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Autour d’un steak Tartare

D 14 octobre 2011     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

en conversant avec Sollers à La Closerie des Lilas

Marc Lambron

Tous les jours pendant cinq semaines, la Règle du Jeu vous propose la contribution de 35 écrivains, artistes et personnalités diverses au journal Louchebem sur le thème de la viande. Aujourd’hui : Marc Lambron (ndlr)

Il y a le filet mignon et les péchés mignons. Le mien, c’est le steak tartare. On le sert généralement avec un plat de frites et une salade. Mais la pièce centrale, c’est ce morceau de viande crue, disposé en cercle ou en carré, parfois coupé au couteau, avec ses assaisonnements, moutarde, câpres, tabasco ? et l’oeuf mélangé à la chair fraîche.

On est un peu ogre devant une pièce de steak tartare. Ogre, c’est-à-dire père. Pour moi, le steak tartare fut d’abord une viande paternelle. Mon père en avait le goût. C ?était dans les années 1960, à Lyon. À la boucherie de la rue Sully, on croisait parfois le maire de la ville, Louis Pradel : il venait lui-même acheter sa viande. Nous habitions le sixième arrondissement, un quartier en damier auprès d’un immense parc. Au zoo du parc de la Tête d’Or, on voyait de grands fauves carnivores, des lions, des tigres, des panthères. Le goût de la viande crue, en somme, est ce qui nous relie aux animaux royaux.

[...]

À Paris, le steak tartare que je préfère est celui de la Closerie des Lilas. Il est parfaitement préparé, relevé, servi. Pour moi, il s’associe aux déjeuners que j’y prends rituellement avec Philippe Sollers. C’est une longue histoire. À l’époque où j’allais voir Led Zeppelin au palais des Sports de Lyon, je commençai aussi à lire Tel Quel, la revue de l’avant-garde littéraire que dirigeait au Seuil Philippe Sollers. C’était le temps des gourous structuralistes, Barthes, Foucault, Derrida, Lacan, Althusser. Sollers était leur surgeon littéraire, l’enfant prodige de Bordeaux dont je lisais les livres comme un petit provincial lyonnais. Je n’aurais pas osé imaginer le rencontrer un jour. Et puis les hasards de la vie et de l’écriture ont fait que, bien plus tard, je l’ai connu et que s’est nouée entre nous une sorte d ?amitié. Invariablement, le lieu de nos rencontres est devenu la Closerie des Lilas. Invariablement, j’y commande un steak tartare. Cette viande s ?associe donc pour moi à la conversation intermittente que j’entretiens avec Philippe Sollers. D’une certaine façon, elle me fait mesurer le temps parcouru depuis mon adolescence lyonnaise.

Le temps, je le répète, peut s’inscrire dans des mets. Et une viande peut arriver à signifier des moments de vie, à incarner une mythologie personnelle. La mienne, j’ai essayé de la dire ici. La loi du père, le maire Louis Pradel, les lions du parc de la Tête d’Or, Jimmy Page jouant Whole Lotta Love, la découverte de la liberté, le sang, le mercure, mon adolescence structuraliste, la conversation de Philippe Sollers. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Non, je voulais juste parler du steak tartare.

Crédit : Le Règle du Jeu