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Bernard Sichère, traducteur de la Métaphysique d’Aristote

D 17 mars 2010     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Bernard Sichère a publié en 2007 une nouvelle traduction de la Métaphysique d’Aristote.
Il en parle avec Raphaël Enthoven.

Aristote le Grand : Dieu et la Métaphysique

Extraits :

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La traduction : présentation

" L’accès à Aristote a toujours été rendu obscur par des strates d’interprétation qui ont déformé l’originalité extrême du texte. On a lu son oeuvre au travers de la pensée latine, puis par le biais du christianisme et de ses théologies si éloignées de la philosophie grecque.
Il était enfin temps de retraverser toute la sédimentation de la translation latine et scolastique du texte aristotélicien pour redécouvrir, à partir de son grec premier, sa verdeur et son inventivité.
En plus de retrouver le texte original, cela permet de constater le nombre de contresens, de crispations et le dogmatisme que ces versions ont véhiculés.
Cette nouvelle traduction des six premiers livres de la Métaphysique nous montre un Aristote qui, loin d’être un rationaliste logicien, est une sorte de phénoménologue avant la lettre, un homme soucieux de faire apparaître les diverses modalités de ce qui est.
Ici, il faut repenser entièrement les textes d’Aristote, en se mettant à l’écoute du grec.
Une révolution herméneutique. "

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Entretien

Se tenir dans la lumière de l’être

Le disciple de Platon voyait dans la philosophie la totalité ordonnée du savoir humain. Bernard Sichère, qui a retraduit entièrement sa « Métaphysique », nous dit pourquoi sa pensée fut pour lui un éblouissement.

Quelle est la place d’Aristote et de sa pensée dans votre propre itinéraire philosophique ?

Disons que mon coeur, depuis ma classe de philo à Louis-le-Grand, allait spontanément à Platon. Le choc a été pour moi, en 1966, la lecture obligée de La Métaphysique d’Aristote pour l’agrégation. Je découvrais là quelque chose de profondément nouveau, de difficile, de hérissé — la langue d’Aristote n’a pas en effet les beautés de la langue platonicienne. La vie, par la suite, m’a éloigné de ces trésors pour des choses beaucoup moins essentielles (le structuralisme, la psychanalyse, le marxisme), mais la découverte, plus tardive, du cours d’Heidegger consacré au livre Thêta de La Métaphysique a été un éblouissement. Je me suis dit, moi qui en étais resté à la traduction de Jules Tricot, parfaitement cohérente mais entièrement tributaire de la langue scolastique : on peut donc entendre et faire entendre, en rompant avec tout un style d’interprétation académique, ce que ce texte a de bouleversant, d’inventif, de prodigieux. C’est sans doute ce qui m’a donné récemment l’envie de me jeter dans cette aventure risquée de retraduire entièrement à neuf ce texte redoutable et morcelé, aventure que je souhaite à présent mener à son terme.

Ce qu’il y a là de prodigieux ? Pas seulement la question de « l’étant en tant qu’étant » (c’est-à-dire ce qui apparaît, ce qui vient en présence), qui est le coup d’envoi de ce que nous appelons la métaphysique occidentale, mais encore la déclinaison des modes de la venue en présence et la distinction de l ’« acte » et de la « puissance », pour parler le latin scolastique, ou, pour parler le grec concret d’Aristote, de la « capacité » et de l’ « être à l’oeuvre », energeia, qu’il appelle aussi entelekheia, « l’être en accomplissement ».

On touche là quelque chose de saisissant et de totalement étranger à notre chère distinction entre « sujet » et « objet », qui a décidément la peau dure : la pensée du mouvement interne par lequel tout ce qui est (une fleur, un cheval, la vie d’un homme) s’efforce d’atteindre son télos, c’est-à-dire son point de perfection, ce en vue de quoi il existe et vers quoi il est appelé à être depuis toujours. D’une part l’homme est inséré dans l’entier de l’étant, dans le mouvement d’ensemble de ce grand règne dont il n’est qu’une partie, et dans le même temps il est appelé à quelque chose de tout à fait unique au sein de ce règne : appliquer cette capacité à penser, qui est sa vertu propre, de manière à envisager (theôrein) ce qui est toujours (le « divin ») et dont il doit se rapprocher autant qu’il le peut. C’est ce dernier point que certaines théologies, chrétiennes (saint Thomas) et musulmanes (Avicenne, Averroès), ont eu à coeur de développer en se réclamant, non sans malentendus, de ce qu’on a longtemps appelé la « théologie d’Aristote ».

