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Dans les allées du Parc

Le tournant (II) - Une mise en perspective : analyses & extraits

D 7 septembre 2009     A par Viktor Kirtov - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le Parc, dans un article précédent nous vous avons présenté la critique fleurie du Masque et la plume.
Ce nouvel article s’insère dans une série - en contrepoint de la critique du Masque et la plume - avec l’objectif d’éclairer les enjeux et combats littéraires du moment, ainsi que leurs acteurs.

08/09/2009 : article revu et complété ainsi qu’ajouts d’extraits du livre.


Résumé du livre (4e de couverture)

Accoudé à son balcon, un jeune homme observe le monde intensément : le ciel bleu sombre, la silhouette d’une femme en robe rouge, le parc et ses premiers visiteurs du matin . Sur la table repose le petit cahier orange, celui dans lequel il consigne toutes ses rêveries, le souvenir d’un ami tué dans une guerre, et l’ombre fuyante d’un amour perdu. Où cela le mènera-t-il ?

Et dessous, un bandeau, écriture blanche sur fond bordeaux :

Il ne restera plus que la sensation de sa main une seconde sur la mienne

Nous ne sommes plus dans la théorie mais dans le vécu.







*


Prière d’insérer

Un « prière d’insérer » qui ne figure plus dans les éditions actuelles et que Philippe Forest cite dans sa biographie littéraire de Philippe Sollers :

« Seul dans sa chambre, un homme regarde, rêve, écrit. Toute la nuit, tout le jour, il évoque une femme sans doute aimée : un ami perdu dans une guerre ; un enfant. Le temps semble suspendu par l’enchaînement des phrases qui procèdent comme l’imagination (faculté de mettre en images), par analogies. Bien que ces mots ne soient jamais prononcés - on n’a pas besoin de noter ce qui est toujours présent - l’amour, l’amitié, la mort sont en réalité les motifs de ces aventures énigmatiques. De fait les trois personnages ou plutôt les trois figures, se confondent à tout moment dans l’esprit du narrateur.
Au contraire du « roman poétique « qui n’est qu’un arrangement des apparences, ce livre serait plutôt, par sa forme et sa construction, un poème romanesque, où l’on découvrirait peu à peu, à travers la profusion des images de la vie, la première cause de toute poésie : le fonctionnement nocturne et lumineux, visuel et verbal, irrécusable, de l’imaginaire. »

« Texte important et précieux dont il faudra interroger, exploiter, un à un, chacun des éléments » ajoute Ph. Forest, ce qu’il fera avec précision et talent, et dont nous rendrons compte dans un prochain article.

Néanmoins, cette exégèse du livre, à laquelle nous participons avec ces articles, ne doit pas masquer la qualité intrinsèque du livre, celle qu’apprécie un lecteur vierge de toute connaissance des plans d’architecte, et qui néanmoins, comme dans une maison bien conçue et harmonieuse s’y trouve bien. Pas plus qu’il n’est besoin d’être architecte ou connaître le nombre d’or pour ressentir un choc esthétique en découvrant un jour de printemps vers 6 heures du soir, le temple de Paestum [vous le recommande], baignant dans une lumière exceptionnelle que laissait filtrer les zones claires d’un ciel chargé avant l’orage ! Pas de touristes. Que ce temple dressé là dans son cirque vert et montagneux, bijou aux éclats d’or dans la lumière oblique déjà rougeoyante. Surgissement. Choc ! Instant de magie.
Il y a aussi de la magie dans Le Parc de Sollers. Ce n’est pas aride du tout. On peut s’y sentir bien. Même très bien. La musique de l’écriture de Sollers est bien là, dans le soir qui tombe, dans la nuit, puis dans le jour jusqu’à nouveau le soir tombe et que Sollers mette le point final, bleu-noir, la couleur de l’encre de son stylo, le bleu-noir d’une nouvelle nuit naissante...
Ajustez vos montres et passez une journée complète dans Le Parc, en bonne compagnie. Pour connaître le temps qu’il fait ? Pour savoir ce qu’il faut penser, ce qu’il faut dire d’intelligent..? Non, pour apprendre à vivre : l’amour, la mort, l’amitié et la couleur des choses... et du temps.

