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Entretien Sollers/Nathalie Crom. L’enregistrement sonore

Écrire, écrire, pourquoi ? Les Voyageurs du Temps

D 16 février 2009     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Philippe Sollers, donnait, ce récent lundi 9 février 2009, une conférence au Centre Pompidou, sur le thème « Ecrire, pourquoi écrire », prétexte pour parler de son nouveau livre Les Voyageurs du Temps. La petite salle de la Bibliothèque du Centre avait été mobilisée pour l’occasion : entretien avec Nathalie Crom responsable du service Livres de Télérama.

11/11/2012 Enregistrements sonores restaurés et ajout de la transcription textuelle

La conférence s’est jouée - Sollers reste joueur et comédien en représentation publique - à guichet fermé. Les 160 places ne suffisaient pas. Un grand écran dans le hall retransmettait la conférence. Une cinquantaine de personnes étaient là, assises, à même le sol, réagissant comme au théâtre, tous âges confondus - au dessus de la trentaine quand même, pour la majorité. L’orateur était en forme.
Dans la salle, Josyane Savigneau était là, ce n’était pas une surprise. Mais aussi, Marcelin Pleynet, et Michel Crépu, moins attendus. Et encore moins attendu, d’un président aux multiples obligations, Antoine Gallimard... Marque d’estime et d’amitié vis-à-vis d’un homme qui a accompagné les années Antoine Gallimard ? comme le souligne l’historique Gallimard. Opération de soutien des réseaux d’influence à travers la critique Nathalie Crom de Télérama, celle dont on voit une citation orner la pub Gallimard sur les Voyageurs du Temps  ? Opération de l’équipe com : laisser une trace des années Antoine sur la vidéo de la conférence filmée - en préparation du centenaire « effectif » de la NRF, planifié pour 2011 ? - même si la tradition familiale depuis Claude ne recherche pas l’exposition médiatique. Un mix de ces raisons, peut-être ?

L’importance de la campagne de pub dans la presse qui accompagne la parution des Voyageurs du Temps, dépasse ce que Gallimard a l’habitude de faire pour ses auteurs, le montage vidéo autour de Sollers présenté en début de conférence, la parterre d’accompagnateurs que l’on vient de citer, tout cela semble bien la manifestation d’une volonté coordonnée de tirer un coup de chapeau à l’écrivain et éditeur maison. Les honneurs de la maison, face à un Le Clézio, honoré du Nobel, pour un écrivain qui n’entrera pas à la Pléïade de son vivant : « Il faut que je sois mort » a-t-il l’habitude de dire. Aurions-nous assisté à un acte d’une pièce « hommage de Gallimard au vivant » ? Si, non, cela y ressemblait fort. Et aussi, ce lieu, le Centre Pompidou, simple hasard de programmation ? Un hasard qui sert bien le projet : Sollers investissant pour l’occasion, l’un des grands temples symboliques de la culture française de ce Temps, Sollers, voyageur de son Temps !

Ce soir là, Philippe Sollers, en réponse à une question de Nathalie Crom, citait les noms des « dix auteurs français qui comptent », et ajoutait :

...je fore, je fore dans le gisement
[...] je trouve toujours quelque chose de nouveau .

Cette petite phrase banale est en fait un prodigieux sésame pour le lecteur que je suis. Le lecteur participe au forage du narrateur. Qu’il s’agisse de forage profond ou en surface dans les strates de la bibliothèque ; un trésor est peut-être à portée d’ ?il, d’oreille et de main ; j’accompagne le foreur-narrateur dans sa progression, extraction, sélection, « détartrage »... , et voilà le surgissement : pierres semi-précieuses, ou précieuses débarrassées de leur gangue qui révèlent leur beauté cachée. Petits ou grands éclats de joie de la découverte. Sans bruit. C’est très exactement pourquoi j’ouvre un livre de Sollers ou l’ Encyclopédie capricieuse du tout et du rien de Charles Dantzig.

« Le rire, à condition de lui donner cours, a de lui-même la perfection de la sphère et l’éphémère nécessité de la bulle de savon »

Un voyageur du Temps, Bataille, cité par Sollers (p.174).

PARTIE 1 : INTRODUCTION DE LA CONFERENCE :

par Francine Figuière
3’30

Francine Figuière  : Ce soir, la Bibliothèque publique d’information est très heureuse d’accueillir au Centre Pompidou une figure majeure de la littérature et de la scène littéraire française, Philippe Sollers, qui est à la fois romancier, essayiste, fondateur et directeur de la revue L’Infini et de la collection du même nom aux Éditions Gallimard. Tout en affirmant un style et un univers propre, Philippe Sollers semble avoir tout expérimenté de la littérature contemporaine à travers la multiplicité qu’empruntent ses écrits, et plus particulièrement ses romans - plus d’une vingtaine à ce jour. Roland Barthes dit dans Sollers écrivain qu’il pratique « une écriture de vie » et je cite : « Il y a chez lui, j’en suis persuadé, un thème fixe : l’écriture, la dévotion à l’écriture. » Cette dévotion à l’écriture, très liée assurément à une autre dévotion, celle de la lecture et de la littérature, je vais laisser Nathalie Crom tenter d’en percer le secret. Nathalie Crom est journaliste littéraire et responsable du service Livres à Télérama. Je souhaite à tous et à toutes une très bonne soirée.

Nathalie Crom  : Merci, Philippe Sollers, d’avoir accepté notre invitation. Je vais à mon tour tenter de vous présenter en quelques mots, qui sembleront sans doute bien insuffisants pour résumer cinquante ans d’écriture, de présence dans ce qu’on peut appeler le paysage littéraire français, à travers soixante-cinq livres publiés (romans, essais, recueils), depuis le tout premier, Une curieuse solitude (1958), jusqu’aux Voyageurs du Temps, qui sort aujourd’hui chez Gallimard et dont nous allons parler longuement ce soir. Quelques titres : Drame, Nombres, Lois, Paradis, Femmes, Portrait du Joueur, Le Coeur absolu, Les Folies françaises, Le Secret, Studio, Une vie divine, Il y a trois ans, La Guerre du goût et Éloge de l’infini.

