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Yannick Haenel, chroniques de juillet 2023

Charlie Hebdo

D 26 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Les penchants criminels de la France démocratique

Yannick Haenel

Mis en ligne le 5 juillet 2023
Paru dans l’édition 1615 du 5 juillet

La mort de Nahel, ce jeune homme de 17 ans assassiné par la ­police pour refus d’obtempérer lors d’un contrôle routier, ­relève d’une politique de l’infamie, dont la mise en place en France ­remonte au ministère de l’Identité nationale inventé par le duo Sarkozy-Hortefeux, et n’a cessé, sous Macron, d’aggraver ses impli­cations coercitives, comme en témoigne, depuis six ans, chaque manifestation de citoyens (des « gilets jaunes » aux Soulèvements de la Terre) sanctionnée par un déferlement de violence dont l’excès et la disproportion sont aujourd’hui relevés par l’ONU.

La politique est le lieu où s’élaborent les conditions de la survie de chacun – c’est-à-dire les moyens d’échapper à la mise à mort. La police, par nature, est le moyen par lequel les citoyens sont protégés de cette éventuelle mise à mort. Ce rôle est désormais perverti : nous sommes les témoins historiques d’une dénaturation perverse du lien des forces de sécurité publique avec un pays : en France, la police n’est plus au service des ­citoyens, elle défend l’État.

Une bavure préparée

Lorsque Macron affirme que la mort de Nahel est «  inexplicable », c’est évidemment un pieux mensonge : elle est la conséquence d’un processus qui a offert de plus en plus d’impunité aux policiers en France. De la loi de 2017 élargissant les conditions d’ouverture du feu (« couvrant » chaque policier qui « se sent mena­cé ») à la puissance des syndicats de police extrémistes qui imposent à l’État leur rapport de force, tout alimente un processus qui rend possible qu’un jour on abatte dans la rue un adolescent de 17 ans sous prétexte qu’il refuse de se plier à un contrôle routier.

LIRE : Brav-M ou Voltigeurs : deux noms, mêmes fonctions, mêmes bavures

Je voudrais récuser le mot « bavure » qui, employé abusivement, sert à cautionner l’idée d’une erreur, laquelle serait excusable. Mais l’assassinat de ce jeune homme n’est pas une erreur, c’est un crime politique : cette soi-disant «  bavure » a été préparée, rendue possible par l’organisation politique de la division. À force de monter les citoyens les uns contre les autres, et de favoriser ainsi les thèses du Rassemblement national pour se faire élire in extremis contre celui-ci, on crée un climat préinsurrectionnel, puis on le déplore en donnant tous les pouvoirs à la police.

Le maintien de l’ordre n’est pas une politique, c’est une idéologie. C’est l’État qui a créé consciencieusement le désordre qu’il dénonce aujourd’hui. Car le réel, a dit Lacan, c’est ce contre quoi on se cogne. Et le réel, en France, c’est la banlieue, c’est-à-dire le lieu du ban : on bannit hors de la ville ceux dont on ne veut pas. C’est la vérité de la politique des frontières. L’État français macronien ne fait qu’entretenir cette mise au ban dont la mise à mort est l’horizon inéluctable, sa «  bavure » logique : un jour, un policier n’arrive pas à verbaliser un Arabe en banlieue, alors il le met à mort.

Note : Le titre de l’article est évidemment un détournement du titre de l’essai de Jean-Claude Milner Les penchants criminels de l’Europe démocratique (2003).
Excessif ? Relisez La France moisie. « Elle parle bas dans les salons, les ministères, les commissariats... », écrivait Sollers. Désormais, elle parle haut, en bas et en haut.
Plus inquiétantes sont en effet les récentes prises de position de certains syndicats de policiers [1] et du directeur général de la Police Nationale lui-même déclarant suite au placement en détention d’un policier de la brigade anticriminalité à Marseille : « Avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison » (sic). Aucune désapprobation officielle de ces propos. « En France, la police n’est plus au service des ­citoyens, elle défend l’État », écrit Haenel. L’État oui, mais, de dérive en dérive, la tentation d’un État d’exception, pas l’État de droit. Macron n’est pas, comme on a pu le croire, le rempart contre l’extrême-droite, c’est « en même temps » son maître d’hôtel. Dans Tiens ferme ta couronne, le sosie de Macron n’était encore qu’un serveur [2]. (A.G.).