Et l’on comprend mieux pourquoi, le "prière d’insérer" a disparu, l’accent se recentrant, dans le temps, plus sur la pratique du texte, que la théorie du texte ou son explication, plus sur le résultat que sur les plans. D’ailleurs, la 4ème de couverture a évolué dans le même sens. La précédente édition gardait encore les traces des notes explicatives de l’architecte en marge du plan :
« Une histoire dont on ne sait si elle est d’amour ou de mort. Quelle est cette femme interdite, discrète ? Qui est ce jeune homme dont la vie est en danger ? Qui raconte, seul dans une chambre, cette confession au bord de l’abîme ? Pas de grands mots ni d’événements spectaculaires. Tout se passe avec précision, de façon étouffée, feutrée. Et si la tragédie était là : dans le fait qu’il n’arrive jamais rien, que le vide ? »

Retenons simplement qu’après une première visite du Parc, on peut encore s’y promener et y découvrir de nouveaux points de vue, s’intéresser aux essences des arbres, au dessin des massifs ( même si le narrateur n’est pas jardinier...), à leurs rapports esthétiques etc., ou s’intéresser aux lois cachées de ses perpectives dans l’ombre ou la lumière d’une journée complète, l’unité de temps du récit... L’unité de lieu étant bien sûr, le parc. Du classique dans une trame de « nouveau roman ». Du Sollers ! Il n’y a plus lieu de mettre un « prière d’insérer » pour l’expliquer.

*

Eléments biographiques en arrière-plan

1959
- Ph. Sollers échappe de peu à la mort dans un grave accident de voiture.

1960
- Faillite de l’usine familiale.
- Fondation de la revue Tel Quel aux Editions du Seuil.
Dans ce premier numéro, Ph. S. publie « Requiem », un texte consacré aux funérailles militaires de son ami Pierre de Provenchères, mort en Algérie, là où une guerre qui ne dit pas son nom se poursuivra jusqu’en 1963.

1961
- Coma hépatique, dont l’expérience se donne à lire dans les textes écrits à l’époque
- Publication du Parc, qui reçoit le prix Médicis. Hostilité de la critique, en général, qui reproche à Sollers de sacrifier à la mode du « nouveau roman ».
- Ph Sollers entretient une liaison avec l’écrivaine belge, Dominique Rolin, depuis 1958. Ils se sont rencontrés à un cocktail de leur éditeur, suite à la parution d’Une curieuse solitude. Le printemps et l’automne, ils écrivent ensemble à Venise. Une passion amoureuse et littéraire qui se prolongera de longues années et dont Sollers rendra compte dans Passion fixe et rendue publique à l’occasion d’une émission Apostrophe de Bernard Pivot.

1962 Ph. Sollers est incorporé pour son service militaire. Simulation de la folie, grève de la fin, afin d’éviter de participer à la guerre en Algérie. Il connaîtra les quartiers psychiatriques des hôpitaux militaires jusqu’à mettre sa vie en danger. Malraux, le sortira de là. Mais une femme a joué un rôle essentiel dans ces moments difficiles pour lui : Dominique Rolin.

*

L’analyse de Frans de Haes

Ecoutons FRANS DE HAES nous parler du Parc. C’est à l’occasion d’un article sur « DOMINIQUE ROLIN ET LE NOUVEAU ROMAN » publié en 2005.

Vie privée et littéraire s’enchevêtrant pour un écrivain, Frans de Haes est conduit à analyser l’influence de Sollers écrivain sur l’écrivain Dominique Rolin. Et que nous dit-il ?

