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Enquête : édition, où sont les femmes

D 8 décembre 2019     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Par Gaspard DHELLEMMES

Grazia, 07 décembre 2019

Longtemps écartées, méprisées, invisibilisées, les femmes prennent peu à peu leur place dans le monde des Lettres. Mais les bastions machistes résistent : les jurys des grands prix ont, cet automne encore, préféré les auteurs mâles.

Un jour de 1951, Vladimir Nabokov l’admet sans tortiller : "J’ai des préjugés contre toutes les femmes écrivains. Elles appartiennent à une autre catégorie." Cornell University vient de lui commander une conférence sur Jane Austen. Rarement il a autant bâillé qu’en lisant l’auteure d’Orgueil et Préjugés, et ce qu’il appelle sa "collection d’œufs dans du coton". L’auteur de Lolita a fini par conclure : "Elle n’est pas très excitante, je n’aime ni la porcelaine ni les arts mineurs, et Jane a autant de charme qu’une araignée." Bye-bye, Jane et son service à thé, Nabokov a proposé de faire cours sur le très viril écrivain voyageur Robert Louis Stevenson. C’est par cette anecdote que débute Sisyphe est une femme (L’Olivier) de Geneviève Brisac, essai lumineux sur quelques écrivaines oubliées et réquisitoire contre la misogynie littéraire.

Brisac explique : "Les femmes qui écrivent ont en commun peu de choses, sinon d’être constamment sur la défensive, si peu confiantes et si peu au centre d’elles-mêmes. Parias conscientes ou parvenues, obligées de réaffirmer leur allégeance, leur appartenance à une écriture qui n’aurait pas de genre, elles sont victimes de disparitions inexpliquées, d’une "invisibilité paradoxale, de promotions humiliantes, de fourches caudines variées." Le texte, qui vient d’être réédité, a d’abord paru en 2002 sous le titre La Marche du cavalier . Qu’en est-il près de vingt ans plus tard ? Le pays d’Hugo et de Voltaire serait-il toujours aussi celui du machisme littéraire ? L’affaire est évidemment plus subtile, à l’heure où les écrivains les plus célèbres s’appellent Leïla Slimani, Virginie Despentes, Alice Zeniter ou Marie Darrieussecq. "Dans l’histoire de l’art, les romancières sont peu nombreuses, la parole des femmes écrivaines a toujours été un peu dissidente, résume Sophie de Closets, PDG de Fayard. Aujourd’hui, un rééquilibrage est en cours, même si j’observe qu’il est toujours plus difficile pour les femmes d’écrire : beaucoup sont célibataires, pour d’autres, leurs ambitions font naître des rivalités dans leur couple."

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Un milieu genré

Ce n’est pas une spécificité française : il n’a jamais été facile d’être une écrivaine. Dans Une chambre à soi, écrite en 1929, Virginia Woolf énumérait la longue liste des obstacles rencontrés par ses pairs pour accéder au statut de romancière, de la dépendance financière vis-à-vis de son mari au simple fait de posséder une pièce isolée pour travailler en paix. Aux mâles, la création ; aux femmes, la procréation. Telle a été, pour faire court, la règle pendant des siècles. Résultat : à l’image de George Sand, beaucoup de femmes ont dû écrire sous des pseudonymes masculins. Quand elles n’ont pas été tout simplement rayées de l’Histoire. En France, comme ailleurs, le "grand écrivain" est un homme. L’Académie française n’a accepté sa première femme, Marguerite Yourcenar, qu’en 1980. Il n’y a que quinze femmes à avoir droit au papier bible de la Pléiade, contre 209 hommes. Dernier exemple en date : il a fallu une pétition pour qu’une auteure, Madame de La Fayette, figure enfin en 2017 au programme du bac littéraire. Quand elles ne reçoivent pas des insultes misogynes ( "littérature de sanisettes" a entendu Annie Ernaux à la sortie de Passion simple ), les femmes doivent se battre contre la dépréciation de leur travail. Comme si la portée universelle d’une œuvre de femme était toujours un peu contestée. C’est la fameuse "collection d’œufs dans du coton" de Nabokov. Ce genre de stéréotypes perdure. "Enfant, alors que naissait ma vocation d’écrivain, je m’identifiais autant à Joseph Kessel qu’à Marguerite Duras. C’est en rentrant dans le milieu de l’édition que j’ai été renvoyée à mon genre. Combien de salons où je suis invitée à des rencontres intitulées "Paroles de femmes" ou "Portraits de femmes" ? raconte Claire Berest, notre collaboratrice et écrivaine ( Rien n’est noir , Stock). Pourtant, je suis convaincue qu’il n’y a pas de littérature féminine ou masculine."

