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DEUXIÈME CERCLE ; LES LUXURIEUX
et les victimes de la passion amoureuse : Paolo et Francesca
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Traduction de Danièle Robert
CANTO V
1 Così discesi del cerchio primaio 4 Stavvi Minòs orribilmente, e ringhia : 7 Dico che quando l’anima mal nata 10 vede qual loco d’inferno è da essa ; 13 Sempre dinanzi a lui ne stanno molte : 16 “O tu che vieni al doloroso ospizio”, 19 “guarda com’ entri e di cui tu ti fide ; 22 Non impedir lo suo fatale andare : 25 Or incomincian le dolenti note 28 Io venni in loco d’ogne luce muto, 31 La bufera infernal, che mai non resta, 34 Quando giungon davanti a la ruina, 37 Intesi ch’a così fatto tormento 40 E come li stornei ne portan l’ali 43 di qua, di là, di giù, di sù li mena ; 46 E come i gru van cantando lor lai, 49 ombre portate da la detta briga ; 52 “La prima di color di cui novelle 55 A vizio di lussuria fu sì rotta, 58 Ell’ è Semiramìs, di cui si legge 61 L’altra è colei che s’ancise amorosa, 64 Elena vedi, per cui tanto reo 67 Vedi Parìs, Tristano” ; e più di mille 70 Poscia ch’io ebbi ’l mio dottore udito 73 I’ cominciai : “Poeta, volontieri 76 Ed elli a me : “Vedrai quando saranno 79 Sì tosto come il vento a noi li piega, 82 Quali colombe dal disio chiamate 85 cotali uscir de la schiera ov’ è Dido, 88 “O animal grazïoso e benigno 91 se fosse amico il re de l’universo, 94 Di quel che udire e che parlar vi piace, 97 Siede la terra dove nata fui 100 Amor, ch’al cor gentil ratto s’apprende, 103 Amor, ch’a nullo amato amar perdona, 106 Amor condusse noi ad una morte. 109 Quand’ io intesi quell’ anime offense, 112 Quando rispuosi, cominciai : “Oh lasso, 115 Poi mi rivolsi a loro e parla’ io, 118 Ma dimmi : al tempo d’i dolci sospiri, 121 E quella a me : “Nessun maggior dolore 124 Ma s’a conoscer la prima radice 127 Noi leggiavamo un giorno per diletto 130 Per più fïate li occhi ci sospinse 133 Quando leggemmo il disïato riso 136 la bocca mi basciò tutto tremante. 139 Mentre che l’uno spirto questo disse, 142 E caddi come corpo morto cade. |
CHANT V
Du premier cercle ainsi je descendis Minos y siège et grogne, horriblement : J’affirme que lorsque l’âme mal née quel est le lieu de l’enfer qui convient ; Devant lui toujours beaucoup se tiennent là “Ô toi qui viens dans ce séjour souffrant”, “vois bien où tu entres et à qui tu te fies ; Cette entrée fatale, ne l’empêche pas : Alors commencent les sons douloureux venu au lieu d’où la lumière est exclue, Le souffie infernal, qui jamais ne s’arrête, Lorsqu’ils arrivent devant l’ éboulis [3], Je compris qu’à de telles persécutions Et tout comme s’envolent, par gros temps, en bas en haut, tous ces esprits mauvais ; Et comme les grues passent chantant leur lai [4], des ombres entraînées par cette furie ; Il répondit : “La première d’entre elles du vice de luxure si pétrie C’est Sémiramis, dont il est écrit L’autre est celle qui par amour se tua, Vois Hélène, par qui une ère cruelle Vois Pâris, et Tristan.” Et plus de mille Après que mon docteur eut de sa voix Je commençai : “Poète, volontiers Et il dit : “Tu verras quand ils seront Dès que le vent vers nous les conduisit, Comme colombes par le désir poussées du groupe où était Didon ils sortirent, “Ô être vivant, courtois et accueillant [12], si était ami le roi de l’univers, De ce qu’il vous plaît d’entendre et de parler La terre où je suis née est située Amour, qui très vite un noble cœur surprend, Amour, qui d’aimer à son tour ne s’offense, Amour nous a conduits à même mort [15]. Lorsque j’entendis ces âmes meurtries, Quand je lui répondis, ce fut : “Hélas, Puis me tournant vers eux je commençai Mais dis-moi : à l’époque des doux soupirs, Et elle : “Pas de plus grande douleur Mais si de notre amour tu es désireux Nous lisions un jour par récréation Plusieurs fois cette lecture nous fit Lorsque nous lûmes que le sourire aimé me baisa sur la bouche tout tremblant. Durant ce récit de l’un des esprits, Et comme tombe un corps mort, je tombai. |
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NOTES
[1] Minos, juge des Enfers sage et pondéré dans la mythologie gréco-latine, est transformé par Dante en un démon hargneux et grotesque, muni d’une queue qu’il enroule autour de son corps en fonction de la gravité des fautes commises. Son rôle est ici purement exécutif.
[2] Rappel des vers 95-96 adressés par Virgile à Charon au chant III.
[3] Pour la traduction du mot ruina, qui a donné lieu à bien des controverses, j’adopte l’interprétation de Charles S. Singleton qui y voit un effondrement rocheux provoqué par un tremblement de terre survenu à la mort du Christ. Cf. La poesia della Divina Commedia, Bologna, il Mulino, 1978, p. 475 sq. Dante reprend cette image au chant XII.