Comme l’a très justement montré Philippe Forest, Sollers, avec la publication de son roman Le Parc en 1961 [1], non seulement rompt avec l’esthétique qui était celle de ses premiers écrits, mais s’inscrit sans ambages dans le champ du "nouveau roman", à la grande déception de tous ceux (lecteurs, critiques, romanciers) qui l’avaient applaudi jusqu’alors. Le Parc, nous indique toujours Philippe Forest, semble, dans un premier temps, proche du Labyrinthe de Robbe-Grillet : comme dans ce roman, le "je" du narrateur, écrivant dans sa chambre, alterne (et parfois se confond) avec un "il", officier ou sous-officier perdu dans une guerre au Sud (on devine l’Algérie). Dans Le Parc, il y a, face à eux, une femme, mystérieuse et très présente. De paragraphe en paragraphe, les jeux indéfinis de l’analogie sont pris dans un double filet : celui des répétitions fuguées ou rhapsodiques et celui d’une constante mise en abyme (le livre désigne son projet et son propre fonctionnement à travers la définition même du "parc") ; enfin le déroulement même de la rédaction du roman, en train de se faire dans un "cahier orange", s’avère le vrai moteur du livre et détermine tant son déploiement que son volume. Cependant, Philippe Forest a raison de relever ce qui, dès Le Parc, fait la différence entre la pratique de Sollers et celle d’un "nouveau roman" en passe de devenir répétitif, mécanique.

Dès Une Curieuse Solitude, l’auteur faisait savoir que l’expérience relatée (la liaison entre la narrateur et la femme espagnole) visait l’atteinte de cette "lumière", de cet éclat, de cette éclipse, de cet "éclair", illuminant et absorbant les événements remémorés ; dans Le Parc, les événements ne "prennent" plus, ne donnent plus aucune prise à la classique reconstruction de ce qu’un roman est supposé raconter ; au contraire, les esquisses événementielles se recouvrent et s’annulent à partir d’un "vide" actif, une tache aveugle, un point de fuite, qui n’est pas sans rappeler le "silence" souverain ou la "nuit" de Georges Bataille ; autrement dit : ce qui s’écrit n’est pas le "récit" (il reste cependant possible) ; ce n’est pas tant la pensée exposée que "l’ivresse de la pensée", là où la logique de son exposition vient buter et d’où elle s’élance, à nouveau, indéfiniment : "Si l’homme est désaccord avec lui-même, écrivait Bataille, son ivresse printanière est la nuit, ses printemps les plus doux se détachent sur le fond de la nuit. La nuit ne peut être aimée dans la haine du jour - ni le jour dans la peur de la nuit" [2].

Très vite, Sollers mettra en corrélation cet "impossible", cette "nuit" et sa dialectique, avec le Vide suprême de la cosmogonie et de la pensée chinoises. C’est de ce Vide suprême, nous montre François Cheng dans son admirable livre sur la poétique chinoise, qu’émane le Souffle primordial, l’Un, lequel engendre à son tour le Deux (les deux souffles vitaux que sont le yin et le yang) régissant toute la "création" (les "Dix-mille êtres" selon l’expression consacrée). Quant au Trois, il représente "la combinaison des Souffles vitaux yin et yang et du Vide médian (ou Souffle médian)". Par son action spécifique, ce dernier maintient "toutes choses en relation avec le Vide suprême, leur permettant d’accéder à la transformation et à l’unité" [3]. Pareille logique, où le Vide n’a pas cette valeur négative qui imprègne la tradition platonicienne de la métaphysique occidentale, programmera et investira en profondeur tous les livres à venir de Sollers.

Une nouvelle "logique de la fiction" se fait jour ainsi, bien au-delà des exercices du "nouveau roman" où vide et manque n’étaient souvent que des techniques de rébus, sans cette force productive réelle qui, aux yeux de Sollers, ne peut être que subversive et mener à une véritable écriture de "l’expérience intérieure", telle que l’entendait le même Georges Bataille.

