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Vatican II : l’effet de la cure par Philippe Sollers

La scène catholique (1985)

D 19 octobre 2012     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Il y a cinquante ans, le 11 octobre 1962, le pape Jean XXIII ouvrait le concile Vatican II. Le concile se terminait le 8 décembre 1965 sous le pontificat de Paul VI. Vingt ans après, en décembre 1985, Sollers donnait son interprétation du concile lors d’un entretien avec Michel Crépu dans un numéro spécial de la revue autrement consacré à « La scène catholique ». La Revue des deux mondes a republié cet entretien en septembre 2010 dans un dossier intitulé Requiem pour le catholicisme ? Sollers vient de le rééditer dans son dernier opus Fugues (Gallimard, p. 711-723). L’entretien commence par ces mots : «  Le problème de l’évaluation du temps à partir de la Seconde Guerre mondiale est encore en cours. » Où en sommes-nous avec le temps ? La question reste, de multiples façons, ouverte. Autant d’occasions, et de raisons, de relire cet entretien [1]. A.G., le 19-10-12.

Première mise en ligne le 12/01/10.

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En décembre 1985, la revue autrement publie un numéro spécial consacré à La scène catholique. Ce numéro, dirigé par Michel Crépu et Bruno Tilliette, fait le point sur l’état du catholicisme, vingt ans après la clôture du concile Vatican II [2].

Le numéro est gros (226 p.), les contributions nombreuses, il n’est pas possible de toutes les citer. Quelques-unes, vingt-cinq ans après, restent d’une actualité étonnante :
La religion de la sortie de la religion, un entretien avec le philosophe Marcel Gauchet, au titre curieusement "sollersien".
Le génie catholique (Avenir d’un héritage), entretien avec Jean-Claude Eslin.
Deus ex-mass media, de Barthelemy (Le Verbe s’est fait image. Il n’y a plus d’autel mais des téléviseurs).
Faits divers et Bonne nouvelle, de René Girard (C’est dans le domaine religieux que l’hyperinformation actuelle tend le plus à se confondre avec une désinformation systématique).
La part maudite, de Michel Crépu (Être catholique et moderne). Où on peut lire : " Vatican II a fonctionné pour les chrétiens comme l’an 01 de leur Révolution française. "
Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve, de Philippe Muray (" On ne saurait bien voir les choses du monde qu’en les regardant à rebours " (Gracian). Voilà la formule de base de la grande esthétique, de la grande pensée catholique) [3].

Dans le même numéro, un long entretien de Philippe Sollers avec Michel Crépu intitulé : Vatican II : l’effet de la cure.

Rappelons quelques dates :
— 1982 : Le Trou de la Vierge, une video de Philippe Sollers et Jean-Paul Fargier ;
— janvier 1983 : Femmes ;
— 1983 : Sollers au pied du Mur (filmé à Jérusalem), Sollers au Paradis, deux nouvelles videos de J.P. Fargier ;
— le 8 avril 1983, Sollers écrit un article intitulé Je vous salue Marie dans Le Nouvel Observateur [4]
— en 1984, Jean Luc Godard réalise Je vous salue Marie (tollé des intégristes) ;
— en 1984 toujours, Ph. Muray publie Le XIXe siècle à travers les âges ;
— le 21 novembre 1984, Godard/Sollers : l’entretien (réalisé par Jean-Paul Fargier) [5] ;
— en décembre 1984, Portrait du Joueur [6] ;
— enfin, en avril 1986, Paradis II, « livre entièrement dédié à la liturgie pascale » [7].

Dans beaucoup de ces oeuvres, la question du catholicisme et de certains de ses dogmes est posée. Dire qu’à l’époque on y a prêté beaucoup d’attention pour comprendre la pensée de Sollers serait sans doute exagérer (une nouvelle volte de l’écrivain)...

