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Yannick Haenel, chroniques d’avril 2023

Charlie Hebdo

D 29 avril 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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La jouissance est une phrase

Yannick Haenel

Mis en ligne le 5 avril 2023
Paru dans l’édition 1602 du 5 avril

C’est une rêverie où se confondent les grottes, l’eau des ­rivières et le sexe des femmes. C’est la jouissance qui se formule entière, nocturne, absolue. C’est la littérature lorsqu’elle s’écrit en sacralisant son propre amour. C’est le nouveau livre de Pierre Michon, Les Deux Beune (éd. Verdier), dont la première partie, La Grande Beune, était sortie en 1996 – livre culte, roman fulgurant de 75 pages saturé de désir –, et dont la deuxième partie, La Petite Beune, attendue depuis vingt-sept ans, inédite, quasi inespérée, paraît donc enfin, accompagnée de la première.

Autant le premier volet de ce roman racontait les frustrations passionnées d’un jeune instituteur qui débarquait pour son premier poste dans un village perdu où il n’en finissait pas de fantasmer sur Yvonne, la belle et inatteignable buraliste, autant la suite retourne le scénario libidinal, qui se livre sous le signe victorieux de l’assouvissement.

À LIRE AUSSI : Bernard Lamarche-Vadel, le plus grand écrivain français

Oui, c’est l’histoire d’une victoire : Les Deux Beune racontent ­comment le désir masculin, en ne cessant de se faire des films – car le réel n’est jamais qu’une hallucination onaniste –, accède pourtant, en un instant miraculeux, à la souveraineté d’une femme : c’est elle qui, en un seul regard, fait passer le phallus de son ancien amant au jeune instituteur, lequel n’aura plus, de son côté, qu’à passer à l’acte.

Matière charnelle
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Les romans sont des clairières où converge une lumière délurée. Écrire, c’est écouter les « imaginations ­lubriques », suivre son désir au cœur des bois et chercher le secret du monde dans les fentes : Lascaux et les nymphes flottent ici ensemble. L’obsession sexuelle est l’origine de la narration masculine (c’est aussi en cela qu’il est bon de la censurer, sinon elle se change en domination et dégénère en violation).

Tout ici brûle précisément d’une telle censure – de l’interdit qui enflamme les désirs. Chacun ne pense qu’à ça. Le texte lui-même n’est qu’un rite en surchauffe qui accueille la mise à nu. « La jouissance est une phrase », écrit Michon. Les romans construisent une éclaircie du désir. Et depuis sa magnificence tourmentée, divagante et lascive, celui-ci nous gratifie d’un rêve éveillé, entre Freud et Bataille, où les jarretelles, les hameçons, les petits renards et la sombre transparence des bas Nylon composent une scène primitive qui nous renvoie aux vertiges de la division sexuelle.

Si le coït ne fait pas remonter en vous la mémoire des grottes, il n’est rien. C’est pourquoi les mythes, les fétiches et les pola­rités sexuelles se condensent ici en une matière charnelle qui fait ­ruisseler le monde.

Lisez ces phrases ardentes, lyriques, dévissées jusqu’au ­sublime. Des hommes ivres de profanation y kärchérisent des peintures parié­tales pour en faire un garage, un jeune type y bande sans fin dans sa nuit, et c’est une femme qui mène cette comédie pour toujours.

LIRE AUSSI :
Pierre Michon : L’art de la prose à son acmé (Les deux Beune)
Michon, Le Retour du Roi : l’écriture thérianthrope des Deux Beune


Pierre Michon recommande Le Trésorier-payeur.
Eté 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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La rivalité des rancœurs

Yannick Haenel

Mis en ligne le 12 avril 2023
Paru dans l’édition 1603 du 12 avril

Ça censure de partout, c’est devenu irrespirable. À chaque instant, quelqu’un se sent offensé, et demande vengeance. Les ressentiments se propagent sur les réseaux sociaux, et de microfatwas ne cessent d’être promulguées à tout propos. La rivalité des rancœurs a pris la place du dialogue. On condamne, on interdit, on bannit. La société n’est plus qu’une mosaïque de sectes morales dont l’agressivité cherche à nous imposer des limites. Plus personne ne supporte plus personne. La tolérance est revenue à son niveau primitif . Le mot « civilisation » me semble une farce.