Votre présence dans ce paysage littéraire français se manifeste aussi à travers deux revues qui ont marqué leur époque et sans doute au-delà, Tel Quel [1] dans les années soixante et soixante-dix, puis L’Infini [2] à partir de 1983. Jacques Henric, dans un beau texte qu’il consacre dans Art press aux Voyageurs du Temps, dit que vos livres sont comme « les étapes successives d’une nouvelle odyssée. Une odyssée plus étrange, plus improbable, plus inconcevable que celle de l’Ulysse grec, puisqu’en l’occurrence il ne s’agit plus pour un sujet humain de parcourir les mers et de revenir à son point de départ, mais de voyager dans le temps ». On aura l’occasion de l’expliquer, ce voyage dans le temps que vous avez entrepris, Philippe Sollers, et de souligner que c’est un voyage au long cours ; il faudra évoquer la profonde cohérence de votre oeuvre, la constance, la ténacité certaines dont elle témoigne depuis le début - ce que pointe implicitement Jacques Henric dans cet extrait que je viens de citer. Peut-être pourriez-vous faire devant nous le point sur ce voyage : où en êtes-vous de cette odyssée ?

Mais, pour commencer, nous allons évoquer la question du genre romanesque telle que vous l’entendez et qui suscite parfois l’incompréhension de certains lecteurs. Vous parlez, dans Les Voyageurs, d’une littérature débarrassée de la story, de la narration, d’une littérature qui soit loin - je cite - « [des] romans familiaux, psychologiques, sociologiques, romantiques et sentimentaux, [qui] s’accroupissent aux étalages d’une ignorance de plus en plus évidente et encouragée ».

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Philippe Sollers, Nathalie Crom

PARTIE 2 : LA QUESTION DU GENRE ROMANESQUE

7’20

Philippe Sollers  : « Les romans qui s’accroupissent aux étalages » est une formule d’Isidore Ducasse, autrement dit de Lautréamont. Il a compris très tôt - comme un certain nombre de personnages, que ce soit Mallarmé ou d’autres que vous avez vu hanter ce jardin, ou plutôt être réellement dans ce jardin - qu’il y avait une crise profonde de la littérature et du roman. Mais « les romans qui s’accroupissent aux étalages », c’est ce qu’on pourrait appeler d’un terme moderne « les assises du roman » : elles sont de l’ordre de la marchandise et c’est ce qui fait que désormais, en termes de marketing littéraire, le roman anglo-saxon fonctionne et le roman français paraît étriqué, familial, pénible, etc. Quand on me dit que je n’écris pas de vrais romans, ce que j’entends, c’est la voix du marché, pas celle d’une critique littéraire sérieuse. Le marché m’interpelle comme dans Le Dictateur de Chaplin : où que je sois, tout à coup je vois apparaître la figure du marché, qui me dit : « Toi, tu ne fais pas un vrai roman » ; cela me poursuit partout, même chez moi, lorsque des invités me disent : « C’est dommage, vous n’avez pas fait un vrai roman. »

En principe, la marchandise étant la marchandise, Les Voyageurs du Temps, c’est tout autre chose. Ce genre d’oeuvres se sont imposées et s’imposeront dans le temps, parfois avec des retards considérables, mais leur histoire est parfaitement romanesque. Qu’y a-t-il de plus romanesque que ce qui est arrivé aux Poésies de Lautréamont ? À Une saison en enfer ou aux Illuminations de Rimbaud ? Qu’y a-t-il de plus romanesque, mon Dieu ! - et quand je dis cela, je m’émeus comme si je lisais le roman que j’ai envie de lire, enfin des révélations là-dessus ! - que la vie de Hölderlin à Bordeaux ? Mais ce romanesque-là, au fond, n’intéresse personne. Parce que le roman, pour le marché, c’est un livre qu’on ouvre pour voir un film : on vit la story, on s’intéresse aux personnages qui ont des embarras, parce que, sans ces embarras, il n’y aurait pas de roman ; l’amour est coincé, la violence règne, le 11 septembre est partout, on ne sait plus dans quoi on se traîne, dans une sorte de poussière, minuitiste par exemple, peut-être en province, profonde alors... C’est cela un vrai roman : un livre où l’on peut suivre pas à pas l’histoire coincée des vies individuelles aujourd’hui.

Ce que j’essaie de faire est tout autre, d’où une incompréhension assez partagée, mais cela n’a aucune importance. J’essaie de rendre le romanesque de pensées, de vie, dans ces aventures que j’appelle celles des Voyageurs du Temps. J’ai donc la prétention de faire le vrai roman de mon époque ; tout le reste va disparaître comme tout ce que vous avez déjà oublié, la plupart des films et des émissions télévisées qui, déjà, se sont enfoncés dans la fumée.

Nathalie Crom  : Vous notez, dans Les Voyageurs du Temps, que le narrateur a entrepris un grand jeu à travers la mémoire et l’archive ; cela pourrait-il être aussi une définition du roman ?

Philippe Sollers  : Oui, ce qui me paraît extraordinairement romanesque aujourd’hui, c’est de faire sortir ces aventures-là, qui sont toutes passionnantes. La vie de Kafka est passionnante, celle de Lautréamont aussi... C’est pour cette raison que je suis allé au 5, rue de Lille, là où Isidore © Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010 ISBN 978-2-84246-140-9 7 Philippe Sollers Entretien avec Nathalie Crom

Ducasse, comte de Lautréamont, venait toucher chez son banquier, Darasse, l’argent qu’il recevait de son père, qui habitait à Montevideo. Il se rendait à cette adresse parce qu’il voulait absolument faire imprimer ses oeuvres. Qu’y a-t-il de plus romanesque ? Heureusement qu’André Breton et Louis Aragon ont, en 1919, déterré cette histoire à la Bibliothèque nationale, sans quoi vous ne le sauriez pas - d’ailleurs personne ne le sait, puisque personne ne lit - et c’est cela qui m’intéresse beaucoup. Qu’y a-t-il de plus romanesque que de voir un jeune homme, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, qui mourra à vingt-quatre ans en 1870 pendant le siège de Paris - on mourait de faim à Paris -, venir au 5, rue de Lille chez son banquier, toucher l’argent pour faire imprimer, à compte d’auteur, ses Poésies, préface en prose pour un livre futur ?