Dans Vatican II : L’effet de la cure, Sollers pose quelques questions fondamentales :
— que s’est-il passé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ? En quoi a-t-on changé d’ère ?
— comment mesurer les effets des conciles de l’Église catholique, et, plus précisément, de Vatican II ?
— qu’en est-il du lien entre judaïsme et catholicisme ?
— qu’est-ce que le catholicisme français ?
« [qu’est-]ce qui empêche de penser ce qui est en train de se passer dans la foulée de la persistance catholique » ?
— et cette affirmation que Sollers ne cessera de développer sous toutes ses formes jusqu’à aujourd’hui :

« [...] tout ceci est intéressant à examiner pour un Français, ça veut dire bien des choses : premièrement, ça consiste à mettre en question toute sa scolarité et tout ce qui a été transmis par le dix-neuviémisme très florissant aujourd’hui encore, et, par exemple, à se demander pourquoi en 1784, au moment de la mort de Diderot, toute l’Europe parle français... [...] la question de l’Europe qui est centrale dans tout ça... Comme effet culturel ce n’est pas rien... parce qu’il faudrait qu’on nous démontre qu’il y a une autre Europe que catholique... »

La France, l’Europe catholique, le XVIIIe siècle... Autant de thèmes à méditer avant la conférence que Sollers donnera le 18 janvier prochain au Collège des Bernardins. Le titre ? « Le 18e siècle : la révolution catholique » [8].

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Vatican II : l’effet de la cure

Entretien avec Philippe Sollers

Le problème de l’évaluation du temps à partir de la Seconde Guerre mondiale est encore en cours. Je veux dire par là que quarante ans, pour la fin de cette guerre, c’est très peu de chose et que, étant donné l’effondrement qui s’est produit là dans ce creuset, on est probablement au tout début aujourd’hui d’une évaluation du noeud de l’événement. Sur tous les plans.
Alors si on attaque la question religieuse occidentale, il est bien évident qu’on est soumis à une double interrogation. D’une part, les effets de la Seconde Guerre mondiale sont à peine en cours et, d’autre part, les effets d’un concile comme celui de Vatican II sont eux aussi en cours ; à peine, je dis bien à peine... Au fur et à mesure que le temps va passer, je crois que beaucoup de spéculations, de vagues et de réactions vont se trouver petit à petit périmées.
L’histoire nous enseigne que les effets d’un concile catholique ne sont pleinement appréciables, visibles, qu’avec un certain recul ; je prendrai comme exemple celui du concile de Trente qui est sûrement un des plus importants dans l’histoire occidentale : ses effets dans la culture demanderaient une étude monumentale qui malheureusement nous manque...
Le fait de vivre apparemment dans une culture catholique qui se sait vaguement être catholique mais qui en réalité est une culture très violemment anticatholique depuis deux siècles et demi au moins, nous empêche de prendre la mesure de ses effets puisque la scolarité, l’université, la médiation intellectuelle, souvent sans le savoir, sont fondées sur un a priori anticatholique, un a priori spontané, qui ne revient pas sur soi.

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LA CRISE DES HISTORIENS

L’historiographie est en général tout à fait opaque sur la saisie de l’intérieur de ces phénomènes et, de même qu’il nous manque une bonne histoire de la papauté avec ses composantes intérieures et le repli de ses décisions, de même il nous manque une histoire qui soit vue tout simplement depuis l’intérieur des décisions catholiques. Et je dirais même qu’il paraît contradictoire avec l’ambition même de l’historien telle qu’elle a été définie pendant si longtemps, de poser la possibilité de l’émergence d’une histoire catholique... la crise des historiens récente est habitée par ce symptôme : il ne se passe pas d’années ou de mois où l’on ne voie les historiens petit à petit réviser prudemment leurs conclusions sur l’historicité du phénomène catholique soit ouvertement, soit de façon plus ou moins diffuse, et c’est assez intéressant à constater... Il faudrait faire une histoire des doutes des historiens quant à ce propos... Vous voyez toutes les précautions à prendre... Les historiens, après des années et des années de conceptions historiographiques d’ailleurs pas forcément marxistes, mais plus généralement rationalistes, militantes, se mettent à considérer que le Moyen Age pose des questions très importantes, que les cathédrales existent, qu’après tout, le Purgatoire et son invention sont d’un ordre qui n’a pas été jusque-là pensé...
On peut aligner, si vous voulez, des exemples... Tout ceci n’est encore que de très loin l’approche de ce phénomène que devrait être une historiographie vue depuis l’intérieur de la perception catholique. Tout se passe comme si le catholicisme allait de soi pour être systématiquement combattu. Il n’a pas à se revendiquer lui-même, il n’a pas à exister sous une autre forme que celle de la mécanicité des adhésions ou des réfutations.
Mais avant de parler du concile, je voudrais parler quand même un peu de la formulation des dogmes [9]. Là encore, pour parler des effets de la formulation d’un dogme, l’expérience historique prouve qu’il faut très longtemps pour savoir à quoi ça correspond et comment ça va modifier une certaine compréhension de la culture, et comment même ça peut apparaître au début comme tout à fait à contre-courant des différentes évidences idéologiques ou philosophiques scientifiques du moment... Avant que la Trinité ne prenne sa vitesse de croisière, il a fallu des siècles ; de même avant que les dogmes mariaux ne prennent leur cohérence complète, il faudra peut-être un siècle ou deux... On ne sait pas.