Cette expérience implique une critique sociale et symbolique. Car plutôt que des êtres menant une vie libre, nous nous révélons la plupart du temps des "personnages" programmés par un modèle romanesque figé, toujours reconduit, pour mieux contrôler la reproduction mentale (et bientôt la reproduction tout court) de l’espèce, telle que la société veut la régenter. La psychologie romanesque convenue, relayée par le cinéma, reprise et simplifiée bientôt par le feuilleton, le sitcom, le reality show ou la publicité, moule non pas la vie, mais ce qui doit passer pour telle (et passe plus que jamais pour telle en 2005...). "L’oeuvre fondée en psychologie, écrivait Roland Barthes, à propos de Sollers précisément, est toujours claire, parce que notre vie nous vient de nos livres, d’une immense géologie d’écritures psychologiques ; ou plutôt : nous appelons clarté cette circulation égale des codes dont s’écrivent à la fois nos livres et notre vie : l’un n’est jamais que la translittération des autres. Changer le livre, c’est donc bien, selon le premier mot de la modernité, changer la vie" [4]. Position critique qui n’était pas très éloignée de celle que l’auteur du Parc et de Drame avait développée de son côté, dès 1965, dans un essai intitulé Le Roman et l’Expérience des Limites : "Notre société a besoin du mythe du "roman« ", prétendait alors Sollers, "(...)c’est un moyen de faire régner un conditionnement permanent qui va beaucoup plus loin que le simple marché du livre. LE ROMAN EST LA MANIERE DONT CETTE SOCIETE SE PARLE, la manière dont l’individu DOIT SE VIVRE pour y être accepté(...)" [5].

L’expérience du "vide", du point dialectique de néantisation et de germination du sujet et de sa langue, expérience productrice, non pas d’un quelconque "imaginaire", mais de "l’algèbre même" de l’imaginaire [6], non pas de rêves (façon surréaliste), mais d’un texte enveloppant le travail et la logique interne du rêve, ne figure pas seulement une tentative de sortie de l’espace métaphysique platonicien, mais un acte de révolte active : l’on ne pouvait, d’après Sollers, continuer à fabriquer des romans dits classiques [...] dans une société française qui avait engendré le fascisme de Vichy et qui, en ces années, s’enlisait dans une sale guerre en Algérie. [...]. D’où la radicalisation de Sollers, après un passage éprouvant dans un hôpital militaire, suite à son refus de tout service en Algérie. Drame en 1965 et Nombres en 1968 [7] seront des textes très complexes, des textes-limites signifiant leur propre engendrement, manifestant le "mouvement de germination" dont ils sont le lieu et avec lequel le sujet, dans son éclipse même, tend à coïncider [8]. À son tour, cette structure dynamique se mettra en question et se transformera pour intégrer — à nouveau et mieux — l’Histoire millénaire au fil d’un grand "poème-roman" investissant plusieurs volumes : Lois (1972), H (1973), Paradis I (1980) et Paradis II (1986)...

Arrêtons ici ce trop rapide survol des enjeux de l’oeuvre de Sollers pendant les années 60 et 70. Il aura suffi, croyons-nous, à saisir l’essentiel du tourbillon de liberté et d’intelligence qui orientera et fertilisera, de manière décisive, les livres de Dominique Rolin.

Copyright © Frans De Haes, 2005.

Frans de Haes est aussi l’auteur de « Philippe Sollers, Le rire de Rome », un livre d’entretiens, Gallimard/L’Infini, 1992.

