsi : « C’était le premier jour », en ponctuant avec des « et voilà. »

Philippe Sollers. Il y a là une dé-divinisation très grande. Cela me fait penser à quelqu’un, le vieux Joseph Haydn. Beethoven dirige son oeuvre La Création. Quand tout le monde s’est mis debout pour applaudir, il a levé les bras au ciel pour signifier que cela venait de là-haut.

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Au commencement

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Le début du texte. L’Infini 76, p. 61.
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Henri Meschonnic lit « Au commencement »

Lecture en hébreu et traduction de La Genèse, chapitre I.

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Extrait de « Henri Meschonnic lit la Bible » (Desclée de Brouwer, 2003)

La suite dans Coup de Bible.

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Notes

Ce début de la Bible dans le légendaire est un texte très fort, et chargé. C’est pourquoi son écriture appelle des remarques nombreuses, et le déploiement des comparaisons avec d’autres versions, surtout les françaises, pour rendre compte à la fois du travail du poème et de ce qu’il devient dans les traductions du signe. Toujours la poétique du divin contre le marché du signe. Plus que jamais la visée est le poème.

Les notes, particulièrement copieuses par conséquent, ne sont là que pour faire partager l’atelier du poème et du traduire.

ARNULF RAINER

Né en 1929, l’artiste Arnulf Rainer se réapproprie des peintures ou photographies préexistantes en les recouvrant de traits, d’aplats, de traces issus de gestes vigoureux et violents. Sollicité en 1995 par l’éditeur Pattloch Verlag pour une nouvelle édition de la Bible, il a ainsi produit plus de quatre cents « peintures surajoutées ». S’emparant d’enluminures médiévales, de plafonds peints romans, d’oeuvres des peintres renaissants, de gravures de la Bible de Luther ou de Gustave Doré, il est intervenu sur ces « images préalables » pour en souligner ou en contredire le sens, les faire revivre ou disparaître sous la puissance de sa propre interprétation. Cent soixante de ces feuillets ont été réunis dons un volume édité par la fondation Sammlung Frieder Burda, accompagnés d’extraits du texte biblique et de commentaires analysant le rapport de l’oeuvre de Rainer ou texte et à l’image sur laquelle il a travaillé.

1 — « au commencement/ que Dieu a créé », berechit/bara elobim, le commencement de ce texte du commencement est au cas construit : c’est dire qu’il s’agit d’une subordonnée. Ce que j’accentue par « que...  » plutôt que par « quand ». Comme l’explique aussitôt et en détail Rachi. Elle est suivie d’une incise, tout le verset 2. La principale n’arrive qu’au verset 3 : la première chose créée a été la lumière. Pas le ciel et la terre. C’est pourtant comme une proposition indépendante, et une succession d’indépendantes, que ce début a été traité traditionnellement — erreur canonique. Dans Le Maistre de Sacy : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». De même Ostervald, Cahen, Segond, Dhorme, la Bible de Jérusalem (1998), Fleg. Le Rabbinat avec le plus-que-parfait « Dieu avait créé », Chouraqui (985) avec l’imparfait « Entête Élohim créait » ne font que varier sur la même erreur. Grosjean l’aggrave « D’abord Dieu a fait le ciel et la terre  » : La seule traduction française, à ma connaissance, à ne pas commencer par ce contresens cosmique est la TOB : « Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre, 2 la terre était déserte [...]3 et Dieu dit... ». L’erreur avait commencé avec la Septante, en arkhê ëpoiêssen ho theos ton ouranon kai tên gûen. Jérôme enchaînait : In principio creavit Deus caelum et terram... De même Luther : Am anfang schuff gott Himmel und Erden. De même la King James Version : In the beginning Cod created the heaven and the earth. La traduction commençait mal.

L’italienne de Dario Disegni continue de même : « In principio Dio crea el cielo e la terra ». L’espagnole de Luis Alonso Schôkel aussi : « Al principio crea Dios el cielo y la tierra  », Buber n’y a rien changé : « Im Anfang schuf Gott den Himmel und die Erde ».

Ont corrigé, en 1962, la traduction américaine d’Orlinsky : « When God began to create the heaven
and the earth - the earth being unformed and void[...] God said, "Let there be light..." et la New English Bible de 1970 : " In the beginning of creation, when God made heaven and earth, the earth was without form and void [... ] ’’. Mais là le verset 2 devient la principale, et le 3 une indépendante : « God said[...] ».

Mais comme rechit ; « commencement, principe », vient de roch, « tête », Aquila avait déjà au IIe siècle traduit be-recbit par en tê kephalê, « dans la tête », ce que tête baissée a suivi Chouraqui, Entête.