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UNIVERSALITÉ ET OECUMANISME

Vatican II, c’est évidemment le concile d’une redéfinition de l’universalité catholique (pléonasme), en fonction de la tragédie des deux guerres — de la deuxième en particulier — et la mise en évidence tout à fait dramatique du jugement sans faille des précédents papes : on pourrait très bien montrer que Ies condamnations portées par les papes antérieurs sur les expériences qui allaient se dérouler en Europe et dans le monde, laissaient prévoir que, à ne pas être entendues, ce qui a été le cas, ces condamnations porteraient leurs effets jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences.
Donc je crois que ce qui est à retenir de Vatican Il, c’est ce recentrage de la définition de l’universalité — donc évidemment d’une position nouvelle quant à l’oecuménisme, c’est-à-dire à la vision que l’Église catholique développe vis-à-vis des autres religions : problème formidable qui n’a jamais été posé par aucun autre concile avec cette conscience ; ce qui veut dire par la même occasion que la saisie d’un concile après la Seconde Guerre mondiale, c’est comme s’il y avait une certaine fin du monde, une certain achèvement qui fait qu’on peut à partir de ce moment-là (et à partir de ce moment-là  seulement ), poser une fonction tout autre de la catholicité comme universalité avec bien entendu au coeur de cette question la prise de position sur le judaïsme.
La prise en considération et la distance apportée à l’intérieur même de l’Église catholique, la correction quant au judaïsme est de toute première importance, C’est un événement considérable bien entendu dépendant de l’aventure hitlérienne, mais pas seulement : le fait de soulever cette question est tellement énorme que les effets commencent à peine à en être perçus ; c’est la permission tout à coup de poser en clair cette question de la proximité et de la distance entre le judaïsme et l’Église catholique. C’est l’effet numéro 1. Avec comme conséquence dans la culture, des choses tout à fait incalculables de tous les côtés, qui sont très difficiles à apprécier encore.