*

Le cahier d’écolier orange

L’Américain Roland A. Champagne [9], auteur d’une monographie « Philippe Sollers » [10] (2004), dit quant à lui : « Le narrateur du Parc est un écrivain qui veut écrire mais au lieu de ça, parle de l’acte d’écrire », ce que l’original rend de façon plus incisive, avec l’efficacité et la concision anglo-saxonne : « The narrator of Le Parc is a narrator who wants to write but talks about writing instead. ». Et ça continue ainsi : « The first-person narrator...Le narrateur qui s’exprime à la première personne est obsédé par la page blanche de son cahier d’écolier orange. Couleur orange qui le frappe par contraste avec toutes les autres couleurs qu’il observe autour de lui. Son appartement donne sur le parc objet du titre du livre. L’espace ouvert du parc attire le narrateur, et sa page ne se couvre pas de son écriture, elle reste blanche. Le parc est entouré de grilles en fer qui délimitent l’étendue du parc, et créent son identité spécifique [...] »

...Cette couleur orange du cahier que l’on retrouve dans le tableau chinois, choisi par Sollers, en couverture de l’édition du Parc.

Et reportons nous aux dernières lignes du Parc : « le cahier à couverture orange patiemment rempli, surchargé de l’écriture régulière et conduite jusqu’à cette page, cette phrase, ce point, par le vieux stylo souvent et machinalement trempée dans l’encre bleu-noire »
Fin que Ph. Forest [11] commente ainsi : « Comme le faisait remarquer Jean Ricardou dans « Les allées de l’écriture », la dernière des notations du texte en est aussi la première : l’encre du stylo qui en pose le point final est de la même couleur que le ciel nocturne sur lequel s’ouvre le récit [...] comme si le roman ne s’achevait que pour débuter, Au terme d’un mouvement circulaire comme le temps lui-même. Le Parc, on l’avait vu, nous ramenait au crépuscule de son commencement après une nuit [la première moitié du récit] et une journée [la deuxième moitié du récit] en lesquelles toute nuit et toute journée pouvaient prendre place. [...] »

Sur Amazon :

Le Parc
Passion fixe
Le rire de Rome
Philippe Sollers par Roland-A Champagne (Nota : Le résumé associé sur la page Amazon n’est pas celui du livre. Mais vous pouvez consulter des extraits numérisés façon Google).

Extraits

Dédicace
A ma mère

Exergue

PARC : C’est un composé de lieux très beaux et très pittoresques dont les aspects ont été choisis en différents pays, et dont tout paraît naturel excepté l’assemblage.
LIITRÉ (J.-J. Rousseau : La Nouvelle Héloïse.)

*

Le début
Le ciel, au-dessus des longues avenues luisantes, est bleu sombre. Plus tard je sortirai, je marcherai la tête levée vers lui qui s’obscurcira peu à peu jusqu’à disparaître. Maintenant c’est la ville, sensible tout à coup, montante, pleine de bruits nouveaux et de nuit. Aller. Mais regarder encore la rue et ses arbres jaunis, et en face l’immeuble aux colonnades, aux balcons demi-circulaires, aux toitures de zinc encore claires, aux pièces lumineuses traversées, lointaines, par des femmes dressant le couvert du dîner. Un salon, une salle à manger, une cuisine, une autre cuisine, un autre salon...

Dans ce fauteuil en cuir, là-bas, à droite de la cheminée et du lampadaire, un homme est assis de profil, un verre à la main. Devant lui, une femme par instants s’anime, et je peux voir sa robe rouge derrière les rideaux, ses gestes, le mouvement de ses lèvres quand elle parle, tandis qu’il s’est penché pour l’écouter, et je crois l’entendre, lui, disant comme d’habitude et distraitement : « Bien Sûr ». Oui, rien ne va m’échapper si je m’assieds dans le petit fauteuil traîné sur le balcon étroit où je peux, de biais, allonger les jambes, les poser sur la galerie de fer forgé aux feuillages figés le long de tiges symétriques, courbes, rondes, recourbées, noires. Là-haut les cheminées, alignées en désordre sur les toits, fument, laissant monter dans l’air encore visible un mince panache foncé ; et les oiseaux, les hirondelles qui ont mené pendant le crépuscule leurs vols compliqués, se séparent, traversent à tire-d’aile cette large trouée de ciel après la pluie. [...] et, immédiatement en face, cette femme et cet homme qui bavardent en souriant dans le vaste appartement très clair.

