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Cité des Lumières

Bordeaux

D 8 mars 2006     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Où que je me trouve, je peux revenir soudain à Bordeaux par la couleur ou par le vin, par un signal lumineux sombre ou par un certain parfum dans la bouche.

Avant d’être la ville où je suis né [1] Bordeaux est ainsi une information diffuse, distribuée dans les tissus ou le contenu des bouteilles. Le mot de « bordeaux » lui-même, en dehors de l’étymologie, évoque pour moi la rive, le lieu stable d’où l’on pourrait voir, indéfiniment, couler l’espace et le temps. L’eau, le vin, le sang transformé en vin, le bord de la durée physique, et voilà une idée de ce que peut être un port dans l’aventure du corps, « le port de la lune », en plus, avec un croissant bienveillant et oriental, comme un poinçon des mille et une nuits en cours de sommeil.

La ville est entourée par des centaines de contes de fées protégés. Bordeaux est le château principal des châteaux environnants, une sorte de « coffre », un peu en retrait de l’océan dont la pression douce se fait sentir. Au sud : le brasier permanent des Landes. Au nord-ouest : l’ouverture atlantique. Entre le feu résineux et l’espace maritime incurvé : une ville tempérée qui résume tous les climats. Supposons maintenant que je sois à New York, à Pékin, à Amsterdam ou à Londres : j’ouvre cette bouteille de margaux, je la bois lentement, je vais dormir, et le lendemain matin, je sais que j’ai été filtré par Bordeaux. Il faut « dormir » le vin pour le comprendre. C’est d’ailleurs plutôt lui qui vous comprend, qui vous accepte ou qui vous refuse. N’est pas dans le bordeaux qui veut. Un Bordelais est souvent bavard, mais c’est pour mieux cacher son silence. Personne n’est aussi trompeur sans avoir à le faire exprès. Cette gaieté ? Peut-être une mélancolie profonde. Cet art de vivre ? Sans doute une conscience aiguë du néant. Bordeaux ou la contradiction : comme une relativité généralisée, d’ailleurs concentrée dans le livre par excellence, les Essais de Montaigne, « que philosopher c’est apprendre à mourir », pages lues au lycée, commentées, relues et apprises par coeur. Avec les Lettres persanes, l’Esprit des lois, avec le Discours de la servitude volontaire, on a l’inspiration libérale et juridique de la cité frondeuse fondamentale, ville de dissidence par rapport au pouvoir central, ville où l’on préfère les Anglais à Jeanne d’Arc et à Napoléon, Louis XV à Louis XIV, ville du Prince noir et de la belle Aliénor.

« Esprit frondeur » : je retrouve cette annotation à l’encre rouge sur mes bulletins d’écolier, et, avec le temps, je me rends compte qu’il s’agissait plutôt d’un éloge, d’un encouragement discret sous la réprobation d’apparence. Montaigne, La Boétie, Montesquieu, et, plus tard, pendant la Révolution, le parti girondin, si mal connu et réhabilité par l’Histoire. Mauriac, enfin, ce Landais, romancier fiévreux et conscience morale intraitable.
Les Bordelais ont l’habitude de célébrer leurs « trois M », Montaigne, Montesquieu, Mauriac : il est temps de leur ajouter un quatrième mousquetaire, de les inscrire mieux au pluriel. Un S, donc : le mien.

Impression de Bordeaux, capitale du XVIIIe siècle, sur les écrivains : c’est Stendhal qui note que « sans contredit, Bordeaux est la plus belle ville de France ». Il la compare à Venise, d’autres à Versailles. C’est Hölderlin, en 1802, qui parle « des montagnes de raisins d’où la Dordogne descend, où débouchent le fleuve et la royale Garonne, leurs eaux unies ». Voici l’Aquitaine, le pays des eaux, mais aussi la Gironde, mot merveilleux ; girond, gironde : « beau, gentil, mignon ». Mais aussi : « joyau en forme de médaillon, comme une broche ». À Bordeaux, le jeune Baudelaire s’est embarqué sur le bateau des Mers-du-Sud. À Bordeaux, Lautréamont a débarqué un jour, portant avec lui toute une sauvagerie d’Amérique. [...] Échanger, circuler : c’était, et ce sera de nouveau, après le tunnel du XIXe siècle et d’une grande partie du XXe siècle, le destin de Bordeaux, ville européenne comme Londres, Hambourg, Barcelone, Naples, Venise, Amsterdam. Les Français aiment-ils l’Europe ? Pas sûr. Je me suis fait traiter de tous les noms pour avoir dit que je me sentais un écrivain européen d’origine française. C’était pourtant du Montesquieu adapté. Montesquieu, à propos des Lettres persanes (à relire ces temps-ci) : « L’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue. » Une chaîne secrète ? Celle, simplement, des Lumières. L’aventure continue.