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Hedi Rouabah, le crâne défoncé.

L’été, la jouissance et Jean Eustache

Yannick Haenel

Mis en ligne le 12 juillet 2023
Paru dans l’édition 1616 du 12 juillet

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Jean Eustache et Jean-Pierre Léaud
sur le tournage de "La maman et la putain"

L’été, je me sens d’humeur féroce, surtout en bord de mer. Il m’arrive de jouer (pour moi seul) au Père Ubu : tous ces humains qui se pavanent torse nu à la plage, j’ai bien envie de les transformer en saucisses. Heureusement, dans le village toscan où j’accompagne chaque année ma femme et ma fille, il y a une bibliothèque : j’y vais dès le matin, avec mes livres et mes cahiers, m’abriter de tous ces ventres et de ces pieds chaussés de tongs. J’avoue : le snobisme n’est jamais qu’une phobie qui cherche une esthétique.

Blague à part, je n’ai pas encore fini d’écrire mon livre sur Francis Bacon. Mon éditrice m’avait donné pour ultimatum une remise du texte le 30 juin, et voici que je bénéficie d’un délai supplémentaire. J’écris donc toute la journée, entre crises d’angoisse et bouffées de joie, car les mots ont ce pouvoir : ils nous dénudent (moi qui ne veux pas me déshabiller sur la plage, me voici à poil sur la page).

Le plus grand cinéaste français

Quand je n’en peux plus d’écrire, je plonge dans la lecture d’un livre passionnant de Philippe Azoury : Jean Eustache. Un amour si grand… (éd. Capricci). Vous avez remarqué, dans cette chronique, je parle soit de la politique qui me fait vomir (en gros, l’infamie macronienne), soit des livres qui me procurent de la joie.

Eh bien, sachez-le, ce livre d’Azoury sur Eustache est un événement. Les grands livres ont ceci de beau qu’ils débordent inévitablement leur sujet, ainsi de celui-ci qui, tout en nous renseignant en détail sur les films de Jean Eustache, lequel est le plus grand cinéaste français avec Jean Renoir et Robert Bresson (bien plus important que Truffaut et toute la nouvelle vague, mais je mets Godard hors concours), fait décoller chaque page du pensable vers l’impensable en méditant sur la parole, la solitude, le Père Noël (qui n’est pas une ordure, mais qui a les yeux bleus), le vide, le trou, la jouissance et le semblant (car Azoury est un formidable connaisseur punk de Lacan), sur des hirondelles qui s’envolent d’un anus (je vous jure), sur Michael Lonsdale, Jean-Pierre Léaud, Marguerite Duras et Jean-Jacques Schuhl, sur le temps qui reste perdu (Eustache est formel), sur cet humour terrible et fou qu’on met à préférer parfois les œuvres aux êtres, et sur la soif qu’on a de savoir ce qu’est le désir, ce qu’est le cinéma, ce qu’est la destruction, ce «  mot inconnu, écrit Blanchot, proposé par un tout autre langage dont il serait la promesse ».

Je persiste à aimer d’« un amour si grand » ce qui résiste à l’infamie devenue aussi banale qu’une balle tirée par un policier dans le cœur d’un adolescent. Et le cinéma de Jean Eustache résiste à tout, même à notre amour, c’est pourquoi je l’aime tant. Si vous n’allez ni sur la plage ni à la bibliothèque, allez voir La Maman et la Putain, Une sale histoire ou La Rosière de Pessac : une rétrospective a lieu tout l’été, et pas qu’à Paris.