Quel est le texte d’Aristote qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?

Je dirai, là encore : La Métaphysique, en particulier le livre Zêta, qui concentre la définition de l’ousia, de la « présence » de ce qui est, et le livre Lambda, qui porte sur la nature du dieu comme vie bienheureuse et pensante. J’ai bien conscience qu’en disant cela je ne parle ni de la célèbre Ethique à Nicomaque, ni des textes politiques. Mais je crois qu’il est tout à fait impossible de donner à cette Ethique, comme à ces considérations politiques, toute leur dimension si l’on ne part pas de ce qui constitue le coeur de la pensée grecque : la manière dont cette pensée considère l’homme comme n’étant ni le sommet de la Création (de fait, il n’y a pour les Grecs aucune Création et aucun anthropocentrisme non plus), ni un être voué à dominer l’ensemble de la nature.

Pourquoi l’Ethique à Nicomaque se termine-t-elle par l’apologie de l’existence « théorique », pour reprendre le mot grec, c’est-à-dire celle qui se voue à la saisie pensante de ce qui est, en particulier de ce qui est au plus haut point présence — les astres et les dieux ? Qu’est-ce qui permet à cet art d’envisager ce qui est en le nommant, cette « prise en vue » refusée par ailleurs aux plantes et aux animaux qui sont toutefois des vivants comme nous ? Réponse : le logos. Non pas la « raison », comme on traduit trop souvent, mais la parole, puisque le propre de la pensée est de répondre à ce qui se présente à nous (olivier, cheval ou déesse) en le nommant. Ce qui se présente est ce que Aristote appelle l’étant, to on, et le logos est l’élément au moyen duquel nous déclarons cette présentation. Le fait que tout ce qui est se présente à nous de manière à être épelé selon les modes de cette « déclaration », Aristote, comme son maître Platon, l’appelle alêtheia, autrement dit : ce qui sort de son retrait pour venir dans la lumière. La « philosophie » est l’interminable méditation de cette lumière.

Où, selon vous, cet auteur trouve-t-il aujourd’hui son actualité la plus intense ?

J’ai envie de répondre spontanément : en philosophie, c’est-à-dire partout. La pensée de ces gens qui ont inventé la philosophia, le zèle pour le vrai savoir, n’est pas, en effet, un ensemble de recettes qu’on puisse s’approprier en les logeant dans les différentes rubriques de notre efficacité technique : politique, morale, logique, psychologie, etc.

Ce que nous avons perdu, c’est cette évidence que les « parties » de la philosophie forment en vérité un tout inséparable. Un tout qui a à voir avec le logos, avec la parole au sein de laquelle l’homme, qui n’en est nullement le propriétaire mais l’obligé (ce que savent encore, à leur manière, les psychanalystes) peut faire venir au jour la relation qui convient avec l’être et avec les dieux. Nous n’avons plus désormais aucune relation avec l’être (nous sommes perdus dans l’instrumentation technique de l’étant et de l’homme lui-même comme stock calculable) et nous n’avons plus guère de curiosité non plus pour ce que les Grecs appelaient « les Divins » ou « le Dieu ». Or sans ces Divins, il n’y a pour un Grec comme Aristote ni politique, ni éthique qui tienne. Car « éthique » veut dire en grec : le séjour qui est digne de l’homme en tant qu’il se tient dans la lumière de l’être. Et « politique » veut dire : installation d’un tel séjour sous la forme d’une communauté que noue la philia, l’amitié réciproque, sous le regard des dieux, communauté réglée au sein de laquelle l’homme va pouvoir déployer son télos, son accomplissement.

Voilà pourquoi la politique est impensable sans l’éthique, et l’éthique à son tour sans la pensée « métaphysique » de l’être de l’homme comme parlant au sein du règne entier de l’étant. Les Divins se sont retirés, l’amitié n’est plus du tout ce sur quoi nous envisageons de fonder une communauté (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne nous manque pas terriblement), et le mot « démocratie » lui-même, que nous devons à ces gens lumineux, est tous les jours traîné dans la boue. Lire Aristote permet au moins de faire une pause méditative sur le chemin, qui n’est pas fatal, de cette désagrégation. Il me semble que Michel Foucault, sur le tard, est revenu vers l’éclat de cette aurore qui fut chère à Nietzsche : trop tard sans doute...

Propos recueillis par Jean Birnbaum, Le Monde du 18.07.08.

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Voir notamment, sur pileface : Bernard Sichère, L’Etre et le Divin.

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