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Sollers solitaire

Critique de Studio, J-L. Douin, Le Monde ; J-P Amette, Le Point, 1997

D 1er novembre 2005     A par Viktor Kirtov - Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Sollers solitaire

Lui a-t-on suffisamment reproché de préférer l’exhibition au recueillement ? Ces ricanements ! Et ces imprécations ! Bouffon, provocateur, retourneur de veste, dévot à la foi cathodique ! En proie aux doutes, il aurait pourtant suffi de relire quelques pages d’un roman au titre prémonitoire, Une curieuse solitude (1958) : à vingt- deux ans, Philippe Sollers y confessait son sentiment « d’être désormais aussi loin que possible de l’agitation et du manège du monde », de s’être retiré du jeu « pour en voir les derniers effets ». Il suffisait aussi de replonger dans le texte magnifique que lui consacra Roland Barthes, Sollers écrivain, en 1979 :
« Nous acceptons les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons des choeurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix... »
L’écrivain vit dans une société « où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute » . Virtuose esprit encyclopédique, funambule et jongleur, habile à cheminer du même pied sur la périphérie et au centre, à jouer l’irrécupérable sans se laisser marginaliser, à s’exprimer sur son temps en tressant des louanges aux poètes qui s’épanouirent en retrait des choses du monde, soucieux d’être à la fois acteur et spectateur, Philippe Sollers a donc repris du champ.

« J’ai rarement été aussi seul. Mais j’aime ça. Et de plus en plus » : ainsi commence Studio, son nouveau roman... Relisez donc Victor Hugo, qui savait bien que « l’inspiration est suspecte de liberté » et que « la poésie est un peu extra-légale ». Ou Pierre Michon, pour qui « l’obéissance n’est pas une qualité d’homme de lettres ». Est-ce une recollection, une déroute ? Sûrement pas. Un repli stratégique, peut-être. Les prophètes cherchent la solitude, mais non l’isolement. S’ils foncent dans le désert, c’est pour penser aux multitudes. Traquer les sensations neuves de l’universel. Affronter les vertiges de la liberté. Se sentir « je », c’est-à-dire « autre », pour réinventer le don. Surmonter le dégoût de soi pour découvrir l’alchimique réciprocité. Cette chasse au bonheur qui déguerpit, c’est la mission que se sont toujours donnée les poètes.Déjà, Sollers, dans Paradis :
« ... c’est par tous les jours si rose le point sensible est là rythme poésie mélodie la capacité de dire l’ouïe et pas seulement d’écouter d’entendre c’est là qu’est le risque rilke le défi sirène harmonie... »
Puis, plus prosaïquement, mais sans renier les tourbillons de langue, ni l’impertinence, se présentant ainsi, dans Les Folies françaises :
« Je, Philippe Sollers, écrivain, Bien réveillé, lucide en bite, calme, allongé, la plume en main... »,
il dira ses désirs.

Studio, ce travelling arrière sur l’agitation collective, baigne dans une lumière qu’il courtise depuis quarante ans. Jouissance des mots, fusion des corps et des syllabes, quête effrénée du « lecteur bénévole » de Stendhal, appel au sauvetage du crâne de Mozart, des lettres de Van Gogh, errances d’enfers en paradis, refus des orgasmes normalisés, protection des héritages culturels, méfiance du social et guerre du goût, odes au verbe et à la chair, à la Vierge et à la mémoire, à l’enfance. Et ainsi de suite. Que sait-il faire encore ? Rager contre le règne du parasitage, la régression des moeurs, la colonisation des systèmes nerveux, l’apothéose des bateleurs du non-dit. Affoler les micros, décorer les sans-culottes, désarmer les sans-pensées, appuyer sur la touche « désabusement classique », garder son sang-froid, morose. Homme pressé, mais contemplatif né, hédoniste las des cris et des convulsions, il fait confiance à des termes qui déclenchent sa rêverie : peau, rires, caresses, lilas, rosiers sauvages, refuge.
« Hier, écrit-il, après avoir traversé la ville en tous sens, j’ai arrêté la voiture sur les quais, j’ai marché une heure dans le froid au bord du fleuve, je suis repassé vite par les deux parcs principaux, et retour en fin d’après-midi sur mon lit, sommeil immédiat, facile, je m’endors, c’est vrai, où je veux, quand je veux. »