*


L’HEBREU EST LÀ

C’est d’abord une question de langues. Tout à coup, devant la persistance absolument inimaginable de l’hébreu comme tel, porté comme langue vivante, devant cette persistance juive — n’oubliez pas que l’État d’Israël, c’est 1949, et le concile dix ans après —, la première conséquence, la première constatation c’est tout simplement que l’hébreu est là... Il n’est pas mort, il n’a pas été relevé, subsumé, absorbé...
Les premiers effets, vous les voyez tout de suite, c’est cette espèce de querelle des langues par rapport au texte sacré : faut-il encore du latin ? Les langues nationales, la transcription des messes, des liturgies... Tout cela se tient parfaitement avec, dans les régions érudites ou historiques, les controverses qui vont se multiplier et fleurir sur la possibilité d’un Évangile hébraïque... De quoi est-ce que les gens discutent de plus en plus, sinon de savoir s’il n’y a pas sous le grec et le latin quelque chose comme l’hébreu ?... En voilà une découverte ! C’est vraiment la lettre volée... Là-dessus, il y a maintenant des bibliothèques qui vont s’écrire ; il faut mettre dans le même paquet la découverte des manuscrits de la mer Morte, Qumràn et Vatican Il : c’est pareil, c’est la même époque.
Alors, par ramification, ça touche tout...
Ce que le concile Vatican II a déclenché est suffisamment important pour que même des gens qui participaient au concile ne se soient pas doutés des conséquences... Il est fort possible que les participants au concile de Nicée n’aient pas su où la Trinité les emmènerait... En bonne théologie, cela n’est pas surprenant. C’est toujours la différence qu’il y a entre les êtres humains qui participent à ces choses et ce qui s’échappe des replis de la mécanique générale en question... C’est comme un ordinateur : il y a tellement de traces et de possibilités d’entrées, de sorties et de bifurcations à l’intérieur que, après tout, quelqu’un qui participe à un concile peut se retrouver complètement abasourdi et décalé dans sa culture propre par rapport aux effets premiers.
Voilà la première chose qui me paraît palpable et dont les effets sont très différents et très contradictoires : on a tendance à les envisager uniquement toujours en termes historiographiques spontanément anticatholiques comme une désagrégation, une sorte de décomposition de l’Église catholique ; vous aurez l’impression, toutes tendances confondues, que les germes de décomposition sont introduits dans l’Église catholique et que, soit pour les regretter, soit pour les hâter, les partenaires s’entendent pour discuter d’une fissuration ou d’une dissolution possible de ladite Église : c’est leur fantasme positif ou négatif. De ce point de vue, il n’y a pas de grandes différences entre un intégriste et un progressiste ; je dois dire que je suis souvent frappé de voir que c’est comme l’envers et l’endroit : la fantasmatologie est la même.
Tout se passe comme si on allait assister à une fin effroyable de l’institution sacrée ou bien à la persistance d’un archaïsme dont on se demande bien pourquoi il persiste ainsi à résister encore à son autosuppression qui devrait être solennellement prononcée un jour ou l’autre, puisque décidément ça ne suit ni le cours de l’histoire ni le cours du désir... En réalité, il se passe très probablement tout à fait autre chose, mais on ne vous en parle pas, il faut bien remarquer ça, on en parle très peu.
D’autre part, il faudrait savoir quelles sont les questions que ça pose dans les cultures différentes : quelles séries de questions, d’interrogations, d’appétits divers qui sont déclenchés par là y compris dans le judaïsme lui-même avec des tas de contradictions. Faut-il ou ne faut-il pas considérer cette évolution de l’Église catholique ? Faut-il ou ne faut-il pas se demander, si je suis un juif un peu intéressé à ma tradition (ce n’est pas mon cas, mais je pose la question hypothétiquement), si, après tous ces règlements de compte depuis deux mille ans et ce que j’ai entendu dire, après tous les préjugés que je peux avoir en tant que juif, il ne serait tout de même pas intéressant de se renseigner sur cette bizarre religion fondée par un juif ?

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LA BASILIQUE PAÏENNE...

De ce point de vue, je vais vous raconter une anecdote. Vous ouvrez Le Nouvel Observateur d’il y a quelque temps et vous trouvez un éditorial de Jean Daniel qui se présente chez le pape pour une visite d’un quart d’heure. Je commence par la fin : au terme de l’entretien, il demande au pape s’il est d’accord avec l’insistance que met le cardinal Lustiger à rappeler les origines juives du christianisme : et d’après lui le pape lui répond : «  Il possible que le cardinal Lustiger insiste un peu là-dessus à cause de ses origines, mais de toute façon il a raison parce que c’est vrai... » Très bien... le pape confirme...
Mais il faut reprendre au début : on voit Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur — nous sommes donc en plein dans la culture d’aujourd’hui — qui arrive sur la place Saint-Pierre et qui écrit, si mes souvenirs sont exacts : « Cette basilique païenne [...] visiblement faite pour le pouvoir et dont on sent bien qu’elle n’a en elle rien ni pour la religion ni pour le recueillement... » C’est très intéressant : parce que c’est quand même la première fois que Jean Daniel se pose la question de l’existence de Saint-Pierre de Rome, un peu comme Duby un jour a découvert les cathédrales... C’est bien ! nous progressons... C’est intéressant de voir ce préjugé, quant à Saint-Pierre de Rome qui exprime en même temps une curiosité car c’est probablement la première fois qu’il considère l’existence de ce bâtiment tout en étant dans le préjugé ; on ne va tout de même pas passer trop de temps à expliquer qu’il ne s’agit pas d’une basilique païenne...
Ça me mène à dire que si quelqu’un peut dire cela aujourd’hui, quelqu’un qui baigne dans la culture de notre temps, nous sommes bien toujours dans le problème de la lettre volée... Je connais, moi, des tas de catholiques qui ne savent rigoureusement pas ce qu’il y a dans Saint-Pierre de Rome... Ils devraient connaître ça vraiment comme le lieu le plus sacré de l’univers à leurs yeux, et donc avoir un minimum de renseignements sur ce qui fonctionne dans cet édifice, comment il a été fait, ce qu’il signifie... Rien que ça, la question de Saint-Pierre de Rome, peut nous entraîner dans un entretien infini, vous comprenez...

