Bernard-Henri Lévy
L’Empire et les cinq rois
La terre a tremblé au Kurdistan.
Assiste-t-on à l’éclipse de l’Empire américain et au ressac de l’Occident ?
Où l’on voit les cinq Rois des empires déchus – perse, turc, chinois, russe, arabe – partir à la reconquête de leur gloire passée.
Comment Trump enterre, non l’Amérique d’Obama, mais celle de Virgile.
A quoi pensaient les Iraniens quand ils rebaptisèrent l’ancienne Perse, en 1935, pour lui donner un nom nazi ?
Pourquoi le vrai piège est celui, non de Thucydide, mais d’Hérodote.
L’Empire est-il, comme le pensait Dante, la forme aboutie de la Cité ?
Géopolitique ou géophilosophie.
Jeremy Bentham, mort en 1832, serait-il le véritable maître à penser de Mark Zuckerberg ?
Une rencontre avec l’idéologue de Poutine. Ce qui manque à la Chine pour devenir la première puissance mondiale.
Spengler, Vico, Hegel – ou aucun des trois.
Qu’il y a un temps pour Josué, et un temps pour Abraham.
Le Messie se cache-t-il, vraiment, parmi les mendiants de Rome ?
Que la terre américaine est, comme l’avait compris Melville, un océan.
Que le désordre du monde a plus de sens qu’il n’y paraît quand on le voit avec les yeux des penseurs et des poètes.
Quarante ans après La Barbarie à visage humain, Bernard-Henri Lévy, philosophe et écrivain, propose ici sa lecture des barbaries contemporaines.
Lire un extrait.
Quand BHL lit « L’empire et les cinq rois » à la BnF.
Entretien avec BHL : "L’Occident, un empire pour rien"
Bernard-Henri Lévy, la raison et l’attente
C’est un livre qui fait une part égale à la raison et à un prophétisme secret, combinaison extrêmement rare. Le sujet de L’Empire et les cinq rois en est ce monde, aux combats desquels Bernard-Henri Lévy ne se refuse pas, dont on ne sait s’il se fait ou se défait sous nos yeux.
Un Occident menacé par le relativisme, qui se demande s’il est procédures ou substances. Un empire américain qui prétend l’organiser et paraît le compromettre. Et cinq rois, de Perse, de Turquie, de Chine, de Russie ou d’Arabie, qui veulent ressusciter leurs royaumes de leurs cendres et s’y croient encouragés par les doutes qu’ils nous voient entretenir sur notre propre légitimité.
C’est un livre de raison parce qu’il ne porte pas de condamnation facile. Lévy voit bien la double nature de l’Empire. D’un côté, l’unification pacifiante et salvatrice ; de l’autre, le corset des peuples, le lieu de production d’une idéologie impériale de plus en plus aliénante, le foyer secret d’une terrifiante illusion. Et le Maharal de Prague commentant le Livre de Daniel, y voyant la bête aux dents de fer qui erre par le monde en broyant toute chair. La même ambiguïté est celle des nations et des rois. Leur résistance à la prédication impériale est à la fois déplorable et louable, précieuse et vaine. Une chose est d’en écrire dans son cabinet. L’autre est d’en mesurer les conséquences là où l’on peut rencontrer l’histoire « se faisant », informe, douloureuse, prenant son poids de chair sur les innocents, et dès lors insupportable : chez les Kurdes, nos alliés contre Daech, combattus à présent par Erdogan ; dans l’enclave de la Ghouta ; et demain, écrit Lévy, dans « ma chère Bosnie européenne jugée ”non stratégique” par l’America First ».