Où je veux, quand je veux : c’est la signature du poète. Son acte de foi.
« La poésie, on ne la fabrique pas, on la vit, on la respire, on l’habite. »
C’est le cri de l’âme étouffée qui se révolte, le souvenir du message maternel :
« Continue, n’aie pas peur, suis ton chemin, peu importe où il mène, ne doute pas, ne te retourne pas, laisse dire, tiens-toi à la verticale. »
Vivre sa vie, avec la farouche volonté de ne rien céder à la mort, ni aux « révolutionnaires en carton, prêtres, magistrats, militaires, esprits bornés du temps, confusion du cul et du con, grimaces, conformisme, clans, fric, bavardages, flics, bestialité subie, asphyxie ». Ne jamais accepter la fin, choisir son jeu, édifier sa règle, écouter saint Paul : « Ils périront, mais toi tu persistes ! » Tel est l’Homo Sollers. Indomptable.

Comment résister à la négativité contemporaine ? Dans les livres de Sollers, on entre dans la clandestinité, on adhère à une société occulte, on devient agent secret. Agent secret de sa propre existence. On se retranche dans son studio. Lieu magique : à la fois garçonnière, atelier d’artiste, rendez-vous des techniciens de la radio, de la photo, du cinéma. Refuge et repaire, lieu de réflexion, d’observation, de décryptage, de gamberge. Lieu propice à la Révélation. Le narrateur, ici, s’est choisi deux phares, deux guides susceptibles de l’aider à passer dans un autre monde : Friedrich Hölderlin et Arthur Rimbaud.

Complices de rêveries pour notre promeneur solitaire ? Certes. Le premier s’est fait cueillir à Bordeaux (tiens !) : on l’imagine allongé au bord de la Garonne. Le second, lui aussi, flâne loin de chez lui, un matin de février aux environs de Londres. Ils ont eu de gros ennuis, tous les deux. Hölderlin s’est heurté à la bigoterie provinciale de son Allemagne natale, il n’a pas pu aimer Suzette qui était mariée à la banque de Francfort, il est incompris, au bord de la folie. Rimbaud a reçu une balle de revolver en Belgique, connu des gens bizarres, écrit un petit livre sur l’enfer et médite.

Mais ce qui les rapproche du héros vrai de Studio, ce roman vrai, c’est quelque chose de plus profond, plus troublant : le silence, la voyance, l’enfance. Loin des petites amoureuses d’antan, ils suffoquent tous trois dans un désir d’harmonie avec la nature, dans la nostalgie d’une Grèce antique où les dieux aidaient les hommes à bâtir une civilisation olympienne, dans le culte d’une poésie susceptible de faire sentir l’essentiel, la transcendance, la part divine de l’individu. Il leur faut, pour passer de l’Ici à l’Ailleurs, faire le deuil d’un certain monde décadent
(« Soudain, vers la fin du vingtième siècle, au milieu de richesses considérables d’ailleurs gaspillées, le lien social se dénoua... Pouvoir, Mensonge, Crime, Dieu, Satan, Trafic, Sexe, Mort, Argent, toutes les vieilles majuscules de la grande roue habituelle continuaient à tourner, mais, semblait-il, à vide. »)
Il leur faut se défier d’être eux-mêmes des dieux, se dépêtrer de la lâcheté de l’univers des adultes, « faire un trou à la nuit », choisir la fréquentation des dissemblables, échapper à l’ambiguïté historique du passé et à l’emprise morbide des mères, si promptes à choyer leur petit, à veiller comme un fossoyeur sur leur agonie. L’un guetté par l’internement, mimant la dévotion absolue à sa vénérable génitrice ; l’autre, qui se montra un jour nu à la fenêtre de sa chambre de bonne, sujet aux visions, proie pour l’amputation.
Si Studio, roman de critique sociale, credo poétique et cinéma-vérité, distille entre tours et détours des moments d’émotion, c’est parce que Sollers s’y livre tel quel. On ne pourra pas parler de frime à propos de ce petit garçon qui apprend à souffrir à douze ans lorsqu’on lui perce le tympan
(« Je suis drainé et dragué, anticipation de la décomposition et de la sanie qui m’attendent au bout du voyage »),
ce corps d’enfance à sauver coûte que coûte, et qui se répète encore aujourd’hui : « Je mourrai de ma mort, pas de la leur. » Ni à propos de cet aveu d’une idylle espagnole, eucharistie, quand il avait quinze ans, avec une Maria qui en avait vingt-huit :
« Pas un arbre contre lequel on ne se soit serrés, embrassés... Honte, remords ? Rien du tout. »
Eblouissement, innocence. Il court encore. Sauve qui peut (la vie).