Et pourquoi est-ce romanesque ? Parce que c’est la même adresse que Lacan. Qu’y a-t-il de plus romanesque que de dire : je vais du 5, rue Sébastien Bottin, où je tombe sur tous les vivants - plus que les morts, peut-être - qui sont dans le jardin des Éditions Gallimard, au 5, rue de Lille, où je retrouve, dans le jardin, Lautréamont en train de toucher son argent ? C’est extraordinaire que personne ne se rende compte de la puissance romanesque de ces évocations qui viennent là, comme si j’appelais les morts à être plus vivants que les vivants.

Lacan, qui était un grand ami, habitait au 5, rue de Lille - juste à côté de chez Max Ernst. J’allais chez lui le chercher à la fin de la journée pour aller dîner juste en face, à La Calèche. Il poussait de grands soupirs : il avait entendu des conneries romanesques, c’est-à-dire névrotiques, toute la journée, et il n’en pouvait plus. C’est ainsi qu’il gagnait son argent, et il avait des billets plein les poches parce qu’il se faisait payer rigoureusement - drôle de type ! C’est très romanesque, la vie de Lacan. Les gens venaient chez lui payer en analyse ce qu’ils ne savaient pas qu’ils disaient, et moi, j’y allais pour avoir un dîner gratuit ; cela n’est-il pas romanesque ?

PARTIE 3 : ECRITURE ET LECTURE


Savoir écrire c’est savoir lire et savoir lire c’est savoir vivre

Le clarinettiste [3]

La « Question de la mère » (Houellebecq)

Baudelaire [4]

16’20

Nathalie Crom  : Peut-on dire que d’une certaine façon, vous êtes dans une conversation avec ces auteurs et ces oeuvres, qui ne sont pas du passé, mais bien du présent ? Quelle relation existe-il, pour vous, entre le fait de lire et le fait d’écrire ? Cela procède-t-il de la même chose ?

Philippe Sollers  : Mais bien sûr ! La lecture étant en état de dévastation continue, l’écriture en sera de même. C’est la formule : pour savoir écrire, il faut savoir lire et pour savoir lire, il faut savoir vivre ! Vous pouvez donc prendre la formule dans tous les sens, si vous ne savez pas lire, ce n’est pas la peine d’écrire. Tous les auteurs intéressants sont d’extraordinaires lecteurs, c’est-à-dire qu’ils convoquent au présent le passé et c’est pour cela qu’ils sont dans l’avenir. Je ne sais plus quel éditeur me disait : « Je vois de jeunes poètes et quand je leur demande : "Qu’est-ce que vous lisez ?", ils me répondent : - Oh, rien ! Je ne veux pas être influencé. » Alors que c’est le contraire. Et pour savoir lire, il faut savoir vivre. Qu’est-ce que c’est que savoir vivre ? C’est une question qui va très loin. On vit d’une façon ou d’une autre, plus ou moins embarrassée, ignorante, satisfaite de soi, indifférente à ce qui se passe à côté, c’est-à-dire aux massacres, etc. Et bien savoir vivre, c’est savoir lire et cela ne veut rien dire si on ne sait pas lire.

Nathalie Crom  : Savoir lire, c’est savoir vivre et savoir lire, c’est savoir vivre. Cela marche dans les deux sens.

Philippe Sollers  : Oui, cela se tient. Comme vous le savez, tous les écrivains sont de grands lecteurs. On a tendance à l’oublier, comme s’il y avait une originalité, une spontanéité, une authenticité dans le témoignage vécu, dans le roman qui va s’écrire parce qu’il relate une expérience sociale. La croyance au social est du même ordre que la croyance en Dieu autrefois : Dieu est devenu société, tout ce qui n’est pas social n’a aucune importance. Mais reproduire réalistiquement et naturalistiquement les données sociales dans le roman, ce roman qui a toujours été et qui redeviendra toujours la même chose, en tournant dans son accroupissement aux étalages, c’est-à-dire aux assises du roman, c’est fini ; l’urgence est tout autre : c’est celle du langage lui-même dans sa profondeur et la poésie, car pour savoir vivre, il faut savoir ce qu’est la poésie, sans quoi on vit à côté de la vie.

Nathalie Crom  : Dans La Guerre du goût, vous écrivez : « Lire c’est surtout entrer en soi-même, apprendre à se considérer comme un monde de signes, de messages codés, de rébus. »

Philippe Sollers  : Le fait d’être en vie ne va pas de soi. Tout individu qui pense que cela va de soi, que la société le produit, peut devenir arrogant, se sentir justifié d’exister ; or, comme le dit un de mes amis, pourquoi l’Histoire ne commencerait-elle pas ce matin ou hier matin ? L’aspect historique est une urgence totale pour moi : plus on l’évacuera, moins il y aura de lecture, et donc de vie. Comprendre la mesure de l’Histoire, c’est-à-dire du temps transcendantal, c’est exceptionnellement important. Tout est fait aujourd’hui pour organiser l’amnésie et le sommeil de lecture ; si le livre est un bon film, le marché décide que c’est un vrai roman. C’est pour cela que je salue au passage ce que j’appelle La Cité des livres, cette très curieuse enclave dans le monde - et je ne dis pas cela parce qu’Antoine Gallimard est là et que c’est un ami. Ce projet va beaucoup plus loin que ce que l’on croit, car très peu d’endroits recèleront une mémoire historique : il y en a un, tant mieux !

Nathalie Crom  : Ces Voyageurs du Temps, ce sont des écrivains, des musiciens, des poètes, des peintres, qui vous accompagnent depuis longtemps, comme Rimbaud, Lautréamont, Nietzsche... On vous retrouve en conversation avec eux de livres en livres. Vous écrivez, dans Les Voyageurs du Temps, qu’ils habitent un temps quadridimensionnel : le passé, le présent, le futur, et même un quatrième terme qui se retrouve tant au début qu’à la fin. Pouvez-vous nous les expliciter ?