Pour le sens de la préposition be-, il y a aussi eu bien des controverses. Isaac Albalag, au XIIIe siècle, rejette le sens temporel et, des trois sens (spatial, temporel, causal) retient le dernier : « par...  » Ce que rappelle Maurice Ruben Hayoun, dans L’exégèse juive (P.U.P., Que Sais- Je ? 2000, p. 76). D’où le sens « par le principe, donc par la sagesse » (ibid.). Sens ésotérique. Mais c’est là un sens dérivé. Contenu dans le signifiant double, préposition « dans » et notion de « commencement ». Et pour Samson Raphaël
Hirsch, il s’agissait au contraire d’un « temps initial » (p. 109). Comme c’est le récit de la création du monde, la valeur cosmogonique est celle que je retiens.

Le monde dépend de la grammaire. « le ciel », hachchamaïm — « ciel » pour chamaïm, et pas « cieux », ce pluriel dit littéraire, parce qu’en hébreu il n’y a que la forme plurielle, qui ne s’oppose pas à un singulier. Non-marqué pour non-marqué. Tous les traducteurs disent « le ciel », sauf Ostervald, Segond, Dhorme, Fleg : « les cieux » ; et Chouraqui « les ciels » — terme de peinture en français. L’étymologie populaire voit dans ce mot le feu, ecb, et l’eau, maïm. De même, maïm, étant un pluriel sans singulier, je le rends par « l’eau » et non « les eaux ».

2 — « la terre », badrets. Je réserve « terre » à tirets, et « terre rouge » à adama, qui apparaît au verset 25.

— « vaine/et vide », tóhou/vavóhou. Audiblemenr un couple prosodique, en même temps que l’informe primordial. Le sens n’est ici que l’infirme du continu. Le Maistre de Sacy : « La terre était informe et toute nue ». Cahen « informe et en désordre » ; Ostervald, Segond : « informe et vide », Dhorme et la TOB « déserte et vide » ; le Rabbinat : « n’était que solitude et chaos » ; Grosjean : « sans forme et vide ». Seuls Fleg (« flot et chaos ») et la Bible de Jérusalem (.« vide et vague ») ont tenté de retrouver le couplage. Et Buber : « Irrsal und Wirrsal ». Chouraqui a simplement transcrit : « la terre était tohu-et-bohu », avec une note qui suggère que c’étaient des « noms de divinités du chaos primordial ? », ce que n’appuient guère les commentaires — et surtout l’expression fait contresens en français. Dans une première version je traduisais « boue et trouble ».

— « et l’ombre », ve’hOcheckh. Phrase nominale. J’ai choisi ombre pour la motivation colorée de sa voyelle. Les autres font des variations sur ténèbres : « les ténèbres couvraient  » (Le Maistre de Sacy, la Bible de Jérusalem), « des ténèbres couvraient » (le Rabbinat), « il y avait des ténèbres » (Segond, Dhorme), « les ténèbres étaient à la surface » (Ostervald), « les ténèbres étaient sur la surface » (Cahen, Grosjean). Et ténèbre au singulier, propre à l’écriture artiste : « et la ténèbre à la surface » (TOB), « et ténèbre sur la face » (Fleg), « une ténèbre sur les faces » (Chouraqui),
— « gouffre », tehom — l’eau primordiale. Tous ont « l’abîme ». Seul Fleg, « gouffre ».
_ - « couve », mera’héfet. Participe présent de ra’haf. Rachi compare le souffle de Dieu à une « colombe planant au-dessus du nid [...]

3 — « et il y a eu la lumière », vayehi or. J’ai choisi le passé composé parce qu’il implique le conrinu du passé ancien au temps de celui qui parle. Le passé simple dit du révolu — or la lumière est toujours là, depuis. Passé simple chez Le Maistre de Sacy : « et la lumière fut faite » ; Ostervald, Cahen, Segond, le Rabbinat, la Bible de Jérusalem, la TOB : « et la lumière fut » ; Fleg : « et fut la lumière », Dhorme : « et il y eut de la lumière ». Grosjean seul a le passé continu au présent : « et il y a eu de la lumière ». Chouraqui a le présenr : « et c’est une lumière » - ce qui efface la valeur aspectuelle.