Le jugement porté sur l’islam radical est tout aussi net, Lévy relevant notre façon de nous abuser, et sur ses liens avec l’islam en général, et sur ses liens profonds avec l’Occident, lesquels nous rendent coresponsables d’une part au moins de ses actes. C’est le tourment peut-être de l’auteur, en tout cas sa place singulière, d’avoir écrit depuis un demi-siècle dans un pays qui a sans doute bien des vertus mais pas celle de la vérité, et dont le goût de la liberté n’est pas si pur. Qu’il y ait un fil noir dans notre marbre, Lévy l’a bien vu dans L’Idéologie française et c’est une chose que nous n’aimons pas regarder en face, pas plus que nous ne supportons de nous voir rappeler notre ancienne complicité avec les totalitarismes, notre classe intellectuelle ayant au cours du XXe siècle massivement opté pour l’une de ses deux formes, les voix de Gide, Camus, Paulhan ou Mauriac étant toujours restées marginales. Notre scène nationale est souvent celle d’un immense procès Kravchenko, où l’on ne cesserait de demander des châtiments, mais pour les victimes. Notre sens du particulier est menacé par Drumont, notre sens de l’universel par les horreurs de la Convention nationale. Comment, au nom de quoi, continuer de porter dans le monde un « message de liberté » ? Telle est la question à laquelle, depuis longtemps, Lévy tente de répondre à travers les tâtonnements de l’action. À ce jeu, on court bien sûr le risque de se tromper, d’être sermonné un jour par Mariani et l’autre par Norpois. Je suis bien incapable de dire si la Bosnie européenne ou le Kurdistan libre sont des illusions, mais je sais où le plus souvent le réalisme nous mène. Quant à cette liberté insaisissable, même exposée au nihilisme, on la préférera toujours à son contraire. On ne s’étonnera pas que ceux qui gouvernent soient en général les premiers à accuser tout défenseur de la liberté de tirer des traites sur une encaisse que d’autres paieront de leur poids de souffrances. Cette critique serait plausible si ces souffrances-là les avaient jamais remués, et l’on sait qu’il n’en est rien. À la fin, disait Diego Brosset, on ne peut employer son intelligence à trouver des raisons d’accepter.
La question de Lévy, c’est de savoir au nom de quoi l’on refuse. Son livre nous présente une théologie agnostique de l’histoire fondée sur l’idée toujours insaisissable de la liberté. Elle est là, dans ce travail secret, la vraie postérité abrahamique, qui est celle de l’exception et non pas celle des ensembles. Un travail qui embrasse dans un même mouvement, chez nous et chez les peuples étrangers, dans l’empire et dans les cinq royaumes, le dévoiement et la grandeur, et que nous ne connaîtrons qu’à la fin. Qu’on attende le Messie ou son second avènement, qu’on n’attende rien et qu’on nomme simplement Messie tout ce Bien auquel nous n’avons pas renoncé, il y a dans ce livre plusieurs raisons de ranger, non pas « l’impossible salut », mais bien le pessimisme au magasin des accessoires. Et de se ranger, nous autres Européens, sous l’« étendard humilié d’Érasme », qui continue de porter l’honneur d’être homme.
François Sureau, La Croix
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Nouvelles des « cinq rois »
Bernard-Henri Lévy est l’auteur L’empire et les cinq rois (Grasset, avril 2018). Les cinq rois dont il est question dans son livre sont les chefs de gouvernement de la Russie, la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite et la Chine. Cinq pays qui tentent de réduire au silence ses dissidents. Pour luter contre l’oubli, Bernard-Henri Lévy rappelle les noms des Liu Xia, Salih Muslim, Ramin Hossein Panahi, Raïf Badawi, Alexeï Navalny.
Le dissident kurde iranien Ramin Hossein Panahi. Image partagée par Amnesty international.
Zoom : cliquez l’image.
Liu Xia est chinoise. Poétesse. Veuve de Liu Xiaobo, héros de la cause des droits de l’homme, Prix Nobel de la paix 2010. Et elle est assignée à résidence, à Pékin, depuis la mort, il y a un an, de son mari. Et pourquoi cela ? Pour quel crime, cet emprisonnement dont on vient de lui signifier qu’il durerait autant qu’elle vivrait ? Parce qu’on redoute, si on la laissait sortir et s’exiler, de la voir révérer la mémoire de son aimé, le défendre contre les mensonges éhontés que déverse la propagande du régime et faire de son nom un reproche vivant, une arme, aux mains des démocrates. Alors, Liu Xia, d’après les rares témoins qui ont réussi à l’approcher, serait à bout de forces. Murée dans son désespoir. Et décidée à mourir, elle aussi. On songe à Antigone, à la fin de la pièce de Sophocle, avant qu’on ne l’emmure : « je ne compte ni parmi les hommes ni parmi les cadavres ». On songe au « crime » d’Antigone qui était de vouloir soustraire Polynice à son autre mise à mort, la seconde, celle qui voulait empêcher que l’on en fasse un cadavre mémorable. Et l’on se dit que c’est Créon qui, derrière les sourires avenants et très « route de la Soie », a bel et bien gagné en Chine.