[4] Le lai désigne au Moyen Âge, et plus particulièrement· au XIIe siècle, une composition musicale et poétique largement pratiquée par les troubadours, à la fois narrative et d’inspiration amoureuse. On sait que Marie de France s’y est particulièrement illustrée.
[5] Par di molte favelle, il faut entendre “de nombreuses langues”, soit de nombreux peuples. Les Assyriens avaient en effet tenté de bâtir un véritable empire “universel” en Asie Mineure.
[6] Sémiramis était soupçonnée d’avoir des relations incestueuses avec son fils.
[7] Dante emploie souvent terra pour “cité”. Or, comme la cité gouvernée par un sultan était Le Caire et non la Babylone assyrienne sur laquelle régnait Séminaris, il est possible qu’il ait voulu nommer par là le pays d’Egypte en son entier - pays que Ninus avait conquis, selon Diodore de Sicile. Le vers reste énigmatique, néanmoins.
[8] La reine Didon, qui recueillit Énée après son naufrage et tomba amoureuse de lui. Son histoire et sa fin tragique occupent tout le chant IV de l’Énéide.
[9] Dante utilise, pour nommer Cléopâtre, le terme non pas italien mais grec ; je l’ai donc imité en optant de mon côté pour le terme latin.
[10] La périphrase fait entrer en scène Paolo Malatesta et Francesca da Rimini, dont le récit termine le chant. Au contraire de tous les autres, ils marchent ensemble, unis dans l’éternité par leur faute même, puisqu’ils l’ont commise ensemble. Ils sont comme portés par un vent léger, celui de la soumission à leurs désirs à l’instar des colombes, ce qui leur a fait enfreindre les lois morales.
[11] Roger Dragonetti explique que “l’extrême séduction qui émane de la comparaison des colombes” rejaillit sur Dante-acteur qui se trouve “subjugué par la grâce du couple” (Dante. La langue et le poème, études réunies et présentées par Christophe Lucken, Paris, Librairie classique Eugène Belin, coll. “Littérature et politique”, 2006, p. 129-130).
[12] Le couple grazioso e benigno définit les qualités qui fondent la noblesse du cœur : à celui qui utilise, dans sa façon de parler, la douceur et la courtoisie, Dieu accorde sa grâce (cf. Convivio, IX, XXV, 1, 2).
[13] L’expression aere perso s’oppose à celle du vers 86 : aere maligno. Quant au choix du terme, Dante le définit ainsi dans le Convivio : “Le pers est une couleur mêlée de pourpre et de noir, mais où domine le noir, et se définit par lui ; et de même la vertu est une chose mêlée de noblesse et de passion” (IV, xx, 2). On n’est plus ici dans l’espace de la luxure mais dans celui d’une passion incontrôlable.
[14] La terre natale de Francesca est la cité de Ravenne, qui avait pour seigneur son père, Guido il Vecchio da Polenta. Elle épousa, en 1275, Gianciotto Malatesta, seigneur de Rimini, qui avait un frère, Paolo. Paolo et Francesca tombèrent amoureux l’un de l’autre et furent tués par Gianciotto qui les surprit. Le drame s’ était déroulé entre 1282 et 1285, donc plusieurs années avant que Dante n’entreprenne la Commedia, et était encore dans tous les esprits.
[15] La triple reprise anaphorique énonce la conception de l’amour longuement analysée par Guido Cavalcanti dans la célèbre chanson “Donna me prega” (Rime, op. cit., p. 96-101), ainsi que par Andrea Cappellano dans le traité De amore qui a inspiré tout le courant stilnoviste. Le vers 136 qui clôt le récit de Francesca, comme l’analyse Edoardo Sanguineti, “arrive tout droit de Cavalcanti” qui à maintes reprises parle du tremblement érotique (trema, tremare, fa tremar, tremando) par lequel se manifeste la passion amoureuse, sublimée par la parole poétique, le verbe étant toujours associé chez Cavalcanti à l’anima. Mais ici, explique Sanguineti, la sublimation fait place à une acception toute charnelle du terme tremando (cf. Il realismo di Dante [1966], Firenze, Sansoni, coll. “Nuova Biblioteca”, 1980, p. 29).
[16] La Caïne est le lieu situé au fond de l’enfer et où sont envoyés les traîtres envers leurs parents. Le vers désigne le mari de Francesca, auteur du double meurtre : de son épouse et de son propre frère.
[17] Allusion au personnage qui, dans le Lancelot en prose, découvre l’amour qui unit Lancelot et la reine Guenièvre et favorise une rencontre secrète entre eux. C’est par lui - personnage de roman et acteur de l’événement - que leur amour se concrétise et que le roman peut s’écrire. Les mots que Dante met dans la bouche de Francesca expriment ainsi la correspondance étroite qui unit la vie et la littérature dans la tragédie vécue par les deux protagonistes, tous deux “victimes de leur culture raffinée et moderne, et d’inspiration courtoise : leur erreur - qui les a conduits au péché et à la condamnation - est d’avoir pris comme principes de vie ceux de la poésie occitane et stilnoviste et comme modèles les aventures de personnages de romans” (Giorgio Bárberi Squarotti, op. cit., p. 50).
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