Philippe Sollers
Bordeaux
Cité des lumières



© le point 25/04/03 - N°1597 - Page 206


Besoin de Montaigne ?

par Jean Louis Ezine

Jamais l’auteur des « Essais » n’a été si moderne, démontrent Joseph Macé-Scarondans un essai enlevé et Jean Lacouture dans un livre sur trois grands Bordelais

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J’ai beaucoup de considération pour le talent de choisir et de disposer des citations. Je dois sans doute cela à mon enfance bordelaise. J’ai visité très jeune la demeure de Montaigne et sa chambre de travail, au sommet de sa tour, me fascinait, surtout les citations de classiques copiées sur les murs parmi lesquelles il écrivait

Dictionnaire amoureux de Venise

Si Montaigne revenait en sa tour de Gascogne, sous ses poutres figées dans la proverbiale éternité latine, il serait sans doute moins décontenancé par les affaires du monde, où chaque jour apporte quelque lynchage compassionnel assez peu susceptible d’émouvoir un contemporain de la Saint-Barthélemy, que par l’obligation faite aux gentilhommes de manger désormais avec une fourchette plutôt qu’avec leurs doigts. La fourchette, qui fit ses débuts de son vivant, le mettait en colère, il n’y voyait qu’un snobisme tout juste bon à blesser les honnêtes gens [ ...]

« S’il naissait à cette heure quelqu’un de pareil, il est peu d’hommes qui le prisassent », disait-il de Socrate, à qui on l’a souvent comparé. André Gide a retourné la phrase à Montaigne lui-même, dans l’essai qu’il lui a consacré en 1929, et on pourrait très bien la formuler aujourd’hui derechef : un esprit aussi libre, exerçant son jugement à l’écart des dogmes et des opinions communes, aussi politiquement « incorrect », ne serait sans doute prisé que de peu d’hommes. Mais tout se passe comme si ce « peu d’hommes » suffisait chaque fois au renouvellement du miracle : Montaigne, c’est le chantier permanent de l’esprit français, de sa complexité, voire de ses contradictions.
On perçoit même à cet égard, par le truchement des plus récentes éditions, les symptômes d’un retour aux « Essais » et à leur auteur, dont la raison tient sans doute à l’étrange similitude des deux époques, la sienne et la nôtre, au moins par les sujets qui les agitent et la perpétuelle disputatio qu’ils entretiennent, comme on disait en ce temps-là. Jamais Montaigne n’a paru si moderne qu’aujourd’hui, et pour cause : guerres de Religion, terrorisme, puissance retrouvée des tribus sur les ruines de la raison d’Etat, menaces sur les libertés individuelles[ ...]