Car oui : il y a du Godard en Sollers, et vice-versa. Le cinéaste suisse est né coiffé : Dieu et Art dans son nom. Philippe Sollers est un pseudo : l’alliance de sollus et de ars, en latin. « Tout entier art ». Chez l’un, comme chez l’autre, acharnement à vouloir être l’ethnologue de nos vies quotidiennes pour vitrioler tout ce qui enlise le monde dans l’habitude de l’abjection. A dénoncer la civilisation du cul et du slogan, la fin des sentiments. A se faire « peintre en lettres » pour raconter la guerre des sexes, le combat des hommes contre les femmes, les deux ou trois choses qu’ils savent d’Elles, la visite du Louvre en neuf minutes quarante-cinq secondes, les paradoxes de La Chinoise, le mystère du Trou de la Vierge, l’interdit de la représentation, l’énigme des origines, le désir d’enfant, la puissance de la parole, l’impuissance devant Shakespeare, l’angoisse métaphysique, la pâmoison face au ciel, aux arbres, à la lumière, le besoin de reprendre un envol. Fraternité de penseurs, d’artistes et de farceurs, adeptes de la facétie verbale et de la citation. Passeurs en fraude de la confession intime, orchestrateurs discrets de l’émotion.

D’une oeuvre à l’autre, histoires d’eaux-fortes, films, romans, essais usant du collage, de l’allusion, de l’illusion, du tableau, du jeu de mots, de l’image, Sollers et Godard se rejoignent dans la même réticence à raconter une histoire comme en réclament les jurés de prix littéraires ou les producteurs. Ils optent pour une somme d’histoires, un entrelacs de situations, une façon d’éveiller ou de réveiller, de secouer ou de déranger, de « provoquer » un ravissement. Bardot est comparée à l’Eve de Piero della Francesca, la France des Folies françaises à la Suzon de Manet. Quant à Hölderlin et Rimbaud, Godard les a rencontrés. Dans Pierrot le fou, ce credo romantique et libertaire où Belmondo-Karina se réfugient dans le musée imaginaire des arts et de la littérature, il cherche à remplacer le désordre ambiant par la logique des livres, prône la fuite hors de « ce monde pourri et dégueulasse » : un bateau ivre, en direction de « la mer mêlée au soleil ». Dans Le Mépris, cette histoire d’un film qui se fait et d’un couple qui se défait, l’urgence à convoquer le fantôme d’Hölderlin dans une civilisation paralysée par les névroses, pour redonner un sens au monde, une inspiration divine aux odyssées humaines.

Strophes de solitude pour le JLG de la nouvelle vague et pour le S. du Coeur absolu. L’amour, sous toutes ses formes, comme différentes versions d’un scénario en couleurs, avec arrêt sur image. L’un chuchote : « Je suis une légende... mériter enfin le nom que je m’étais donné... un homme rien qu’un homme et qui n’en vaut aucun mais qu’aucuns ne valent. » L’autre trace : « Les jugements à votre sujet finissent par se contredire à chaque instant et s’annulent : vous êtes sauvés. » Musique.

JEAN-LUC DOUIN

Source : Le Monde
Date : 7 mars 1997

*

Sollers brûlé de littérature

Dans son plus récent film, « For Ever Mozart », Jean-Luc Godard cite à plusieurs reprises un article de Sollers publié dans Le Monde sur Marivaux. La revue « Métropolis », sur Arte, installe régulièrement ses caméras dans le bureau de la rue Sébastien-Bottin, où Sollers dirige la revue L’Infini. On lui demande ce qu’il pense du surréalisme ou de Heidegger, du roman français ou du peintre Bacon.

Pendant des années, on a lu Sollers dans Le Monde une fois par mois. Il relit Proust et Céline, Aragon et Nabokov, l’éternel Sainte-Beuve et le cardinal Joyce, Rimbaud et Kafka, la Bible et Madame de Sévigné. On le voit au piano dans un générique du « Cercle de minuit » de Laure Adler ; on le retrouve, rapide, emporté, sur un plateau d’Antenne 2 : il parle des femmes et de sexualité dans un talk-show grand public. Il apparaît par-ci par-là, précis, volubile, fourmillant d’idées. Sollers, depuis la création de Tel quel, il y a trente ans, est — pour reprendre le premier titre de son roman — « une curieuse solitude ». C’est une solitude divertissante, dansante, obstinée, elliptique. Il n’avance que par ruptures, gesticule et énumère, cite Heidegger et Watteau, rapproche Laclos de Rimbaud. Il a autant d’ennemis qu’il en souhaite, mais pas autant d’amis qu’il croit. Il adore les marginaux, lui qui ne semble pas tout à fait exilé dans son fauteuil Gallimard ; il n’appartient à aucune académie, lui qui ne parle que de stratégie, système de défense, relations, Mohican qui campe à Venise, se promène sur la lagune en citant Clausewitz et Sade, Baudelaire et Vivant Denon, qui sont ses catins les plus fidèles.