Je parle de Daniel parce que c’est un bon exemple, à la fois juif et rationaliste, c’est-à-dire quelqu’un qui est à l’intersection d’inquiétudes, d’angoisses, etc., ce qui est d’ailleurs très respectable... Mais il est bien évident que l’Église catholique reconnaissant, comme elle n’a pas cessé de le faire mais d’une façon encore plus solennelle, différente, son origine biblique, ne va pas procéder à la suppression des éléments dits païens, latins, grecs par exemple, et que le problème ne va pas être résolu en rasant Saint-Pierre de Rome pour y construire une synagogue... ou un temple syncrétiste !... (Rires.)
Donc, au fur et à mesure du temps qui passe vous avez affaire à ce qui, pour moi est essentiel dans le catholicisme, c’est-à-dire sa fonction — sans jouer sur les mots — sa fonction de faire cure (il faudrait aller très loin là aussi sur les entrecroisements de l’analyse et du catholicisme en passant, notamment, par Lacan...). C’est ça qui est intéressant dans ce lieu et ce temps catholiques : c’est la façon dont ça fait surgir de la cure, du transfert... Du Canard Enchaîné au plus sophistiqué, ça revient toujours au même... Les symptômes sont en cours, il y en aura plein...

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LA CLÔTURE DE LA PHILOSOPHIE

Voilà le temps dans lequel nous entrons : le temps du judaïsme comme question et le temps catholique. Ce qui en revanche en prend un coup — il faudra du temps pour s’en rendre compte — ce sont tous les effets dérivés schismatiques, historiques, modernes du christianisme, les résidus, les variantes de rupture avec Rome, l’historiographie, la philosophie, comme en gros issus de la Réforme allemande... Petit à petit on va s’apercevoir qu’une certaine fin de la philosophie est inscrite dans ce phénomène, à n’en pas douter ; on va en voir de plus en plus les effets...
Ça veut dire énormément de choses... Mais quand je parle d’une certaine clôture de la philosophie, ça ne veut pas dire du tout qu’il s’agit d’une clôture du texte latin-grec lequel échappe par tous les bouts possibles à la philosophie : Homère est plus vivant que jamais ! Mais on peut penser que quelqu’un qui avait pris ses habitudes de pensée dans Platon va se retrouver fort dépourvu... Je crois aussi qu’une certaine entrée technique dans l’ère, comme on dit, de l’électronique, va être un très puissant adjuvant de l’influence catholique, à la stupeur générale bien sûr ; ce n’est pas prévu au programme... Toutes proportions gardées je dirais que ce qui s’est passé à la sortie du concile de Trente en peinture et en musique va se repasser d’une autre façon en spirales dans l’ordre de la multiplication médiatique électronique... Ce qui sera une grande surprise... Personne ne s’attendait, au moment de ce qu’on appelle improprement la Contre-Réforme, à une telle explosion de formes... C’est pour ça que je propose, pour bien comprendre la sortie du XXe siècle, de repenser à celle de la fin du XIVe... Ça me paraît un modèle transitoire pour essayer de comprendre ce qui pourrait se passer... Et l’expérience prouve que quand on essaie de réfléchir sur ces indices de la fin du XVIe, du XVIIe et surtout du XVIIIe, c’est très opératoire pour montrer ce qui empêche de penser ce qui est en train de se passer dans la foulée de la persistance catholique. Et là, c’est assez amusant parce qu’on voit surgir justement des effets de connaissance dont nous aurions absolument besoin et qui manquent... qui sont censurés ou non vus par la mise en place d’une résistance à cette persistance catholique... Exemple : le XIXe siècle dans son ensemble, voyez Muray, très bon travail... très intéressant à faire pour un Français... Exemple : de plus en plus dans le discours, comme on dit, postmoderne, l’obligatoire référence au baroque. Etc.
Alors évidemment il y a tout le continent sexuel qui ne demande qu’à parler bien entendu a contrario... Pensez à cette jeune femme, durant le voyage du pape en Belgique, lui envoyant toutes les histoires sexuelles qu’il a écoutée très gentiment avant de lui déposer un bon baiser sur le front comme à une fin de séance analytique... Bonjour chez vous...
Vous voyez, rien ne manque donc au décor : pas plus les éléments dramatiques, tragiques que les éléments carnavalesques ou comiques... Ça aussi c’est une grande tradition catholique : faire coïncider tous les éléments à la fois... Que vous preniez par la filière bulgare ou par n’importe quel autre bout le délire qui ne peut pas manquer de s’exprimer à ce sujet... vous avez un commencement de scène...