Si les choses bougent, c’est parce que les femmes rapportent. Il suffit de consulter le palmarès des meilleures ventes de l’an dernier pour le constater : quatre romancières occupaient le top 10 - Aurélie Valognes, Virginie Grimaldi, Raphaëlle Giordano et Françoise Bourdin -, presque la moitié. Le fait que les femmes soient de plus en plus nombreuses au sommet de la chaîne alimentaire participe aussi de cet essor. Françoise Verny, qui, en 1977, lançait les "nouveaux philosophes" chez Grasset, ou plus récemment Teresa Cremisi, éditrice historique de Houellebecq et Angot, ont ouvert la voie. Chez Belfond, Buchet-Chastel, Denoël, La Martinière, Stock, Flammarion et Fayard, des femmes ont pris les manettes. "Comme l’écrit Chloé Delaume dans son manifeste féministe Mes bien chères sœurs (Seuil), on pourrait dire que le pouvoir est en train de changer de camp, note Emma Saudin, éditrice en fiction française chez Flammarion. L’arrivée de jeunes femmes à des postes-clés crée de nouvelles dynamiques éditoriales. On est dans un moment où les femmes osent aborder des sujets restés tabous, comme le droit de revendiquer de ne pas vouloir d’enfants."

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Un fragile pouvoir

Mais attention à l’effet trompe-l’œil de quelques nominations marquantes. Si 74 % des effectifs de l’édition sont féminins, leur proportion diminue au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie. Et à poste égal, elles sont souvent moins bien payées que les hommes. "Le monde entier fonctionne selon un système patriarcal, et les maisons d’édition, qui sont des entreprises comme les autres, n’échappent pas à la règle. J’ai pu relever des comportements sexistes, mais j’aurais connu les mêmes si j’avais travaillé chez Samsung", note Joy Sorman, l’auteure de Sciences de la vie (Seuil).

Cette année, les jurés du prix Renaudot ont fait très fort. Le cénacle, composé de neuf hommes et d’une seule femme, a décerné le Prix du roman à l’ancien chroniqueur de Radio Courtoisie Sylvain Tesson. Pour le Prix de l’essai, c’est le très réac Eric Neuhoff qui a été choisi pour son livre ( Très) Cher Cinéma français (Albin Michel). Sa nomination a été annoncée la veille des révélations d’Adèle Haenel... Cette année encore, la plupart des grands prix sont revenus à des hommes. A Jean-Paul (Dubois) le Goncourt, à Sylvain (Tesson) le Renaudot, à un autre Sylvain (Prudhomme) le Femina, à Luc (Lang) le Médicis. Elle n’est finalement pas si loin l’époque des débuts du Goncourt, où Joris-Karl Huysmans s’exclamait : "Pas de jupons chez nous !", précipitant la création du prix Femina en 1904. Certes Virginie Despentes, l’auteure de King Kong Théorie, est entrée au jury en 2017, mais Leïla Slimani n’était que la douzième écrivaine à obtenir le plus prestigieux des prix français.

Les prix, derniers bastions du machisme littéraire ? "L’absence de renouvellement des jurys français favorise ces réflexes patriarcaux, analyse Lola Nicolle, codirectrice éditoriale de la collection de littérature "Les Avrils" chez Delcourt et auteure d’ Après la fête (Les Escales). Aux Etats-Unis, les membres du Man Booker Prize changent chaque année. Heureusement, de nouveaux prix ont émergé, les prix d’enseignes comme la Fnac, les prix de lecteurs ou de libraires, permettant de court-circuiter cet entre-soi masculin." Reste que ce déséquilibre femmes-hommes n’est pas propre à la France. Depuis 1901, le prix Nobel de littérature n’a récompensé que quatorze femmes. Dans la préface de son livre, Geneviève Brisac cite une phrase de Duras : "Je n’ai jamais écrit, je n’ai fait que frapper à la même porte fermée."