Regardez par exemple ce qui se passe aux États-Unis, c’est accablant. Un passionnant reportage de Yann Perreau, publié dans Libération, examine ce rapport du PEN America, l’association qui défend la liberté d’expression et les droits des écrivains, qui recense, pour l’année 2022, «  2 532 décisions prises par des districts scolaires, des élus ou des institutions, de retirer des livres de leur circonscription ». Au total, 1 648 livres seraient blacklistés. On appelle ça des book bans : des livres bannis.


Cette vague de censure touche plus de 4 millions d’élèves. Ici, en 2021, à Salt Lake City, l’ouvrage de Toni Morrison « The Bluest Eye » avait fait l’objet de plaintes de parents d’élèves.
(Rick Bowmer/AP). ZOOM : cliquer sur l’image.
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À LIRE AUSSI : Une semaine à vagues

Dans plus de 32 États, on met à l’index, entre autres, Mark Twain, Toni Morrison, John Steinbeck, Philip Roth, Shakespeare, et même une adaptation BD du Journal d’Anne Frank, qui « a été retirée d’une école du Texas en raison de ses "références à la sexualité" ». Je pose une question en passant : un livre qui ne fait pas référence à la sexualité, ça existe  ?

Terreur morale et puritanisme
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Cette rafle vise tout ce qui serait en rapport avec les LGBT+, accusés d’« hérésie diabolique » (il y a un humour involontaire dans le puritanisme), mais aussi tout ce qui aborde la question du racisme, de l’esclavage, des minorités. Bref, en bannissant des livres jugés offensants pour les enfants, l’idéologie conservatrice perpétue les rapports de domination et légitime l’histoire des injustices.

Puis je suis tombé, dans Le Monde, sur une enquête de Laurent Carpentier et d’Aureliano Tonet, qui offre un contrechamp : dans les universités et les écoles d’art, en France, des artistes comme Jean-Luc Godard ou Philippe Grandrieux sont accusés de sexisme parce qu’ils filment avec un regard masculin qui érotise le corps des femmes (ce que leurs détracteurs appellent le male gaze). Dans ce cas, la dénonciation – et les lynchages qui s’ensuivent au sein des écoles et sur les réseaux sociaux – vient des étudiant(e)s qui appellent à la censure au nom d’une idéologie progressiste. Il est évident que les hommes – même les grands artistes – n’ont pas assez conscience qu’à travers leur regard ils produisent, même à leur insu, une représentation des femmes soumise à leur fantasme, mais comment écrire des livres et faire des films amputés du désir et de ses dangereuses complexités  ?

Entre la terreur morale d’extrême droite et le puritanisme de gauche, aucun rapport, pourtant la censure semble devenue la même.

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Pascal, Manuscrit autographe entre 1656 et 1662.
Photo A.G., BnF, janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Les papiers de Pascal

Yannick Haenel

Mis en ligne le 19 avril 2023
Paru dans l’édition 1604 du 19 avril

VOIR SUR PILEFACE

Rien n’est meilleur, quand le monde vous semble un chaos abject, que d’ouvrir les Pensées de Pascal. Tout de suite, une clarté vous enveloppe, celle du silence dont Pascal vous prodigue la ­musique la plus concentrée. L’infini, c’est-à-dire l’étendue libre de la pensée, s’ouvre à condition que vous interrompiez en vous la fureur cacophonique de la société.

Vous me direz que je suis gonflé de parler dans Charlie d’un homme qui ne pensait qu’à Dieu, mais il serait dommage que l’allergie à la dévotion nous prive des bienfaits de la prose la plus étincelante de la littérature française (ex aequo avec Rimbaud).

Pascal l’aventureux
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En ce moment, lorsque j’essaie de m’extraire de la bruyante connerie du monde, lorsque je veux oublier la violence politique dans laquelle nous sommes séquestrés, je me plonge dans ce merveilleux livre de Marianne Alphant publié en poche aux éditions P.O.L : Pascal. Tombeau pour un ordre.