*


UNE MÉTAPHYSIQUE DE L’ÉTROIT DE L’HOMME

Quand je dis que tout ceci est intéressant à examiner pour un Français, ça veut dire bien des choses : premièrement, ça consiste à mettre en question toute sa scolarité et tout ce qui a été transmis par le dix-neuviémisme très florissant aujourd’hui encore, et, par exemple, à se demander pourquoi en 1784, au moment de la mort de Diderot, toute l’Europe parle français... J’oubliais la question de l’Europe qui est centrale dans tout ça... Comme effet culturel ce n’est pas rien... parce qu’il faudrait qu’on nous démontre qu’il y a une autre Europe que catholique... ce qui me paraît très compliqué à faire, sauf à essayer d’inventer une métaphysique de « l’étroit de l’homme » qui est très difficile à faire tenir debout dans la mesure où ses fondements métaphysiques sont justement en question...
Voyez, par exemple, la déclaration de Badinter à Vienne sur le « droit à la vie » : si vous vous demandez ce que c’est que le droit à la vie, le droit de donner la vie, autrement dit le droit sur la vie, ce droit qui est en cause dans toutes ces histoires gynécologiques, vous êtes bien obligés de constater que sauf à avoir une philosophie du Surhomme, avec les garanties éthiques à définir, l’affaire est fort problématique... Nous sommes en plein dans la quintessence du nihilisme occidental. Avant que vous trouviez des justifications à ce droit sur la vie, il faudra faire des pirouettes énormes... « C’est la vie parce que c’est la vie »... Tout est comme ça... Pour en revenir au Français, s’il veut alors se demander ce que c’est que sa culture catholique en tant que Français, il va aller de surprise en surprise... Pourquoi ? Parce qu’il y a un énorme problème qui est celui de l’Église gallicane, gros problème culturel. Qu’est-ce que le catholicisme français ? Est-ce que Bernard Shaw avait raison de dire, par exemple, que Jeanne d’Arc était la première protestante parce qu’elle avait dit « non » ?... Après tout, les Anglais étaient catholiques... à ce moment-là... De ce fait, Vatican II, c’est l’ouverture par tous les pores de magnifiques points de vues historiques sur deux mille ans et des poussières... Voilà, à ma place très petite, c’est ce que je vois... C’est épatant ! Ça permet de se poser de plus en plus de questions insolites qu’on n’aurait pas posées ni à l’école, ni à l’université, ni dans la philosophie, ni ailleurs...
Je passe mon temps à voir des gens qui n’ont absolument aucune idée de ce que c’est qu’un point de vue catholique et qui sont au contraire persuadés que tout est fini, qu’il n’y a plus rien, etc. Les athées militants, les observateurs laïques vous diront que l’Église catholique n’a jamais rien fait qu’entériner des rapports de forces et que par conséquent le choix de ce pape-là, Jean-Paul II comme Vatican Il, en 1978, c’était simplement comme pour Pie XII : essayer de se mettre bien avec les puissances.
Très bizarrement, une des questions les plus intéressantes aussi, c’est celle de Pie XII, je passe mon temps à voir des convulsions sur Pie XII ! « Pie XII est une ordure », par exemple, j’entends ça très souvent ; alors ça m’intéresse... Ça m’intéresse parce que cela montre qu’il faut absolument, pour certains, que ce soit l’Église catholique, elle et elle seule, qui ait fait Auschwitz... C’est, semble-t-il, de la plus grande importance [10]... Tout se passe comme si on voulait rendre l’identité catholique impossible : vous pouvez tout prendre, le sexe, la morale, tout ce que vous voulez, rien ne va : vous vous rendez compte ! Être à ce point non conventionnel !