Salih Muslim est kurde. Il a 61 ans. Il est né à Kobané. Et il a été, jusqu’à une date récente, l’un des chefs du PYD, ce parti kurde syrien à qui revient l’honneur d’avoir, avec les peshmergas d’Irak, combattu et défait Daech. Or voici que, vivant en Finlande, il se rend à Prague pour y participer à une conférence. Il est arrêté par la police tchèque, saisie d’une demande d’extradition émanant de la Turquie, qui le considère lié au PKK et membre, à ce titre, d’une organisation terroriste. Deux jours, alors, d’une garde à vue musclée. Plusieurs semaines passées à s’extraire d’un procès kafkaïen dont les vrais procureurs sont, visiblement, les services turcs. Et une épée de Damoclès qui, depuis, reste suspendue au-dessus de sa tête. Autre chantage d’Erdogan ? Hier les réfugiés, maintenant les opposants ? Et une Europe qui, là aussi, accepterait de se coucher ? Ne comparons pas l’incomparable. Mais à cet homme traqué au cœur même d’un Occident qu’il a contribué à sauver, et qui devient un piège au milieu de lui, je dédie ce vers de Lohenstein cité par Walter Benjamin, au terme de sa traque : « Et quand le Très-Haut viendra faire la moisson des cimetières, je serai, moi, tête de mort, un visage angélique ».
En Iran, c’est un autre Kurde dont je veux écrire ici le nom. Il s’appelle Ramin Hossein Panahi. Il a 22 ans. Il a été arrêté, lui, il y a presque un an, dans sa ville natale de Sanandaj, capitale du Kurdistan iranien, sous le prétexte, probablement fallacieux, de son appartenance au Komala, un parti kurde interdit car anciennement marxiste. Il a été emprisonné. Mis au secret. Torturé. Il a été, au terme d’une parodie de procès où il n’a eu le loisir ni de se défendre ni de recourir à la défense d’un avocat, condamné à mort. Et c’est in extremis, à la suite d’une campagne d’opinion lancée par Amnesty International et à laquelle l’auteur de ces lignes a essayé de contribuer, que son exécution vient d’être suspendue, je dis bien suspendue, histoire que l’émotion retombe et que nos oublieuses démocraties veuillent bien passer à autre chose. Qu’est-ce qui fait qu’un pays comme l’Iran, engagé dans une lutte à mort avec le reste du monde, luttant pour sa propre survie en même temps que pour la reconstitution de son ancien empire, peut s’acharner sur un homme seul, sans importance collective et, stratégiquement, insignifiant ? Mystère d’absurdité, disaient les dissidents de feu l’Union soviétique. Mais signe, disaient ces hommes en trop, auquel se reconnaissent les vrais régimes totalitaires.
À Riyad, on est sans nouvelles de Raïf Badawi, un autre blogueur condamné, lui, il y a six ans, à dix ans d’emprisonnement et 1 000 coups de fouet dont on ne lui a, pour l’heure, administré que les 50 premiers… Même question. Même mystère. Même étrange obstination des « réformateurs » saoudiens à tourmenter un homme devenu symbole et qui prêche, dans ses blogs, la liberté de penser, la haine de la corruption et des corrompus, l’égalité entre hommes et femmes qui figurent, en principe, au premier rang de leur propre agenda. Et, pour un lecteur, cette fois, de La Boétie, pour quelqu’un qui, comme moi, a toujours pensé que « l’Un » du « Contre Un » qui, selon l’ami de Montaigne, verrouille toute servitude est à la fois tout en haut et tout en bas, ce test : on commencera de croire en la possible sincérité de MBS, on commencera de voir autre chose que poudre aux yeux dans ses décisions de donner le permis de conduire aux femmes, d’ouvrir des cinémas au pays de La Mecque et de Médine, ou de renoncer à financer le terrorisme, s’il daigne, cette semaine, à la veille du ramadan, intégrer le nom de Badawi à la liste de ses pardons.
Vladimir Poutine, lui aussi, a son blogueur maudit et qui lui donne des cauchemars. C’est même devenu, depuis l’assassinat, aux marches du Kremlin, de Boris Nemtsov, son opposant numéro un. Il s’appelle Alexeï Navalny. C’est un homme de fer qui plaide contre la corruption, contre « le parti des voleurs et des escrocs » et contre la violence faite par le régime à ses « 140 millions de victimes ». Et le hasard de cette semaine décidément bien singulière veut qu’il ait été, lui aussi, avec un bon millier d’autres, jeté en prison après une manifestation monstre qui s’est tenue à deux jours de l’investiture de Poutine et dont le slogan était : « Pas notre tsar ». Poutine l’a fait libérer. Mais pour combien de temps ? Un procès est annoncé pour le 11 mai. Soit quatre jours après cette investiture qu’il voulait sobre et sans incidents. Gageons que, la cérémonie passée, la mansuétude poutinienne passera aussi.
La Règle du jeu, 14 mai 2018.
BHL était l’invité de ONPC le 7 avril 2018. Au centre de la discussion : les Kurdes abandonnés à leur sort, le retrait des puissances occidentales et de l’Empire américain, la Russie, la Chine, l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie (les cinq rois).