Ce n’est pas un essai universitaire, mais l’enquête, intensément subjective, et néanmoins rigoureuse, d’une lectrice qui possède 30 éditions différentes des Pensées et qui s’interroge sur la nature du manuscrit original. Car le livre que méditait Pascal est inachevé, et ce que nous lisons n’est qu’une suite de fragments dont l’ordre est perdu. Ce à quoi nous convie Marianne Alphant relève du récit d’aventures : comment Pascal a-t-il rédigé ce texte mystérieux, obscur, lumineux, fulgurant, inquiet, abrupt, si large dans son feu, si tourmenté dans sa métaphysique  ?

Il arrive qu’on devine l’état dans lequel une phrase a été écrite : le texte de Pascal est-il le fruit d’« élans désinvoltes » ou d’une « ­ardeur entrecoupée de défaillances »  ? Le travail d’un esprit se déduit, écrit Marianne Alphant, de son «  expression graphique spontanée » : quand on écrit, tout compte, la nature du support, la dimension du papier, même la disposition des phrases.

Artisanat et envoûtement
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On a longtemps cru, parce que le manuscrit autographe des Pensées est composé de lambeaux, que Pascal n’écrivait que sur de petits bouts de papier. Marianne Alphant raconte au contraire comment il a lui-même découpé ses notes en morceaux qu’il a assemblés en liasses et cousus avec un gros fil à l’aide d’une aiguille.

Cette manière artisanale d’assembler des feuillets était une pratique de l’époque. Ainsi les 27 liasses des Pensées se sont-elles retrouvées suspendues sur un fil horizontal tendu dans le cabinet de travail.

L’image de ces phrases qui flottent en l’air comme des draps déclenche en moi une rêverie infinie. Lire, n’est-ce pas « donner des ouvertures aux plus grandes choses »  ? Les émotions les plus ardentes peuvent être minutieuses : l’amour de la littérature porte à des folies heureuses. Ainsi Marianne Alphant parle-t-elle de «  cette forme d’envoûtement qui est le fait des lectures intermittentes et perpétuelles ». Je plaide en faveur de l’envoûtement.

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Le Catalogue de Bâle © Philippe Cognée.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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La jouissance rieuse

Yannick Haenel

Mis en ligne le 26 avril 2023
Paru dans l’édition 1605 du 26 avril

Au musée Bourdelle, qui vient de rouvrir, et qui constitue l’un des plus beaux écrins de verdure de Paris (c’est à trois minutes de la gare Montparnasse, et les jardins remplis de sculptures vous prodiguent une sérénité inestimable), il y a jusqu’au 16 juillet une exposition passionnante de Philippe Cognée, un des grands artistes français d’aujourd’hui, intitulée « La Peinture d’après ».

Quelques mots sur Antoine Bourdelle (1861–1929) : c’était un sculpteur contemporain de Rodin et de Maillol  ; ses modelés puissants s’incarnaient dans des figures monumentales, mais aussi dans les courbes, plus délicates, de gracieux bronzes féminins qui enlacent un lit de roses (mes sculptures préférées).

À LIRE AUSSI : Les bougies noires

Je vous recommande la visite de son atelier, laissé en l’état : l’espace, boiseries et plâtres, s’ouvre à cette chose dont l’époque semble vouloir nous priver, qu’on appelle le bienfait. Le bienfait, c’est la faveur intérieure du temps – le contraire de la brutalité politique. Nous qui sommes traités comme des chiens par des gouvernements qui s’imaginent régenter nos désirs, nous savons qu’il existe une autre manière de vivre : fréquenter l’art, c’est en retrouver le sens, c’est s’inoculer des « comprimés de vie », comme dit Proust.

Cognée et l’encaustique
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Vous allez voir, les peintures de Philippe Cognée (né en 1957) créent des images nouvelles : il réhabilite la technique de l’encaustique, utilisée à la fois par des artisans africains et par les peintres du Fayoum (Ier au IVe siècle après J.-C.). À cette cire d’abeille qui disjoint les pigments, il ajoute un film transparent au fer à repasser : les formes tremblent, se délient, glissent sur elles-mêmes. Les visages peints sont révélés : leur peau est en vie.

Il y a aussi de grands formats où des pivoines et des amarillys ouvrent en gros plan leur éclosion pigmentaire à un univers charnel inquiétant : les fleurs fanées composent une matière qui parle de notre fatigue.