*


UN GRAND ÉCLAT DE RIRE

Au fond, l’effet catholique sera un effet de dissolution de tous les systèmes puritains ou de tous les systèmes spiritualistes, ésotériques, etc. Cela ne signifie pas du tout qu’il y aura le moindre effet catholique se disant comme tel : peut-être que si mais peut-être que non... C’est un changement d’air, un changement d’époque : tout d’un coup, on va se demander comment les gens auront pu être aussi nihilistes, au sens nietzschéen... aussi lourds, exsangues, aussi niaisement pris dans la sexualité...
Il me semble que ce qui est catholique, de ce point de vue, c’est une sorte de grand éclat de rire qui se répand là où il y avait des sacralités. L’idole fout le camp. Reste le plan principal, qui est le plan moral, je veux dire la Pologne.
Lorsqu’il y a un effet pleinement articulé comme ça sur un enjeu aussi énorme, il s’ensuit généralement des effets esthétiques très forts. je pense que, là aussi, la période faste du baroque devrait nous inciter à comprendre quel soulagement auditif, physique s’est produit là et a pu être symbolisé. Ça se passe toujours à la verticale du sexe : tout à coup, des tas de constructions qui paraissaient extrêmement sophistiquées, extrêmement profondes, sont visibles dans leur point erroné de sexe. Alors, évidemment, ça se dégonfle : on se dit tiens ! Ça n’était que ça...
Attention, je ne suis pas en train de vous dire que le refoulement va disparaître, mais il y a des historicités de refoulement qui sont parfaitement circonscrites, quant au refoulement lui-même il suit son cours par définition... Simplement d’autres aventures vont se vivre, toujours avec les mêmes entrelacements de refoulements et de transgressions. Les historiens sérieux pourront dater ça tranquillement de Vatican II : un avant et un après.
C’est très intéressant de penser qu’il y a encore une dizaine d’années on ne voyait pas pourquoi il y aurait eu le moindre avenir à un avenir du catholicisme... Je dis bien catholicisme, car le « christianisme », lui, ne va pas aller bien : ça ne veut pas dire que je suis catholique au sens de Maurras — l’Église sans le christianisme — non, je parle du christianisme vu par Nietzsche : celui-là va en prendre un sacré coup... Mais Nietzsche après tout savait ce qu’il disait : il était fils de pasteur... C’est le protestantisme qui est en cause... « l’Allemagne »...

Ce qui est amusant c’est de suivre l’Église catholique à travers les âges : elle a eu affaire à de très fortes parties... Voyez le livre de Chastel sur le sac de Rome : mais qui sait ce qui s’est passé à Rome en 1527 ?... Interrogé à propos des événements de Hollande, Mgr Decourtray a eu celte réaction très sympathique : « Ah oui ! Mais vous savez, au IIIe siècle, la populace romaine voulait jeter le pape dans le Tibre... ». La populace déchaînée... Alors les journalistes : « Comment ! vous employez le mot populace ! » Mais c’est très joli, populace ! Populace dans les stades, de ci de là.., Vous voyez, on n’en sort pas, Je recommande donc le monde contemporain comme lieu d’observation. C’est plein de vérité. Plein d’horreur, mais aussi de grâce et de vérité.

Propos recueillis par Michel Crépu, autrement 75, décembre 1985.


[1Ecoutez aussi Jean-Paul II, pape conciliaire.

[2Le concile Vatican II a été ouvert par le pape Jean XXIII le 11 octobre 1962, dans la basilique Saint-Pierre de Rome, et clos sous le pontificat de Paul VI en décembre 1965. Voir Documents du concile.
1965 était l’année du 700e anniversaire de la naissance de Dante. Voir La lettre de Paul VI.

[3Nous reviendrons sur la contribution - importante - de Philippe Muray.

[5Voir L’entretien.

[7Sollers, Voir ce qui est et en jouir, art press 102.

[9La dernière formulation dogmatique est celle de l’Assomption en 1950.

[10Sur Pie XII, on peut dire que Sollers a été clair : Portrait du Joueur (1984) : « J’aime Pie XII, très grand pape de la pire époque du monde, pour sa bouleversante Encyclique Mystici Corporis, du 29 juin 1943 et, bien entendu, pour la Constitution Apostolique du 1er novembre 1950, Munificentissimus Deus, dogme de l’Assomption : " L’immaculée mère de Dieu, Marie toujours vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme, dans la gloire céleste... Si quelqu’un, ce qu’à Dieu ne plaise, osait volontairement mettre en doute ce qui a été défini par Nous, qu’il sache qu’il a totalement abandonné la foi divine et catholique. " » (Foilio, p. 288)
Voir aussi : « En 2002, Claude Lanzmann, Robert Badinter, Gilles Bernheim et Richard Pasquier contre la diffamation du catholicisme » (laregledujeu.org), ainsi que les récentes polémiques suscitées par la décision de Benoît XVI de proclamer le décret reconnaissant Pie XII comme "vénérable" (19 décembre 2009), étape précédant celle de la béatification.

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