Parfois, ce neveu de Rameau égaré dans notre siècle jette une phrase mystérieuse sortie de la Bible... Lui-même se voit ainsi vu par les autres : « Précoce, classique, moderniste, maoïste, insignifiant, farceur, imposteur, schizophrène, paranoïaque, infantile, nul, libertin, papiste, voltairien, et j’en passe... » (Préface de son recueil « La guerre du goût ».)

C’est vrai en diable ! Dans les salles de rédaction, tout le monde parle de Sollers comme s’il n’y en avait qu’un, alors qu’il y en a énormément, qui semblent d’ailleurs vivre dans une convivialité un peu forcée. Il est, dans le paysage éditorial français, une espèce de bousculade à lui tout seul.

Ses livres se succèdent comme des images des frères Lumière, dans un papillotement, un mouvement, des ombres constantes, des silhouettes, des maîtresses frivoles et fidèles. Cela vit, palpite, traverse, étonne, et parfois étreint, car un coeur est mis à nu façon Musset, qu’il ne cite jamais.

« Studio » en est le témoignage paradoxal. C’est un livre essentiel. Peut-être le meilleur livre de Sollers, en tout cas un des meilleurs écrits sur notre époque. Qu’est-ce que « Studio » ? Un essai ? Oui. Sur Hölderlin et Rimbaud, et Heidegger... Un récit ? Oui. Un homme se promène dans son enfance à Bordeaux ; il nous amène jusqu’à sa table de travail dans une chambre de Venise. Un roman ? Non. Plutôt la romance du temps qui file, si subversif dans sa ligne. Est-ce de la littérature expérimentale ? Oui. Les plus belles méditations de Heidegger entrent en collision avec la voix solitaire et purement autobiographique. Je cite : « En août 1949, donc, je vais avoir treize ans, la soeur de Maman est entrée en agonie, les volets et les portes de la maison sont fermés, la chaleur est sourde, le jardin éclate de couleurs, je passe des heures dans le cognassier au bois noir, là, sur la gauche, à l’ombre. Maria vient d’arriver, et, avec elle, l’autre côté des Pyrénées et du monde. Rien ne sera plus comme avant. C’est le grand été rouge et noir. » Ecoutez, relisez. Alors, ce n’est pas classique ? Si. C’est d’avant-garde ? Oui. Par les enchaînements, chronologie, liberté et variété de tons... La langue de Sollers possède un corps particulier, une période parfois latine et harmonieuse, mais plus encore déchirée, culbutée par des aveux, colères, traits d’intelligence, subits dialogues monologués, ou monologues divisés aux parleries.

Les genres littéraires sautillent, se succèdent, se superposent. On écoute un long chuchotement de fin de soirée. Un homme se confie à un bout de papier, puis, brusquement, la Raison hégelienne ou l’information donnée à la télévision passent par là et voilà notre auteur devenu métaphysicien. Dans « Studio », il fragmente l’harmonie intime qui le berce pour prendre des accents de fureur, gais, vivants, parfaits. Il y a ainsi des colères délicieuses ; il jette sa mule contre les nouveaux fanatiques qui pépient dans les médias... Fureurs contre la petite troupe jacassante de prêtres, de philosophes, de réformateurs, de terroristes en chambre qui vous font subir leur délire comme une vérité révélée. Hargne contre ceux qui transforment la culture en bordel, ou bien en musée.

On a vu avec Rimbaud ce que la folie commémorative a fait : transformer le poète messianique en casse-pieds... Non seulement on empaille les grands écrivains morts, mais en plus on leur fait les poches, dit-il.

Il court, dans « Studio », comme une électricité, une gaieté, une malice mêlée de tristesse. Exactement comme Flaubert, dans sa correspondance. La bêtise glace tout, mais Sollers, lui, par un renversement, une élégance qui passe pour de la frivolité, n’en est pas oppressé ; il prend son élan sur cette déficience de vie. Il ne se lamente pas, il ne s’engloutit pas dans des gémissements, il ne se désespère pas. Il crépite.