Philippe Sollers  : Le XXe siècle, avec toutes ses aventures, est déjà loin de nous ; nous sommes entrés dans l’ère planétaire - nous ne sommes plus dans les Temps Modernes -, et c’est cela qu’il s’agit de faire sentir. C’est pour cela que j’ai placé Dante en position éminente pour montrer qu’il peut être là, tout à coup, dans l’église Saint-Thomas-d’Aquin - qui est saint Thomas d’Aquin ? La Somme théologique, tout le monde s’en fout ! Sauf que si vous prenez La Divine Comédie de Dante, il vous le montre.

le dit Mandelstam [5] : « La poésie, c’est toujours la guerre. » La guerre, cela veut dire qu’un individu donné dans un temps donné, persuadé d’avoir raison contre tout le monde et que le monde est un mensonge intégral, agit pour son propre compte et va affirmer sa vérité et arriver petit à petit à l’imposer. Je ne crois pas - sauf erreur de ma part, et il faut me prouver le contraire - qu’il y ait quelque chose d’aussi précis sur la quotidienneté de Nietzsche qu’Une Vie divine, qui décrit comment il est ce jour-là, le temps qu’il fait, ce qu’il mange à la table d’hôtes d’une pension de famille en étant absolument bouleversé par la bêtise des bonnes femmes qui sont là, par la bêtise de son temps...

Je vais vous lire quelque chose que je revoyais ce matin, et qui me servira peut-être un jour ou l’autre à écrire un article - ou pas - un tout petit peu grinçant sur la réception de mon livre dans certains journaux. Exemple concret. Je réfléchissais au fait que j’ai mis en valeur - et cela m’a beaucoup été reproché dans ce dernier roman - l’interview, publiée dans Le Monde de façon extrêmement prégnante et empathique, de la mère de Michel Houellebecq. Ce document - qui à mon avis dépasse tout ce qu’on a pu enregistrer dans l’histoire de l’humanité comme révélation d’une mère par rapport à son fils -, d’une violence extraordinaire, est pieusement publié, avec photo, par Le Monde, qui est tout de même notre Pravda, et l’on y voit cette pauvre femme décider que son fils ne mérite qu’un coup de canne dans la gueule. Je me suis donc permis, avec mes Voyageurs du Temps, de me demander qui avait plus ou moins parlé de ses rapports avec sa mère. Et tous ces écrivains ont eu des histoires de mère : Rimbaud, Hölderlin, Nietzsche - qui parle aussi de sa soeur -, Baudelaire... Vous connaissez le poème [6] de Baudelaire :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le poète apparaît dans ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
« Ah ! que n’ai-je mis bas tout un noeud de vipères... »

Baudelaire, le premier, met tout l’accent sur le fait qu’il y aurait une révulsion maternelle par rapport au surgissement du poète, de la poésie : le monde est ennuyé et la mère du poète, c’est la mère de Baudelaire. Il y a là quelque chose d’éblouissant, parce que Michel Houellebecq, qui écrit des romans importants, souffre de ne pas pouvoir vraiment aller jusqu’à la poésie. Les mères seraient-elles donc une sorte de ligue souterraine pour empêcher qu’il y ait de la poésie ? Cela voudrait dire, d’après Baudelaire, qu’il faudrait rester dans un monde ennuyé. Mallarmé, par exemple, a renversé le problème, parce que :

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté [7]...

Cela ne tient pas. Pourquoi le siècle serait-il épouvanté ?
11/11/2012 : enregistrements sonores restaurés et ajout de la transcription textuelle.

Est-ce que je suis en train d’épouvanter le siècle ? Pas du tout. En revanche, cette question de cibler la mère par épouvantée - vous remarquerez qu’ils emploient le même mot -, qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que c’est que d’épouvanter sa mère ?

Dans un des projets de préface aux Fleurs du mal, Baudelaire écrit :

« Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion, mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n’entamerait pas[...] J’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouissance de la haine et qui se glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. »

Va-t-il écrire une préface pour Les Fleurs du mal ? Pas du tout, il est condamné et les pièces condamnées n’ont été publiées qu’en 1949. C’est comme Les Liaisons dangereuses de Laclos ou le Ulysse de Joyce, qui a donné lieu à un fameux procès aux États-Unis. Qui déclenche un tel procès aujourd’hui ? Personne, on noie le procès - « ... puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais [8] ». C’est bien, Baudelaire ! J’ai jeté un froid ?

PARTIE 4 : LA QUESTION DU CORPS


et la « Gnose » [9]

Le corps de Sollers

Ce n’est pas un hasard s’il est sensible aux voix. L’oreille agacée par le timbre emphatique d’Aragon et le son métallique de la parole de Sartre, Philippe a une voix feutrée et musicale. C’est un chanteur de mots ; [...] Tout ce que dit Sollers est furieusement attaché au corps dans sa chair. Corps massifs de Mao, de Balladur, corps du Christ, corps mortel -« On t’a donné un corps, eh bien, il faut le rendre », disait-il quand sa mère mourut

Catherine Clément,
Mémoire [10] p. 216-217.

8’00

Si vous souhaitez confronter la version parlée avec la version écrite, du livre :

le début est ici.

polar métaphysique

Philippe Sollers nous recommande de lire son livre comme un vrai polar métaphysique. Il s’agit de sortir, d’ouvrir les yeux à la lumière, nous lisons qu’il s’agit de naître, et de connaissance, littéralement, du dehors, en mourant à la vie d’avant, à cet hôtel utérin où l’être a vécu neuf mois. Dehors, la Nature c’est aussi la Culture, et il y a la lumière, les couleurs, les sons, les mots qui germent, les fleurs, les vagues, le ciel, etc. Comme le dit la Gnose, le Verbe est la lumière véritable, qui luit dans les Ténèbres mais les Ténèbres (on pourrait dire cet intérieur matriciel que l’hystérie féminine tente d’étendre partout dehors en propriétaire du temps) ne la saisissent pas.
[...]La mère de Proust a essayé d’étouffer son « petit crétinos », comme toutes les mères elle se croyait propriétaire du temps, celui de dehors ramené à du dedans matriciel.