4 — « et Dieu a vu/la lumière/c’est bien », vayare elohim/ et-ahor/kitov. Double complément : il voit la lumière et il voit qu’elle est bonne. Deux momenrs successifs. La traduction courante les ramasse en un : « Et Dieu vit que la lumière était bonne » (Ostervald) - modèle de Le Maistre de Sacy, Segond, le Rabbinat, Dhorme, la Bible de Jérusalem, la TOB, Grosjean. Seuls Fleg et Chouraqui onr voulu transposer la syntaxe à deux temps ici de l’hébreu. Mais Fleg au prix d’un vulgarisme qui verse dans le comique involontaire : « Et Dieu vit la lumière, qu’elle est bonne » ; Chouraqui en forçant le tour vers un exclamatif : « Elohim voit la lumière : quel bien ! »

L’INFINI, N°76, automne 2001, p.61-65.

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Le sacré, le divin et le religieux

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MARIE Arnulf Rainer
Détrempe sur photographie, support bois, 61x50 cm.
D’après le tryptique d’Andrea Mantegna du grand autel de la basilique de San Zeno Maggiore, Verone, 1457-1459, peinture sur bois, panneau central.

Spécialiste du langage, Henri Meschonnic a fait partie des universitaires qui ont fondé l’université de Vincennes à l’époque structuraliste. Professeur admiré de ses étudiants, écrivain au style décapant, d’inspiration souvent rebelle, théoricien mondialement connu pour ses travaux sur la poétique, le rythme, le style, le signe et pour ses lectures critiques de la littérature (Hugo) ou de la philosophie (Heidegger, Spinoza), il s’est également imposé, comme créateur, par une dizaine d’ouvrages de poésie. Mais c’est dans les études et traductions bibliques qu’Henri Meschonnic a trouvé le domaine idéal pour combiner ses talents de linguiste et son inspiration de poète, avec deux publications chez Gallimard, Les Cinq Rouleaux (1970), Jona et le signifiant errant (1981), et plus récemment trois nouveaux titres chez Desclée de Brouwer : Gloires (trad. des Psaumes, 2001), Au Commencement (trad. de la Genèse, 2002) et Les Noms (trad. de l’Exode, 2003). Il s’est expliqué sur le sens et les présupposés de ce travail dans un essai au ton, comme toujours, très personnel (Un coup de Bible dans la philosophie, éd. Bayard, 2004).

Pierre-Marc de Biasi. Le christianisme a fait sien le message biblique et, pour l’essentiel, en Occident, c’est à travers des traductions chrétiennes que nous connaissons la Bible. Selon vous, faut-il y voir l’histoire d’une adaptation, d’un détournement ou d’une falsification ?

Henri Meschonnic. Je dirais plutôt une appropriation : c’est le thème du verus Israël, de la théologie chrétienne de la préfiguration. Quelle est l’idée ? L’ancien Israël, celui de l’Ancien Testament (vetus Israël) n’était que l’annonce d’une autre figure (la nouvelle Alliance instaurée par le Christ) qui est désormais le seul véritable Israël (verus Israël). Cette théorie repose sur ce qu’il faut appeler le paradigme théologique du signe. Le Nouveau Testament dit la vérité de l’Ancien, et l’Ancien Testament est maintenu dans la mesure où il préfigure le Nouveau : il est à la fois escamotable, escamoté et conservé. Exactement comme il advient dans le signe linguistique, où le sens accomplit la signification du son, en escamotant la part sonore du signe qui néanmoins subsiste, mais en devenant insignifiante après la révélation du sens. [...] Que font les traducteurs ? Ils considèrent qu’il y a de la forme et du contenu : d’une part du matériel phonologique, relativement accessoire, dont il serait vain de chercher à transposer la singularité, et d’autre part du sens, du contenu qui constituerait finalement l’enjeu essentiel du texte original, et derrière lequel la forme doit avoir la politesse de s’effacer. Évidemment, c’est plus simple, c’est raisonnable, mais est-ce vraiment cela, traduire ?

Un effacement dans lequel peuvent aussi se dissimuler des entreprises très peu innocentes, qui portent précisément sur le sens, par exemple pour confirmer cette fameuse thèse de la préfiguration. Car à force d’infléchir les contenus pour rendre plus visible ce verus Israël, on est facilement conduit à réprouver, puis à proscrire le verus Israël, c’est-àdire à légitimer l’antijudaïsme...

Oui, il s’agit d’un autre aspect du problème, mais dont les conséquences sont en effet très sérieuses. À cet égard, j’aime bien citer Isaïe 40, 3. Pendant des siècles, on a traduit, et l’on traduit encore :

« Une voix parle dans le désert. Ouvrez le chemin du Seigneur. »

Or, la coupe principale n’est pas du tout là, et le rythme montre à l’évidence qu’il faut traduire :

« Une voix appelle. Dans le désert, ouvrez le chemin. »

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Henri Meschonnic
Coup de Bible, comportant des extraits de L’Infini N° 76, Automne 2001, dédié à Henri Meschonnic.