II fait un geste de la main gauche refermée sur une cigarette, remuant cette main pour insister sans doute, et la femme se renverse en arrière, lève les bras, et, prise de fou-rire, se plie soudain en avant.

Puis, debout, l’homme pose son verre sur la table .se, la femme se lève à son tour, fait un léger signe de la tête, et ensemble ils commencent à marcher, disparaissent bientôt par le fond de la pièce (un piano sur la gauche, avec une partition dépliée).

*

Extrait 1 (Où le narrateur évoque l’embuscade où son ami trouvera la mort)

Deux coups de feu viennent de claquer, en bas, vers la droite. Voilà. Les détonations se succèdent, à présent, quelques-unes brèves, sèches ; d’autres plus sourdes ; d’autres en rafales automatiques se gagnant de vitesse, couvertes de temps en temps par une déflagration plus ample, plus chargée. Une fusée éclairante rouge s’épanouit là-bas : le signal. Il s’arrête, crie un ordre, fait un signe. Revenant sur leurs pas, ils courent tous les cinq au secours de l’autre groupe qui vient d’ouvrir le feu. Lui trébuche contre les pierres, tombe, se relève (la paume de sa, main droite saigne), se remet à courir [12](ou bien elle conduit la voiture à vive allure, elle accélère encore, les phares ouvrent entre les arbres un tunnel lumineux), il dévale la pente (alors qu’il est inutile de courir puisque, malgré les mouvements rapides des jambes, je n’avance pas d’un centimètre, je vais être rejoint, mais on retarde le plaisir de m’attraper, me laisse dans cette position humiliante où j’essaie vainement de fuir) ; il court, il se retourne pour voir s’il est bien suivi (pas plus qu’il n’y a de fantômes forcés de disparaître au lever du jour, il ne peut être atteint puisqu’il sait qu’il doit l’être, qu’il a imaginé les moindres détails de l’accident reculé ainsi à des limites irréalisables ; puisqu’il s’est dégagé de ce corps situé à quelques mètres d’autres corps plus vulnérables, ce corps dont il sent comme jamais la souplesse, le fonctionnement, la masse organisée, soumise, chaude masse masquée par elle-même qui lui permet de se jeter en avant, de chercher un danger irréel, et pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, pourquoi lui, pourquoi moi ?), il court à corps perdu dans l’étroit chemin de plus en plus visible (la douleur monte, la lumière envahit le ciel au-dessus des montagnes ; le ciel d’un autre jour, de tous les autres jours qui commenceront par cette fraîcheur et s’il faut se dissoudre - car il croit deviner maintenant : l’avertissement serait un excès même de confiance, de joie, cet excès à présent délibéré, ce sentiment que tout le voit et l’observe - s’il faut se dissoudre, que ce soit sans rien penser, en courant de toutes ses forces, en courant, le visage rendu et mêlé à l’air), les coups de feu se rapprochent, se multiplient (il se prépare, il est prêt), il est seul près d’un rocher, dans un espace comme solidifié qui se réduit à son alentour immédiat ; il s’arrête et tire à son tour sur deux formes qui viennent de se dresser à gauche, dont l’une tombe et l’autre fait un geste large dans sa direction (la fin de la page approche, elle doit s’achever bientôt par une phrase courte, évidente), et c’est enfin l’explosion, la déchirure du côté, du bras ; le souille bloqué dans un cri inaudible (personne ne s’en sera rendu compte ; il reste encore deux secondes) et, voilant les yeux,

Il est cinq heures du matin.