Alice Granger Guitard

Nathalie Crom  : Le livre commence par la question du corps. Le corps soumis au temps biologique, chronologique, au processus du destin, est également le lieu de l’expérience de la traversée et du voyage dans l’épaisseur du temps.

Philippe Sollers  : C’est très clair. Le livre commence parce que le corps s’adresse au narrateur, celui-ci est un peu surpris que tout à coup son corps lui parle. J’ai toujours envié un titre de René Crevel, qui s’est suicidé en 1935 quand les choses n’allaient plus entre les surréalistes et l’illusion communiste : Mon corps et moi [11] - c’est un titre extraordinaire. Le corps a des choses à penser ou à dire qui ne sont pas forcément du goût de son habitant - mais qui habite qui ? Je sais ce qui a dérangé un certain nombre de critiques, notamment féminines. Mon narrateur est sur une terrasse à Rome, écoute le Pape qui parle de résurrection, avec intérêt, parce que, tout simplement le Christ est ressuscité... Alors, il se fait algarader - car il devait exprimer une curiosité - et c’est la question de la résurrection : « Est-ce que vous croyez à la résurrection des corps ? - Oh, non ! - Vous ne vous en sentez pas digne, et moi non plus d’ailleurs. Est-ce que vous vous sentez ressuscité avec votre corps ? - Oh, non ! On va passer à une décomposition plus intense qui déjà nous habite. - Vous n’avez pas envie de ressusciter ? » Et la question se pose ! Or, je ne me la pose pas vraiment parce que j’enchaîne sur ce qu’il y a derrière cela, c’est-à-dire la gnose [12]. Je mets donc en exergue l’Évangile selon Philippe : « Bienheureux celui qui est avant d’avoir été. Car celui qui est a été et sera. » Je ne dis pas qu’il faut attendre pieusement de mourir pour espérer une résurrection un jour ou l’autre, le plus lointain possible ; mais la question se pose si je m’intéresse à ce que me dit mon corps qui trouve que je ne suis pas assez correct avec lui - c’est vrai, il a raison et il me fait des reproches. Mais, en même temps, le corps en état de résurrection présente, immédiate, produit une gêne profonde, ce que proposent des textes enterrés au début de notre ère quelque part en Égypte. Qu’est-ce que c’est que ressusciter sur place ? La gnose en grec veut dire « connaissance ».

Lecture des Voyageurs du Temps par Philippe Sollers :

« Je suis un son qui résonne doucement, existant depuis le commencement dans le silence. »

Nous sommes ici dans les premiers siècles de ce que nous avons l’habitude d’appeler notre ère, dans les manuscrits déterrés par hasard par des paysans, en Égypte, en décembre 1945...

Aux antipodes du roman marketing - où l’on voit un film avec des images qui se suivent -, Les Voyageurs du Temps est un roman du son : ce que j’ai écrit est fait pour être écouté. J’écris à la musique, au son, je n’écris pas pour le cinéma. La plupart des écrivains se jettent éperdument dans le fait de faire des films : Robbe-Grillet, Houellebecq... évidemment en pure perte ! C’est parce qu’ils n’ont pas confiance en leur écriture : ils perdent des sommes considérables, les films ne sortent pas, ils sont nuls ; ce qui signifie qu’ils ne sont pas à l’écoute là où il faudrait qu’ils le soient, c’est-à-dire précisément dans la poésie.

« Si vous répondez, voici ce que l’oeil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce que la main n’a pas touché, ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme »...

Alors là, il faut aller vers Henri-Charles Puech [13], un génie que vous ne trouverez pas dans le dictionnaire, qui a écrit deux volumes disponibles chez Gallimard sur la gnose, La Gnose et le Temps, et un livre magnifique, Sur le Manichéisme. La thèse de Puech est très simple et extraordinairement romanesque ; voilà ce qu’il dit : « La gnose n’est pas simple conscience que le sujet prend de soi, mais transformation radicale du sujet par cette prise de conscience. » Autrement dit, il y a une lecture cognitive : si je lis avec beaucoup de concentration pour devenir ce que je lis, je suis dans une sorte de révolution intérieure. C’est ce que raconte ce roman.

PARTIE 5 : LE COMBAT SPIRITUEL PERMANENT :

et le « calendrier nietzschéen » [14]

10’45

On peut aussi faire le détour par l’article « Pour une mystique de la chair ? » Débat Hadjadj-Sollers.

Nathalie Crom  : C’est un « combat spirituel » ?

Philippe Sollers  : En effet, comme je le dis dans le livre, je pourrais l’appeler « le combat spirituel », mais l’allusion ne serait comprise que de quatre ou cinq personnes. C’est le titre que donne Rimbaud dans Une saison en enfer : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes. » Tout le monde a cherché fébrilement un manuscrit qui s’appelait La Chasse spirituelle, et des faussaires l’ont publié après la guerre. À l’époque, Maurice Nadeau avait authentifié le texte, qui était une grossière falsification ; seul André Breton, dans un texte qui s’appelle Flagrant délit, a mis le doigt sur l’imposture - mon livre pourrait lui être dédié, parce qu’il faut se mettre en état de concentration et aller chercher, en 1919, les Poésies de Lautréamont à la Bibliothèque nationale, écrire ces grands livres que sont Nadja ou Arcane 17. C’est la question essentielle : une certaine expérience de vie vous transforme, vous révolutionne et un certain nombre de textes fondamentaux sont là pour vous aider.

Nathalie Crom  : Dans ces Voyageurs du Temps, il y a cette dimension temporelle...