L’audace du livre est de tenir cette contradiction ; colère et fureur, convictions intimes, sombres rêves de paix, appels sereins à la présence la plus immédiate de la vie, apaisement et tremblé des jours de jeunesse, des étés perdus, figure d’une mère qui revit entre les lignes, murmures sur un père qui parlait peu et donc, sans cesse, poursuit un dialogue invisible avec son fils.

Tout s’écrit ici dans une espèce de plaisir secret, brisé, hivernal ; et, chaque fois, tout s’allège subitement.

L’apparition de la figure si vibrante de Hölderlin, ce poète allemand, est d’une gravité nouvelle chez lui.

Sollers manifeste dans ce texte joie du coeur, sérénité. Une eau profonde coule sous sa prose. Vie fissurée, clouée, retapée... Légère et pleine d’égratignures, d’angoisses sous-jacentes... Il évoque les scies éternelles qui lui occupent l’esprit (chez lui, Sade, les femmes, le statut de l’écrivain et sa statue...).

On voit bien que le « je » de Sollers s’est toujours fragmenté, multiplié, comme dans un jeu où le libertin du XVIIIe siècle rencontre un maoïste sanglé, où le neveu de Rameau des éditions du Seuil rencontre le cavalier amoureux des éditions Gallimard, où celui qui travaillait au journal Le Monde pour gagner la « guerre du goût » se heurte au directeur de L’Infini qui publie de braves garçons...

On a vu tant de farfelus, de faux enthousiastes, de vrais ludions devenus lanternes folles dans ce milieu qu’il apparaît de plus en plus comme le sérieux de la bande, le plus net de sa génération, le plus ferme, le plus brûlé de littérature.

Dans un fleuve de publications énorme et si pâteux, où les mots se ressemblent, où les clichés d’écriture fatiguent les lecteurs, dans une espèce de formation magmatique, il apparaît, solitaire, intrépide, frais, neuf, d’une volupté diabolique parmi les laborieux. Voici un heureux chez les affligés. Scandale ! Sa solitude ne lui pèse apparemment pas, mais elle le porte à cette tentation stendhalienne : être unique et en faire une adhésion à la vie, une morale française.

Oui, « Studio » est un livre qui emballe et nous fait oublier les appréhensions que nous avions à ouvrir certains livres actuels.

JACQUES-PIERRE AMETTE

Le Point du 1er mars 1997.

*

Studio

Philippe Sollers
Studio
Gallimard, 1997

Exergue

« J’ai fait la magique étude
Du bonheur, qu’aucun n’élude. »
RIMBAUD

Quatrième de couverture

Je suis rentré à Paris dans la nuit. L’avion avait du retard. En traversant la cour silencieuse, en ouvrant la porte du studio, j’ai eu une sensation de grande étrangeté. Tout était en ordre, en attente, personne n’était venu, mais c’était comme si je n’avais pas bougé, comme si j’étais resté assis devant mon bureau pendant mon absence : un autre volume. Je me suis vu distinctement du dehors, penché en train d’écrire, je pouvais déchiffrer de loin, non pas les lettres ou les lignes, mais l’intention globale, la somme aérienne des mots, A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu, voyelles (*). Le temps était beau, l’odeur du jardin entrait par bouffées légères par la fenêtre entrouverte.

(*) Plus sur le syndrome de synesthésie de Rimbaud.

Le début

J’ai rarement été aussi seul. Mais j’aime ça. Et de plus en plus. Hier, après avoir traversé la ville en tous sens, j’ai arrêté la voiture sur les quais, j’ai marché une heure dans le froid au bord du fleuve, je suis repassé vite par les deux parcs principaux, et retour en fin d’après-midi sur mon lit, sommeil immédiat, facile, je m’endors, c’est vrai, où je veux, quand je veux. Le plus souvent, je me relève au début de la nuit, je sors, je rentre un moment dans les cafés ou les anciens bars, j’enregistre leurs attitudes, leurs poids, leurs silences. Je ne cherche rien, je n’espère rien, je ne tiens à voir personne, et d’ailleurs ceux que je pourrais rencontrer sont, pour la plupart, morts ou absents. Je viens d’arriver, je vais rester ici un ou deux ans, rien ne me contraint, rien ne me presse. La société m’a oublié ou m’ignore. J’ai tout mon temps. Mon studio est bien situé. Ni trop éloigné ni trop proche du centre, il est au cinquième étage d’une grande cour où poussent deux érables et un marronnier dont je n’ai pas encore vu les feuilles.

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