(p.81-82)

*

La fin

Les parcs de Ph. Sollers

Dans cet extrait de fin, sont implicitement évoqués Le parc Monceau - sur lequel il reviendra, à plusieurs reprises, dans des récits ultérieurs - toujours associé à l’hôtel particulier des Glycines... A l’image de la citation en exergue du livre ce sont différents parcs, qui se juxtaposent dans le récit : le parc de la maison d’enfance à Talence, le jardin de la maison de l’île de Ré, le parc de la maison de Dominique Rolin, le jardin du Luxembourg à proximité du studio que lui ont acheté ses parents lorsqu’il était étudiant, et le Parc Monceau avec l’hôtel particulier des Glycines, tout proche, « ouvert de jour comme de nuit », aux hôtesses accueillantes : Madame Thérèse et sa gagneuse Catherine Louvet... plus, ici

Pourtant, au soir de ce jour où l’air reste chaud, sans un souffle de vent, le parc domine la ville qu’on pressent malgré tout, là-bas, au-dessous des feuillages touffus. Je me dirige vers la porte nord où commence la rue écartée presque toujours déserte (le bruit des voitures n’y parvient que très sourd) ; la rue bordée d’immeubles vétustes aux façades couvertes de glycines fleuries et de plantes grimpantes ; immeubles dont certains salons à vitraux avancent au-dessus des jardins. C’est ici, il y a longtemps, que nous l’avons croisé un soir, une seule fois ; et il nous a salués d’un léger geste de la main. Ici, exactement. Mais il est temps que l’ombre se fasse de plus en plus dense et fraîche ; il est temps qu’elle soit assise, blanche silhouette immobile et muette, là-bas, sur le banc de pierre au fond du jardin. Il est temps que je rentre chez moi, lentement, par la longue avenue obscure ; tandis qu’un autre jour, le cahier disposé sur une table au soleil ou encore, ce même soir, sorti du tiroir dont elle est seule à garder la clé, le cahier sera lu un moment, puis refermé ; le cahier à couverture orange patiemment rempli, surchargé de l’écriture régulière et conduite jusqu’à cette page, cette phrase, ce point, par le vieux stylo souvent et machinalement trempé dans l’encre bleu-noire.

*

LIENS

- Le tournant (I) : « Quand le Masque et la Plume assssinait Sollers »

- Le tournant (III) : « Distance, Aspect, Origine », par Michel Foucault

- Le tournant (IV) : « Le mauvais coup fait à Sollers », par Nathalie Haenix (1988), une sociologue française. Autour du prix Medicis. Un pertinent portrait psychosociologique.


[1Philippe Forest, Philippe Sollers. Paris, Editions du Seuil, coll. "Les Contemporains", 1992. Philippe Sollers, Le Parc. Paris, Seuil, 1961 (rééd. Seuil, coll. "Points", 1981).

[2Georges Bataille, Le Coupable. Paris, Gallimard, 1944, p. 150.

[3François Cheng, L’Écriture poétique chinoise. Suivi d’une anthologie des poèmes des T’ang. Paris, Seuil, 1977, p. 9. Édition révisée en 1982.

[4Roland Barthes, "Drame, Poème, Roman" in : Théorie d’Ensemble, Seuil, coll. "Tel Quel", 1968. Repris et annoté dans : R. Barthes, Sollers, Ecrivain. Paris, Seuil, 1979 (où la citation se trouve p. 20-1).