Philippe Sollers  : Il y a cette dimension du combat spirituel permanent, qui est la guérilla, c’est pourquoi j’ai introduit la figure de T. E. Lawrence [15] dans un texte absolument merveilleux, L’Art de la guérilla, qui m’a été confié par Pierre Naville avant sa mort. Sa femme, Denise Naville, a traduit non seulement Clausewitz mais aussi Hölderlin, c’est une grande personnalité du XXe siècle. Ce texte est prodigieux d’intelligence. En deux mots, vous êtes dans le désert, vous commandez des combattants irréguliers, absolument analphabètes - c’est d’ailleurs mieux qu’ils le soient : ainsi, ils mémorisent mieux les ordres qu’on leur donne. Bref, vous transformez le désert en océan ; vous faites une guerre dans le sable interminable comme si vous étiez en bateau et vous évitez les attaques frontales : vous frappez, vous vous retirez, vous frappez, vous vous retirez, le but étant que l’ennemi finisse par manger sa soupe avec un couteau - formule admirable ! Ça, c’est une stratégie pour un écrivain. « Dans la poésie, c’est toujours la guerre. » Il est dommage que tous les poètes soient désormais anesthésiés dans la misère totale de la poésie de notre temps, qu’ils soient résignés à avoir leurs petits livres, leur petite collection de merde, leurs petits poèmes... La poésie, c’est grandiose, c’est une guerre grandiose !

Nathalie Crom  : C’est une guerre contre la marchandise, contre le spectacle...

Philippe Sollers  : Oui, tout ça c’est la fin de la poésie, de l’être humain : c’est son évacuation résignée. Je risque un grand mot, je fais des romans « métaphysiques ».

Nathalie Crom  : De la résistance par le biais de la métaphysique...

Philippe Sollers  : Oui... Que faisons-nous là ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Être constamment étonné, sinon je m’ennuie... Ce sont des questions présentes partout. Comme dit Pascal : « Je ne vois que des somnambules. »

Nathalie Crom  : Dans ce sens, on peut dire que chacun de vos livres est un livre de combat, un livre guerrier...

Philippe Sollers  : Oui, c’est pour cela qu’il y a des avancées et des reculs. J’attaque, on m’attaque. C’est parfaitement normal. Cela va vous amuser, mais je pêche dans la presse, dans le Figaro Madame - ça vous plaît ? Non ? Moi non plus ! -, sous la plume d’une pigiste, je suppose, qui s’appelle Valérie Gans : « Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps : Philippe Sollers bande encore. » Je vais demander à mon éditeur et ami de faire une énorme publicité avec cette seule phrase, en très gros caractères : « PHILIPPE SOLLERS BANDE ENCORE », signé Figaro Madame. « Philippe Sollers bande encore, mais à son corps défendant si je puis dire, la tête n’est pas d’accord. » Remarquez l’extraordinaire distinction, c’est très Figaro ! « Que celui qui n’a pas un jour rapporté cette excuse à la maison lève le doigt. » Rapporter une excuse à la maison ! Est-ce que vous imaginez où nous en sommes ? Il faut insister, car je touche quelque chose que j’ai déjà décrit dans Femmes, qui a eu un impact considérable - vous le trouvez en livre de poche. On pourrait commenter ce roman très longuement, bien qu’il ait été écrit il y a vingt-cinq ans : il n’a pas pris une ride. Eh bien, cela empire !

Nathalie Crom  : Il y a une citation de Femmes dans le livre, sur les mères...

Philippe Sollers  : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment. » La mort, nous y reviendrons, si vous voulez... Par exemple avec ce livre merveilleux que vous allez tous lire, Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann. Vous verrez comment ce chevalier dit la vérité sur la mort, et ce que c’est que la force de la dénégation par rapport à ce qu’il lui est arrivé quand il a fait Shoah.

Nathalie Crom  : Nous allons revenir à la Gnose. Cette façon de s’extraire de la chronologie, de ce que vous appelez le temps générationnel...

Philippe Sollers  : Le « bio-pouvoir », c’est-à-dire le temps biologique. Vous allez un jour le concrétiser sur votre tombe : il y aura votre date de naissance et la date de votre mort. La société et les familles veillent à ce que ce soit dans cet ordre-là.

Nathalie Crom  : Cette façon d’inscrire votre présent dans le calendrier nietzschéen...

Philippe Sollers  : Vous avez vu que mes amis faisant ce film ont mis très discrètement à la fin en chiffres romains l’année CXXI. Pourquoi ? Parce que je reprends, depuis déjà Une Vie divine, le calendrier établi par Nietzsche dans un geste d’ambition démesurée, mais que j’approuve, de faire un nouveau calendrier à partir de son illumination du 30 septembre 1888 - j’explique cela en détails dans Une Vie divine. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est très simple. Tout le monde adopte le calendrier chrétien, qui est devenu exclusivement économico-politique ; je ne peux pas signer une transaction financière aujourd’hui avec une autre date que 2009, sans quoi elle ne sera pas validée. Si vous êtes dans cette datation, vous êtes obligé de vous conformer à un certain nombre d’interprétations. C’est un calendrier chrétien pour la planète tout entière, or les gens sont chrétiens une fois sur trois ou quatre, entre autres... Voilà, moi, je crois que nous sommes en CXXI.

PARTIE 6 : DEAMBULATION DANS LES LIEUX


NRF, Editions Gallimard indique sobrement la plaque sur la porte. Le 5, rue Sébastien Bottin, siège des Editions Gallimard. De dos, Philippe Sollers.

12’

Nathalie Crom  : Peut-on aborder les lieux dans ce livre ? Effectivement, il y a la dimension du temps, mais aussi celle de l’espace ; on vous retrouve dans des lieux, comme le 7e arrondissement...© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010 ISBN 978-2-84246-140-9 14 Philippe Sollers Entretien avec Nathalie Crom