Pour l’anecdote, d’autres rapprochements se profilent sur le terrain allégorique : tel Montaigne s’en allant soumettre ses « Essais » au pape GrégoireXIII en sa cour du Vatican, accompagné d’une poignée de fidèles, son compatriote l’écrivain catholique bordelais Philippe Sollers a fait il y a quelques années le voyage de Rome pour aller dire sa dévotion personnelle à Jean-Paul II et lui remettre un exemplaire de sa « Divine Comédie ». Joseph Macé-Scaron était de la petite troupe. Témoin de cette apothéose symbolique, il a pu vérifier à cette occasion que le « prestige-de-l’écrivain-français » n’avait pas pris une escarbille en quatre siècles : mêmes rituels et mêmes soupers fins aux truffes dans les salons du palais Farnèse où les déesses de Carrache donnent l’impression de descendre dans votre assiette. Seules retouches à ce tableau de genre : l’écrivain-français est devenu habile au maniement de la fourchette et autres accessoires de la manducation, et le protocole ne lui impose plus de baiser le pied papal sur le bout de la mule, prosternement qui fut reproché à Montaigne par les philosophes des Lumières, notamment d’Alembert, au motif que ce Grégoire, tête de série noXIII, avait apprécié le massacre de la Saint-Barthélemy comme « une divine surprise » et « une victoire aussi glorieuse que Lépante ». Lépante où, l’année d’avant, la flotte de la Sainte Ligue avait mis en déroute l’armée turque d’Ali Pacha, et à travers elle ébranlé la toute-puissance ottomane, épisode qui avait mis en joie la chrétienté tout entière.

Pour être moins richement historié en prétextes guerriers, le récent pèlerinage du prince Philippe s’inscrivait dans la légende et réveillait les fantômes des intrigants. La sainte aventure a inspiré à Joseph Macé-Scaron la fantaisie de se glisser par l’imagination dans l’autre escorte, celle de Montaigne, et de lui faire un bout de chemin, à pied, à cheval et en carrosse. Il en résulte un ouvrage des plus allègre, que l’auteur n’a pas la prétention de donner pour une nouvelle biographie, mais pour un livre de route, un exercice de compagnonnage intellectuel, en même temps qu’une exploration au trot enlevé de ces âges « troublés », ainsi qu’on qualifiait à l’époque les tragédies courantes, en les numérotant ainsi qu’on le fait aujourd’hui des séries d’horreur au cinéma : on parlait des « deuxièmes troubles » ou de la dureté des « sixièmes », on n’avait pas trop de ses dix doigts.

« C’est chose tendre que la vie et aysée à troubler... », délibérait Montaigne, avec cet étonnant recul qui ne l’empêchait pas d’y aller voir. Sceptique et passionné à la fois. Distant et disert tout ensemble. Insaisissable. Joseph Macé-Scaron observe que, n’ayant fourni ni modèle, ni doctrine, ni catéchisme, Montaigne n’a pas fait école et qu’il demeure sans disciples identifiables. [...]

Une laborieuse postérité, déclinée et commentée à satiété, a fait gloire à Montaigne de ses postulations d’ermite. On le voudrait sagement retiré en sa tour mais, sur sa mine d’aujourd’hui, c’est un ermite qui ne tient pas en place. On n’est sans doute pas prêt de rattraper ce diable de petit homme qui par dérision avait choisi de s’appeler « Montagne », et confessait : « Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent... »

« Montaigne, notre nouveau philosophe », par Joseph Macé-Scaron, Plon, 204p ; « la Raison de l’autre (Montaigne, Montesquieu, Mauriac) », par Jean Lacouture, Confluences, 116p. ; « le Meilleur des Essais », textes choisis et commentés par Claude Pinganaud, Arléa, 200p. . On peut par ailleurs se référer à l’édition complète des « Essais » réalisée chez ce même éditeur (800p.) de même qu’à « la Vie de Montaigne », par Jean Prévost, toujours disponible aux Editions Zulma (146p.).

Joseph Macé-Scaron est rédacteur en chef au « Figaro ». Il collabore à diverses revues, a publié des livres politiques, notamment « les Politocrates » (Seuil, 1993), en collaboration avec François Bazin et qui obtint le prix du Livre politique. On lui doit aussi deux romans, « Trébizonde avant l’oubli » (Laffont, 1990) et « le Cavalier de minuit » (Julliard, 1998).

Nouvel Observateur, 2.1.2003

Portfolio


[1En fait, Ph. Sollers est né à Talence, à côté de Bordeaux dans une famille d’indusriels. (les deux frères, avaient épousées deux soeurs et habitaient deux maisons contiguës identiques à côté de leur usine). L’usine Joyaux, le patronyme à l’état civil de Sollers,fabriquait des articles de ferblanterie, tous les ustensiles en fer blanc de la maison, du jardin etc.

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