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Contagion & Phase 2, suivi de Eclaircissements, par Giorgio Agamben

D 3 mai 2020     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   


Dès le 11 mars, Giorgio Agamben entrevoyait l’horizon dystopique d’une société sans contact, telle qu’elle semblait pouvoir se dessiner à travers l’expérience politique alliant confinement et distanciation sociale, sous le couvert de l’urgence sanitaire.

Après les nouvelles annonces du gouvernement italien, le philosophe voit se préciser les contours inquiétants d’une humanité séparée : loin de promettre un retour au lien humain, le déconfinement risque de prolonger la phobie de la contagion que le spectacle médiatique alimente comme une superstition. Résonance stridente de l’adage : « Diviser pour mieux régner » ?

Contagion
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L’untore ! haro ! haro ! haro sur l’untore !
Alessandro Manzoni, Les Fiancés

L’une des conséquences les plus inhumaines de la panique que l’on cherche par tous les moyens à répandre en Italie à l’occasion de l’« épidémie » de coronavirus est dans l’idée même de contagion, qui est à la base des exceptionnelles mesures d’urgence adoptées par le gouvernement. L’idée, qui était étrangère à la médecine hippocratique, trouve son premier précurseur inconscient durant les pestes qui, entre 1500 et 1600, dévastent quelques villes italiennes. Il s’agit de la figure de l’untore, immortalisée par Manzoni aussi bien dans son roman que dans son essai sur l’Histoire de la colonne infâme. Une grida [1] milanaise pour la peste de 1576 le décrit de la façon suivante, en invitant les citoyens à le dénoncer :

« Étant venu à connaissance du gouverneur que certaines personnes peu enclines au zèle de la charité, et pour semer la terreur et épouvanter le peuple et les habitants de cette ville de Milan, et pour les exciter à quelque agitation, s’en vont répandre des onguents qu’ils disent pestiférés et contagieux sur les portes et les verrous des maisons et aux coins des rues des quartiers de ladite ville et en autres lieux de l’État, sur le prétexte d’apporter la peste au privé et au public, dont résultent nombreux inconvénients, et des troubles non négligeables entre les gens, davantage pour ceux qui sont facilement portés à croire pareilles choses, l’on fait savoir à chacun, quels que soient sa qualité, son état, son grade et sa condition que si, dans un délai de quarante jours, il fait connaître la ou les personnes qui auront favorisé, aidé ou su pareille insolence, lui seront donnés cinq cents écus… »

Mutatis mutandis, les récentes dispositions (prises par le gouvernement avec des décrets dont il nous plairait d’espérer – mais c’est une illusion – qu’ils ne fussent pas confirmés par le parlement en lois dans les délais prévus) transforment de fait chaque individu en un potentiel untore, exactement comme celles sur le terrorisme considéraient de fait et de droit chaque citoyen comme un terroriste en puissance. L’analogie est à ce point claire que le potentiel untore qui ne s’en tient pas aux prescriptions est puni de prison. Particulièrement mal vue, la figure du porteur sain et précoce, qui infecte une multiplicité d’individus sans que l’on ne puisse se défendre de lui, comme on pouvait se défendre de l’untore.

Encore plus triste que les limitations de la liberté, implicites dans les dispositions, est, à mon avis, la dégradation des rapports entre les hommes qu’elles peuvent produire. L’autre, quel qu’il soit, même une personne chère, ne doit pas être approché ni touché et il faut, à l’inverse, mettre entre nous et lui une distance qui selon certains est d’un mètre, mais selon les dernières suggestions des prétendus experts, elle devrait être de 4,5 mètres (intéressant, ces cinquante centimètres !). Notre prochain a été aboli. Il est possible, étant donné l’inconsistance éthique de nos gouvernants, que ces dispositions aient été dictées, pour qui les a prises, par la même peur que celle qu’ils tentent de provoquer, mais il est difficile de ne pas penser que la situation qu’ils créent est exactement celle que celui qui gouverne a plusieurs fois cherché à réaliser : qu’on ferme une fois pour toutes les universités et les écoles, que l’on fasse des cours seulement en ligne, qu’on cesse de se réunir et de parler pour des raisons politiques ou culturelles et qu’on échange seulement des messages numériques, que, partout où cela est possible, les machines se substituent à tout contact – à toute contagion – entre les êtres humains.

Traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 11 mars 2020

Phase 2
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Comme il était prévisible et comme nous avions cherché à le rappeler à qui préférait fermer les yeux et faire la sourde oreille, la « phase 2 », à savoir le retour à la normalité, sera encore pire que ce que nous avons vécu jusqu’à présent. Deux points parmi ceux qui se préparent sont particulièrement odieux et en violation flagrante des principes de la constitution : la possibilité de se déplacer limitée par tranches d’âge, c’est-à-dire avec l’obligation pour les plus de soixante-dix ans de rester à la maison et la cartographie sérologique obligatoire pour toute la population. Comme il a déjà été ponctuellement remarqué dans un appel qui est en train de circuler en Italie, cette discrimination est anticonstitutionnelle dans la mesure où elle crée un groupe de citoyens de série b, alors que tous les citoyens doivent être égaux devant la loi, et elle les prive de fait de leur liberté par une imposition venant d’en haut totalement injustifiée, qui risque de nuire à la santé des personnes en question au lieu de la protéger. En est le témoignage la nouvelle récente du suicide de deux septuagénaires, qui ne pouvaient plus vivre dans la condition d’isolement. Tout aussi illégitime est l’obligation d’une cartographie sérologique, puisque l’art. 32 de la constitution établit que nul ne peut être soumis à une visite médicale si ce n’est par disposition de loi, alors qu’une fois encore, comme il est arrivé jusqu’à présent, les mesures viendraient à être établies par décret du gouvernement. Restent en outre les limitations concernant les distances à maintenir et les interdictions de rencontre, ce qui signifie l’exclusion de quelque possibilité que ce soit d’une vraie activité politique.

Il convient de manifester sans réserve son propre désaccord sur le modèle de société fondé sur la distanciation sociale et sur le contrôle illimité que l’on veut nous imposer.

Traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 20 avril 2020

https://lundi.am/

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Éclaircissements
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Un journaliste italien s’est appliqué, respectant les usages de sa profession, à manipuler et à falsifier mes considérations sur la confusion éthique dans laquelle l’épidémie a jeté notre pays où l’on n’a plus même le moindre égard pour les morts. Tout comme il est inutile de citer son nom, il ne vaut même pas la peine de rectifier ses grossières manipulations. Ceux qui le voudraient peuvent lire mon texte sur la « Contagion » sur le site de la maison d’édition Quodlibet. Je préfère publier ici quelques réflexions supplémentaires, qui, aussi claires soient-elles, ne manqueront pas d’être à leur tour falsifiées.

La peur est mauvaise conseillère, mais elle fait apparaître de nombreux éléments qu’on pouvait faire semblant de ne pas voir. Le premier élément que la vague de panique qui a paralysé notre pays montre avec évidence, c’est que notre société ne croit plus en rien sinon à la vie nue. Il est clair maintenant que les Italiens sont disposés à tout sacrifier ou presque : leurs conditions normales de vie, leurs rapports sociaux, leur travail et jusqu’à leurs amitiés, leurs affections ainsi que leurs convictions religieuses et politiques pour ne pas tomber malade. La vie nue – et la peur de la perdre – n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui les aveugle et les sépare. Comme dans la peste décrite dans « Les Fiancés », le roman de Manzoni, les autres êtres humains apparaissent seulement comme des pestiférés (Manzoni recourt au terme untore), qu’il faut éviter à tout prix, et qu’il faut tenir à au moins un mètre de distance.

Les morts – nos morts – n’ont pas le droit à des funérailles et on ne sait pas même vraiment ce qu’il advient des cadavres des personnes qui nous sont chères. Nos prochains ont été effacés et il est étonnant que les églises ne disent rien à ce propos. Que peuvent bien devenir les rapports humains dans un pays qui s’est habitué à vivre de cette manière pour une période dont on ne sait pas très bien combien de temps elle va durer ? Et qu’est donc une société qui ne reconnaît pas d’autre valeur que la survie ?

L’autre élément, qui n’est pas moins inquiétant que le premier et que l’épidémie fait apparaître en toute clarté, c’est que l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps habitués, est désormais la condition normale. Il y a eu par le passé des épidémies plus graves, mais personne n’avait jamais imaginé déclarer pour autant un état d’urgence comme celui-ci qui nous interdit tout, et même de nous déplacer.

Les hommes se sont si bien habitués à vivre dans une condition de crise pérenne et de pérenne urgence qu’ils ne semblent pas même se rendre compte que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et qu’elle a perdu toute dimension sociale et politique et même toute dimension humaine et affective. Une société qui vit dans un état d’urgence pérenne ne peut être une société libre. Et, de fait, nous vivons dans une société qui a sacrifié la liberté aux supposées « raisons de sécurité » et qui, pour cette raison même, s’est condamnée elle-même à vivre dans un état de peur et d’insécurité pérennes.

Il n’est pas étonnant qu’on évoque la guerre à propos de ce virus. Les mesures d’urgence nous obligent en effet à vivre dans des conditions de couvre-feu. Mais une guerre livrée contre un ennemi invisible qui peut se loger dans le corps de chaque homme n’est-elle pas la plus absurde des guerres ? Il s’agit en vérité, d’une guerre civile. L’ennemi n’est pas à l’extérieur de nous. Il est à l’intérieur de chacun de nous.