Philippe Sollers  : Le 7e arrondissement, c’est une unité de lieu, je dirais même qu’il en fallait une. Je tourne autour, je vais faire mon travail aux éditions Gallimard, etc., et tout à coup, cette idée d’unité de lieu s’est mise à vivre, à résonner et à ouvrir sur la multiplicité du temps. L’histoire est là, très curieuse, pleine d’individus contradictoires - et heureusement qu’ils le sont, cela a toujours été la doctrine du « pacte avec l’esprit » de Gaston Gallimard - et cela m’a paru être extraordinairement romanesque. C’est étonnant de voir qui a respiré là en passant, des gens qui ne se saluaient même pas, qui étaient même ennemis, qui se seraient fait parfois fusiller ; comme disait Mauriac : « À la fin de la guerre, c’était alors la lutte pour le pouvoir et entre Malraux et Aragon, c’était à qui serait le premier à faire fusiller l’autre. » On peut lire cela comme des faits, mais avoir connu un certain nombre de personnes, comme Georges Bataille, pour lequel j’avais une grande admiration, avoir eu ce contact, lu ces livres, savoir ce qui s’est passé, c’est très romanesque... Et j’insiste sur le fait qu’il ne restait que cinq exemplaires de Poésies de Lautréamont... et qu’il a fallu je ne sais combien de temps pour qu’on se rende compte que dans une petite rue, quelques exemplaires d’Une saison en enfer, publiés à l’Alliance typographique universelle à Bruxelles, étaient vendus un franc. C’est pourquoi il faut tempérer ce discours : la marchandise n’a pas forcément raison.

Nathalie Crom  : Est-ce que parmi ces Voyageurs du Temps, Lautréamont et Rimbaud occupent une place un peu à part ?

Philippe Sollers  : Bien sûr, parce que finalement, on n’a pas fait un pas depuis ces années très étranges...

Nathalie Crom  : Qu’est-ce que vous voulez dire par « on n’a pas fait un pas » ?

Philippe Sollers  : J e ne vois aucune nouveauté - si on prend la littérature francophone - qui soit comparable à cela. Vous m’avez demandé de citer mes dix livres préférés ; cela m’a posé un problème et je me suis demandé ce que j’allais vous dire : Homère, la Bible... mais on n’en sort plus. Alors, je vous ai répondu que je ne citerais que dix auteurs français : Pascal, Saint-Simon, Voltaire, Chateaubriand, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Proust, Breton - Manifeste du surréalisme - et Céline - Féérie pour une autre fois. Vous allez me dire qu’il n’y a pas d’étrangers ; eh bien non, ou plutôt si, ils sont tous étrangers pour nous ; ce sont nous qui sommes leurs étrangers.

Nathalie Crom  : Pourquoi ce choix ? Parce qu’effectivement je m’attendais à vous voir citer Dante...

Philippe Sollers  : Non. Je pense que dans la tourmente où ils sont depuis longtemps, les Français ne sont plus dignes d’eux-mêmes, de leur passé, présent et avenir ; en effet, qui ignore le passé ne peut pas être dans l’avenir, et il faut leur rappeler ces très grandes choses. Donc, je n’ai cité que des Français ! Et puis d’abord, j’écris en français. « I am too French », comme disent les Américains.

Nathalie Crom  : En même temps, dans un entretien, vous vous définissiez comme un auteur européen d’origine française.

Philippe Sollers  : Oui, j’y tiens beaucoup : d’origine française, mais d’abord européen. Seulement l’Europe va mal. La France se déclare comme le pays pauvre de l’Europe, alors qu’elle devrait se savoir être la capitale de l’Europe. C’est la haine de soi, la culpabilité, c’est effrayant.

Nathalie Crom  : Mais cette idée d’être un auteur « européen d’origine française »... Pourquoi ne pas être un auteur mondial ?

Philippe Sollers  : Je n’aime pas le mot « mondial », et je note que les intellectuels se foutent éperdument de l’Europe ! Tout se passe pour eux au Proche-Orient et aux États-Unis d’Amérique ! Alors qu’il y a l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne... Il y a une vie en Europe absolument merveilleuse.

Nathalie Crom  : Vous auriez pu, quand je vous demandais ces dix livres, me citer dix auteurs européens ...

Philippe Sollers  : Des auteurs européens d’aujourd’hui ?

Nathalie Crom  : Non, parmi ces Voyageurs du Temps...

Philippe Sollers  : Ah, ça va être rapide, on va prendre les plus grands. Une fois que vous avez Shakespeare, vous avez l’anglais ; une fois que vous avez Dante, vous avez l’italien ; une fois que vous avez Cervantès, vous avez l’espagnol, etc. La situation française est très différente de tous les autres pays d’Europe. La littérature française est celle qui, de très loin, est la plus proliférante, la plus contradictoire et la plus riche. Partout ailleurs, vous avez un fondateur ; or, en France, si vous dites Montaigne, il y a aussi autre chose... C’est pour cela que cette question gêne et que la réponse doit sortir de l’image, parce qu’elle est trop nuancée, trop compliquée, trop contradictoire, trop paradoxale : on ne peut pas aimer Sade et Bossuet - quoique... - ou Sade et Pascal. La honte d’être français est facilement explicable pour des raisons historiques concentrées autour de la Révolution française. Il y a une culpabilité effroyable et c’est ce que j’appelle « les placards dans les cadavres ». Pour la période récente, c’est 1940-42, Vichy, le Vél’ d’Hiv’, l’antisémitisme, le fascisme, la Collaboration, puis le pacte - qu’on ne doit plus appeler « germano-soviétique » - « stalino-nazi » ; ensuite, vous avez la guerre d’Algérie, qu’il était d’ailleurs interdit d’appeler « guerre » mais qu’on devait appeler « le maintien de l’ordre » - j’ai fait des mois dans les hôpitaux militaires, je sais de quoi je parle -, puis 68, spectre qu’il faut liquider... Voilà un pays qui n’arrête pas d’avoir honte de lui-même et quand on lui dit : « vous ne méritez pas vos grands écrivains, vous ne méritez pas d’exister en étant si médiocres » - ce que Baudelaire appelle la tyrannie des médiocres -, les Français ne sont pas contents ; eh bien tant pis !

Nathalie Crom  : Vous vous sentez solitaire ?© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2010 ISBN 978-2-84246-140-9 16 Philippe Sollers Entretien avec Nathalie Crom

Philippe Sollers  : Pas du tout ! Tous les morts sont là, il y a une foule qui demande de l’aide, toutes les nuits ils sont là, comme dans Hamlet ! Je n’ai pas de temps pour les vivants morbides, les morts sont très en danger : « Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs », comme dit Baudelaire admirablement. Vous ne pouvez pas savoir à quel point toutes ces voix sont émouvantes. Je ne suis pas du tout solitaire, je suis solidaire de toute ma bibliothèque.