LIRE AUSSI : Yannick Haenel : Godard qui pleure et Sollers qui rit

Olivier Rachet : Vérités et mensonges de Jean Eustache

Jean-Jacques Schuhl : Jean Eustache, l’ami “nulliste”

« La bêtise naïve, vertigineuse, surtout chez certaines filles, le passionnait mais sans misogynie. Eustache me manque pour les mêmes raisons que Rassam. On aimait se taire ou dire absolument n’importe quoi, mais surtout rien d’intelligent ; on aimait rabaisser les choses, n’être jamais dans le sublime. Nous avions même décidé de créer un mouvement : le mouvement nulliste. C’était au moment de La Maman et la Putain et, sans doute légèrement éméché, il avait été raconter ça dans une interview à Cannes. La Maman et la Putain, son film le plus célèbre, est souvent désigné aujourd’hui comme un film générationnel et la chronique d’une époque — formules qu’il n’aurait sans doute pas aimées. Je n’apprécie pas son côté très expressif et ses scènes de pathos, je préfère La Rosière de Pessac, Le Cochon..., quand il est davantage du côté du documentaire. Je lui avais dit de mettre une plaque devant chez lui : Jean Eustache, cinéaste pour noces et banquets. Il aimait laisser les choses se faire, laisser tourner, juste enregistrer. C’est aussi ce que j’essaie de faire, j’aimerais avoir la part la plus restreinte d’intervention personnelle. » (Entrée des fantômes)

Milan Kundera n’est plus là

Yannick Haenel

Mis en ligne le 19 juillet 2023
Paru dans l’édition 1617 du 19 juillet

Certains lecteurs de Charlie n’ont pas tellement aimé ma chronique sur la mort de Nahel. Ils me conseillent de prendre des ­vacances  ; d’autres m’envoient carrément en psychiatrie. Ce n’est pas moi qui vais leur reprocher d’être excessifs, mais s’il y a un fou ici, n’est-ce pas plutôt le pays, actuellement débordé à la fois par le désordre et par l’ordre  ?

Je crois que vous m’avez mal compris : je ne défends pas la délinquance, je dis juste que les forces de l’ordre, mobilisées à outrance par Macron depuis sept ans pour massacrer des manifestants, ont acquis par rapport à l’État une autonomie qui leur permet d’agir désormais avec une impunité qui est en train de devenir politiquement dangereuse (si vous persistez à me trouver délirant, lisez « La police contre la République  ? », un article très éclairant de Didier Fassin).


Tapuscrit de Milan Kundera.
Zoom : cliquez sur l’image.
L’autonomie radicale du roman

Parlons plutôt de Milan Kundera, qui vient de mourir à 94 ans. Ce qui est fascinant, c’est que cet écrivain, qui voyait dans la protection de la vie intime une forme de résistance, avait réussi à disparaître depuis au moins quarante ans, refusant toute interview, et se concentrant sur ce qu’il nommait «  l’autonomie radicale du roman : de la poésie qu’est le roman ».

Dans les années 1980, la lecture de L’Insoutenable Légèreté de l’être m’avait ébloui. J’aimais bien que la sentimentalité lui paraisse du kitsch, une notion qu’il avait empruntée à Robert Musil et qu’il définissait comme un voile de bonnes intentions jeté sur la merde du monde.

Voyant avec raison du kitsch partout, ce démystificateur n’a-t-il pas néanmoins réduit le roman à sa puissance ironique  ? (Car la littérature sera quand même toujours du côté de la passion.) L’ironie, dans sa forme impuissante et cynique, n’est-elle pas devenue elle-même le kitsch de notre époque  ?

Mais Kundera n’avait pas le cœur sec, c’était aussi un poète, comme tous les vrais romanciers. Une amie m’envoie cette merveilleuse phrase extraite de L’Immortalité : «  Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède.  »

La Plaisanterie, ce roman qui raconte comment, dans un pays du bloc communiste, une simple blague sur le régime peut vous valoir la prison, est pour Charlie  : il raconte les menaces contre la liberté d’expression.

En 1987, j’arrivai pour une licence de lettres modernes à la fac de Rennes et voulais y suivre les cours de Kundera, qui était prof là-bas. On m’avait indiqué le bureau qu’il occupait à l’étage du département de littérature comparée. Une feuille était punaisée sur la porte pour qu’on s’inscrive au cours « Littérature des pays de l’Est ». Des étudiants avaient écrit leur nom  ; j’ajoutai le mien.