Ce qui inquiète, alors, ce n’est pas tant, ou pas seulement le présent, mais c’est ce qui va venir après. Ainsi, tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies néfastes, des fils barbelés aux centrales nucléaires, de la même manière il y a fort à parier que l’on tentera de poursuivre après l’urgence sanitaire les expérimentations que les gouvernements n’avaient pas réussi jusqu’ici à mener à bien : fermer les universités et les écoles et faire des leçons par internet, arrêter une bonne fois pour toutes de se réunir et de parler ensemble d’arguments politiques ou culturels, se contenter d’échanger des messages digitaux, et partout où c’est possible, faire en sorte que les machines remplacent enfin tout contact – toute contagion – entre les êtres humains.

Traduit de l’italien par Martin Rueff. L’OBS, 27 avril.

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Sur le vrai et sur le faux
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L’orchestration rhétorique d’une « guerre » contre le virus semble permettre non seulement de mener mais aussi de façonner la masse selon de nouvelles normes de vie. Effet de la puissance de frappe du spectacle arrivé à son point d’achèvement ? La sidération collective révèle un possible inquiétant : gouvernement par le mensonge consenti, quand l’humain enchaîné en sa propre conscience, indifférent aux vérités de fait, accepte de croire aux simulacres. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Le mot de Guy Debord trouve ici un écho en forme de variation ; esquisse d’une humanité qui, perdant son souverain langage, se laisse régir par la falsification. Plus que jamais la vérité est le septentrion d’une résistance obstinée.

Comme il était prévu, la Phase 2 confirme par décret ministériel à peu près les mêmes réductions de libertés constitutionnelles qui ne peuvent être limitées que par la loi. Mais non moins importante est la limitation d’un droit humain qui n’est établi dans aucune constitution : le droit à la vérité, le besoin d’une parole vraie.

Ce que nous vivons actuellement, avant d’être une manipulation inouïe des libertés de chacun, est, en effet, une gigantesque opération de falsification de la vérité. Si les hommes consentent à limiter leur liberté personnelle, cela advient, en effet, parce qu’ils acceptent sans les soumettre à aucune vérification les données et les avis que les médias fournissent. La publicité nous avait habitués depuis longtemps à des discours qui agissaient d’autant plus efficacement qu’ils ne prétendaient pas être vrais. Et depuis longtemps, l’accord politique lui aussi se donnait sans une conviction profonde, étant considéré d’une certaine façon pour acquis que, dans les discours électoraux, la vérité ne fût pas en question. Ce qui arrive maintenant sous nos yeux, est, pourtant, quelque chose de nouveau, au moins parce que, dans la vérité ou la fausseté d’un discours qui est passivement accepté, il en va de notre mode de vie lui-même, de notre entière et quotidienne existence. Pour cela il serait urgent que chacun passât tout ce qui lui est proposé au crible d’une vérification au moins élémentaire.

Je n’ai pas été le seul à noter que les données de l’épidémie sont fournies d’une façon générique et sans aucun critère de scientificité. Du point de vue épistémologique, il est évident, par exemple, que donner un nombre de décès sans le mettre en relation avec la mortalité annuelle de la même période et sans spécifier la cause effective de la mort n’a aucune signification. Pourtant c’est exactement ce qu’on continue chaque jour à faire sans que personne ne semble s’en apercevoir. Cela est d’autant plus surprenant que les données qui permettent la vérification sont disponibles pour quiconque voudrait y accéder et j’ai déjà cité dans cette rubrique le rapport du président de l’ISTAT Gian Carlo Blangiardo où il est montré que le nombre de décès par Covid-19 s’avère inférieur à celui des décès par maladies respiratoires durant les deux années précédentes. Cependant, bien que sans équivoque, c’est comme si ce rapport n’existait pas, de même qu’on ne tient aucun compte du fait, pourtant déclaré, qu’est aussi compté comme décédé par Covid-19 le patient positif qui est mort d’un infarctus ou de toute autre cause. Pourquoi, même si la fausseté est documentée, continue-t-on à lui prêter foi ? On dirait que le mensonge est tenu pour vrai justement parce que, comme la publicité, il ne se préoccupe pas de cacher sa fausseté. Comme il était advenu pour la première guerre mondiale, la guerre contre le virus peut seulement se donner des motivations fallacieuses.

L’humanité entre à présent dans une phase de son histoire où la vérité est réduite à un moment dans le mouvement du faux. Vrai est le discours faux qui doit être tenu pour vrai même quand sa non-vérité est démontrée. Mais de cette façon c’est le langage lui-même comme lieu de la manifestation de la vérité qui est confisqué aux êtres humains. Ceux-là ne peuvent à présent qu’observer muets le mouvement – vrai parce que réel – du mensonge. C’est pourquoi, pour arrêter ce mouvement, il faut que chacun ait le courage de chercher sans compromis le bien le plus précieux : une parole vraie.

Traduction (Florence Balique), à partir du texte italien publié le 28 avril 2020 sur le site Quodlibet

Illustration : Vincent Van Gogh, La Ronde des prisonniers, à partir d’une gravure de Gustave Doré.


[1Communication officielle (disposition, édit ou avis public) émanant des autorités et criée sur la place publique.