[5Philippe Sollers, "Le Roman et l’Expérience des Limites", in : Logiques. Paris, Seuil, coll. "Tel Quel", 1968, p. 228. La suite du propos est, lui aussi, d’une surprenante actualité : "Il est donc essentiel que le point de vue « romanesque » soit omniprésent, évident, intouchable (...). Il est essentiel qu’il dispose de tous les registres : naturaliste, réaliste, fantastique, imaginaire, moral, psychologique et infra-psychologique, poétique, pornographique, politique, expérimental. Tout se passe d’ailleurs comme si ces livres étaient désormais écrits par avance (...)" (nous soulignons). Il n’est pas sans intérêt de voir à quel point Sollers accentue encore cette critique de nos jours. À preuve ce dialogue dans un de ses romans récents, L’Étoile des Amants, Gallimard, 2002, p. 141 :
« Tu crois vraiment qu’ils ne lisent rien ?
- Pas grand-chose. Un coup d’oeil par-ci par-là, deux ou trois pages. Quelques lignes pour renforcer un préjugé négatif. Des impressions vagues. Ce qu’ils pensent être du cul (comme ils disent). Évaluation rapide en fonction de la sociologie ambiante et des intérêts en jeu. Argent ou influence possible. Sinon rien.
- Des histoires quand même...
- Oui, en fonction du film ou de la photo. Ils vivent, respirent et dorment dans un film, ils lisent en fonction du film. Tout pour le cinéma ou les magazines (...). »

[6Philippe Sollers, "Logique de la Fiction", in : Logiques, p. 30.

[7Philippe Sollers, Drame. Paris, Seuil, coll. "Tel Quel", 1965 (rééd. Gallimard, coll. "L’Imaginaire", 1999). Et : Philippe Sollers, Nombres. Seuil, coll. "Tel Quel", 1968 (rééd. Gallimard, coll. "L’Imaginaire", 2000).

[8Cf. Philippe Forest, Op. cit., p. 129.

[9Professeur émérite à l’Univeristé St Louis du Missouri.

[10Rodopi B.V.Editions

[11FOREST, PhilippeSollers, Seuil, 1992, p. 70

[12Alors que le début est la transposition littéraire du dernier combat de son ami Pierre de Provenchères, le mot « courir » évoque un autre souvenir lié à son accident de voiture, une femme est près de lui Dominique Rolin, les deux événements se superposent dans l’esprit du narrateur et le récit bascule dans une digression que souligne la mise entre parenthèses, puis les deux récits se poursuivront entrelacés

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4 Messages

  • A.G. | 8 avril 2010 - 21:42 1

    Mardi, de passage à Paris pour voir "Vita Nova" le film de Marcelin Pleynet et Florence Lambert, j’ai quelques heures à perdre ; après un petit tour des librairies, je décide d’aller voir "The Women", le film hilarant de George Cukor (1939) que je n’ai pas vu depuis des années. J’ai un peu d’avance sur l’horaire de la séance, je fouine dans le bac à livres de la librairie voisine et... je tombe sur un vieux numéro de la NRF de septembre 1961 (la moitié n’a pas été découpée).

    Au sommaire : des extraits du Parc. Coût : 5 ?.










    ZOOM : cliquer sur l’image

    Egalement au sommaire un article d’Elisabeth Porquerol, "Céline il y a trente ans" (le 1er juillet 1961, à 18 heures, Louis-Ferdinand Céline est mort d’une rupture d’anévrisme) et une note d’Yves Berger sur "les larmes d’Eros" de Bataille (son dernier livre) qui se termine par ces mots : "Convulsé, comme sans cesse explosé en phrases éblouissantes et qu’il faut, passé la surprise, relire : le style de Georges Bataille, dans bien des pages, est d’un poète".


  • A.G. | 18 septembre 2009 - 17:12 2

    L’exergue de Femmes (1983) :

    Né mâle et célibataire dès son plus jeune âge...
    _ Possède sa machine à écrire et sait s’en servir.

    _ William Faulkner


  • V.K. | 9 septembre 2009 - 12:12 3

    Evidemment, comment n’y ai-je pas pensé ? le lien sur ce Parc Monceau, manquait.
    C’est vrai que j’ai un peu erré dans les allées du Parc avant de sortir vers la rue Rembrandt qui vaut le détour.


  • A.G. | 9 septembre 2009 - 11:13 4

    On peut jeter un coup d’oeil sur les allées du parc Monceau ; Sollers l’évoque dans la plupart de ses romans.