À LIRE AUSSI : Warhol et Basquiat, employés du mois chez Vuitton

Et puis, il y a Le Catalogue de Bâle, qui m’a littéralement transporté. C’est un ensemble d’un millier de petites huiles sur papier marouflé sur aluminium de format A4, qui mises côte à côte, ou plutôt bout à bout, constituent un parcours de près de 100 m de peinture, agencé ici en panneaux qui appellent la déambulation labyrinthique.

Philippe Cognée s’est emparé d’un de ces gros catalogues de la foire internationale Art Basel, et en a repeint chaque page, produisant sur l’œuvre photographiée une copie de celle-ci à l’huile. En repeignant les œuvres des autres, il transforme ainsi un artefact en peinture  ; en recouvrant des images de catalogue marchand, il leur redonne qualité d’art. Notre promenade contemplative prend la forme d’un jeu de reconnaissance, on devine un Bacon, un Giacometti, un Warhol, un Marlene Dumas, et cette accumulation suscite en nous une jouissance rieuse.

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Portrait de Philippe Cognée dans son atelier
Laurent Edeline // Galerie Templon

Alors qu’il expose au musée Bourdelle à Paris, rencontre avec Philippe Cognée, qui mène depuis maintenant 40 ans une recherche picturale exigeante, offrant au regardeur un trouble sensoriel né de sa méthode. Il revient sur son parcours et son processus créatif, le temps d’un entretien au long cours.

Avec Philippe Cognée Peintre

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Artiste qui fait trembler la peinture depuis près de quarante ans, Philippe Cognée a inventé sa propre écriture pour donner à éprouver la violence du monde comme sa fragilité. Après une première période de création dans les années 1980, marquée par un style volontiers primitif qui regardait alors du côté de l’Afrique où il a grandi, au Bénin, le peintre effectue un séjour à la Villa Médicis en 1991 qui fit office de détonateur : désormais, c’est le monde tel qu’il est qu’il représente, avec ses lieux sans qualité, ses objets domestiques et ses foules grouillantes. De sa série sur les objets du quotidien, comme les machines à laver et les congélateurs, à ses dernières sur le monde végétal, notamment ses fleurs fanées, en passant par ses séries sur les décharges, les abattoirs, les architectures urbaines, les rayonnages de supermarché et bien d’autres, Philippe Cognée interroge la nature des choses, l’expérience que nous en faisons et le sens que nous leur donnons. Attaché à la figure, il la défigure toutefois par la matière picturale même grâce à un procédé devenu sa marque de fabrique : à partir de de photographies, de vidéos ou d’images tirées de Google Earth, il peint à l’encaustique (mélange de cire d’abeille et de pigments), avant de procéder au floutage des formes et des couleurs via un fer à repasser, à travers un film rhodoïd. De quoi introduire une vibration intérieure dans la représentation, qui, accidentée, acquiert dès lors un statut tantôt onirique, tantôt inquiétant, toujours mystérieux.

L’œuvre de Philippe Cognée est actuellement visible dans plusieurs expositions à travers la France, et notamment l’exposition « Philippe Cognée. La peinture d’après », au Musée Bourdelle à Paris, à l’occasion de sa réouverture. Plus grande exposition parisienne consacrée au peintre à ce jour, elle s’articule autour du Catalogue de Bâle, un ensemble vertigineux d’un millier de pièces de l’artiste, mais aussi ses sculptures, moins connues, qui dialoguent avec celle d’Antoine Bourdelle.

Affaires culturelles, 22 mars 2023

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 4 mai 2023 - 15:59 1

    Dans sa chronique de Charlie du 19 avril 2023, Les papiers de Pascal, Yannick Haenel évoque le livre de Marianne Alphant, auteure, en 1998, de Pascal, tombeau pour un ordre chez Hachette, un texte aujourd’hui réédité par POL.
    Marianne Alphant est l’invitée du Book Club de France Culture de ce jeudi 4 mai ainsi que Laurent Thirouin, professeur de littérature française du XVIIe siècle à l’Université Lumière Lyon 2 qui fait paraître aux Éditions Honoré Champion Pascal ou Le défaut de la méthode : lecture des Pensées selon leur ordre, un ouvrage dans lequel il revient sur la dialectique de Pascal, et s’intéresse aux différentes interprétations et logiques que peuvent prendre le texte en fonction de l’ordre des Pensées qui est proposée.

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    Crédit France Culture