Le premier jour arriva dans l’amphi une jeune femme qui nous dit : « C’est moi qui vais faire cours, Milan Kundera n’est plus là.  » Il avait déjà réussi à disparaître.

L’esprit d’un enfant qui tournoie

Yannick Haenel

Mis en ligne le 26 juillet 2023
Paru dans l’édition 1618 du 26 juillet

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Amandine André

Depuis plus d’un mois, où que j’aille, j’ai dans la poche un petit livre blanc frappé d’une étrange figurine noire, je l’ouvre à n’importe quelle page et je lis comme on boit, pour se rafraîchir ou simplement par soif, pour l’amour d’avoir soif. C’est un livre qui s’appelle Aberrants & dinosaures, il est écrit par Amandine André et publié aux éditions L’Extrême contemporain.

À LIRE AUSSI : Le rire de Sollers

«  Les choses n’arrivent qu’à ceux qui peuvent les raconter » : je souris en pensant à cette phrase. Et puis : « Pourtant les choses sont là. Elles touchent d’autres choses. Elles arrivent. C’est tout. » Je souris toujours, comme un idiot qui croit nager dans le bleu du ciel parce qu’il le contemple (mais en écrivant ces phrases, je me mets vraiment à nager dans le bleu).

J’ai lu et relu ces 115 merveilleuses pages limpides et mystérieuses, enfantines et savantes, douces et foudroyantes, pensives et drôles, pleines de nuit, de fantômes, de lapins, de petits monstres à chewing-gum et de grains de poivre noir que celle qui dit « je » met dans sa bouche (et aussi des clous de girofle, je crois) pour conjurer l’action d’autres monstres, plus terribles : « Si tu ne fais pas cela, les monstres penseront tellement fort à toi que tu en mourras et je chanterai ta mort avec ma petite voix  », écrit Amandine André.

Une « balle de plomb en plein cœur »

J’ai prêté le livre car à force d’en parler je faisais envie (enfin, le livre faisait envie), si bien que je vous en parle de mémoire, et avec quelques notes que j’ai prises au cas où. Mais je sens encore le livre dans ma poche arrière de pantalon lorsque je vais voir l’expo « Manet/Degas » et que je m’extasie devant les portraits de Berthe Morisot qu’à n’en pas douter Manet aimait à en mourir (comment ont-ils caché leur amour, je me le demande, si vous allez au musée d’Orsay voir l’expo, et que vous avez une idée, dites-la-moi).


Manet, Berthe Morizot au chapeau de deuil, 1874 (collection particulière [3]).
Photo A.G., 3 juin 2023. Zoom : cliquez sur l’image.

J’ai senti également la présence favorable de ce livre pourtant absent dans ma poche lorsque j’étais récemment en Toscane (il faisait si chaud que je passais mes matins dans une bibliothèque de village climatisée en terminant – presque – d’écrire un livre sur Francis Bacon).

Et je me récite certaines de ses phrases : « Le réel cette balle de plomb en plein cœur. » Ou bien : « Qu’est-ce qu’il y a dans le nom pensée  ? un caillou. » Ce caillou, mais aussi les enfants et les phrases : « Ce que nous ne comprenons pas, nous le rêvons. » Nous expérimentons, dit-elle. Nous faisons « tournoyer l’esprit comme un enfant  ». Nous n’écrivons pas les phrases, c’est elles qui « nous écrivent et nous orientent dans le ciel que nous avons perdu ». L’écriture, les phrases et ce livre sont des ­enfants, des secrets nocturnes, et aussi le bleu du ciel où je me vois nager. «  Les poèmes sont là pour enregistrer les effets des choses ­invisibles » : dites-moi si vous aussi ce livre vous fait cet effet-là.

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[1Une exception notable : les positions mesurées du SCSI-CFDT, syndicat des cadres de la sécurité intérieure de la police.

[3Cette peinture a fait partie de la collection de Degas.

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