PARTIE 7 : QUESTIONS

13’30

Nathalie Crom  : Comme vous êtes très nombreux dans la salle ce soir, je vous propose de prendre la parole si vous avez des questions à poser.

Josyane Savigneau  : J’aimerais faire une remarque avant de poser deux questions. Je voudrais dire du bien d’une profession, assez décriée - parfois à juste titre -, qui est la mienne : celle de journaliste littéraire. En effet, je trouve que, pour lire Les Voyageurs du Temps et en écrire une critique intelligente, il faut aimer la littérature et avoir l’oreille musicale. Or, le jour de la sortie de votre livre, les critiques importants, dont Nathalie Crom et Michel Crépu, qui sont présents ce soir, Philippe Lançon, qui ne l’est pas, Marc Lambron - des gens qui savent lire -, ont fait des critiques extrêmement positives des Voyageurs du Temps. Il y a eu cette espèce de rassemblement qu’il n’y a pas toujours ; Philippe Lançon aime bien entrer en dialogue avec vous de temps en temps dans Libération, il fait un peu la fine bouche en titrant « Sollers, grand cru 2009 ». Évidemment, il y a eu ensuite quelques papiers imbéciles, mais ce n’est pas tellement important : au fond, ce sont des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent et il y en a toujours.

Dans Livres Hebdo, on a dit que c’était un livre où vous étiez dans une sorte de resserrement sur vos fondamentaux, ce qui me paraît assez juste. Personnellement, j’ai vu ce livre comme une sorte de temps retrouvé - sans faire allusion à Proust -, comme une manière pour vous de faire un rassemblement, de faire le lien entre tout ce que vous avez fait dans votre oeuvre, que ce soit Paradis ou des textes qu’on a considéré comme davantage d’avant-garde, ou encore Studio, où vous rendez particulièrement hommage à Hölderlin et à Rimbaud. Aviez-vous une volonté un peu totalisante ?

Le deuxième aspect, très présent dans votre oeuvre, sur lequel j’aimerais mettre l’accent et que Nathalie Crom n’a pas vraiment abordé, est celui de la critique sociale...

Josyane Savigneau sur pileface

Philippe Sollers  : Pour répondre à votre première question, je pense que je fore plus profond sur les mêmes gisements. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que je crois connaître par coeur, géologiquement, historiquement, littérairement, philosophiquement les gisements - et je relève le défi de lecture de n’importe qui -, mais que, quand je creuse, je trouve toujours quelque chose de nouveau. C’est cette question qui m’importe : pourquoi un certain nombre de textes, pas forcément religieux - la Bible, on peut rester longtemps dessus, le Talmud est fait pour ça -, mais importants, comme ceux de Dante ou d’Hölderlin, sont-ils inépuisables ? J’ai acheté dix éditions des Illuminations en plusieurs caractères, et je pense que je peux arriver presque à l’essentiel. Dans L’Express, magazine qui m’éreinte habituellement, une pigiste a dit : « Il y a un des points forts, c’est sur Rimbaud, on peut se passer de relire Une saison en enfer ou Les Illuminations. » C’est extraordinaire. Pourquoi ? Parce que L’Express avait fait une grande publicité au livre de Jean-Jacques Lefrère, qui m’a envoyé une lettre de félicitations pour ce qui concerne Lautréamont et Rimbaud - au moins c’est un spécialiste - mais, comme il a été bien traité dans L’Express, il ne fallait pas trop exagérer ; il aurait pu écrire une lettre de rectification.

Quant à la deuxième question sur la critique sociale, je n’arrête pas. Certains pensent que la société s’impose, elle n’est pas bonne, on pourrait la réformer, voire la révolutionner, mais la Société, désormais, c’est Dieu. Cette critique dans Métro souligne le fait que l’individu est entièrement déterminé par la société : il naît social, vit social, travaille social et meurt social. Dans cette optique, c’est comme si on voulait faire de la planète un camp de surveillance, ce qui d’ailleurs est en cours : tout est social. Orwell l’a vu venir, mais cette idée reste à affiner, il faut aller plus loin, il faut d’autres analyses : le biopouvoir par exemple, la reproduction de l’espèce, la technique. Toutes ces théories sont en plein boom. Qu’est-ce que la liberté par rapport à cette fermeture ? C’est la petite question que je pose, et je la pose sur la capacité de lecture, parce que c’est ce qu’une tyrannie en cours suspecte a priori : cela s’est vu sous des formes grotesques, avec Rushdie, par exemple. Ce n’est pourtant pas la censure dure qui est importante, mais la censure insidieuse, douce, ce que j’appelle « noyer le poisson ». En effet, comment voulez-vous, quand il y a six cents livres et une propagande effrénée pour des auteurs qui vont disparaître très bientôt ou bien des auteurs anglo-saxons pour lesquels on n’aura plus aucun intérêt dans deux ans, qu’on s’intéresse encore aux fondamentaux ? La crise pourrait avoir un mérite en entraînant une tempête, une mévente des livres et un abrutissement général ; c’était comme ça en 1870, d’où Rimbaud et Lautréamont. En tout cas, mon livre a été publié en janvier et, heureusement pour moi, je passe entre les gouttes, bientôt ce sera pire...

Josyane Savigneau  : J’aimerais introduire la personne qui va prendre la parole. Il s’appelle Thierry Sudour et il vient de soutenir une thèse absolument extraordinaire sur Paradis, avec les félicitations du jury, et j’aimerais qu’un jour cette thèse soit publiée, pour les gens qui ont lu Paradis et qui se sont laissés porter par la musique, les sonorités, mais qui n’ont sûrement pas compris toutes les allusions que Thierry Sudour a réussi à décrypter.

Thierry Sudour  : Je voulais reprendre Jacques Henric qui parle d’une Odyssée et je pensais à Ulysse qui, de temps en temps, va voir les morts et notamment son père Laërte ; et puis vous avez parlé d’Hamlet qui, lui, ne va pas chercher les morts, mais est cherché par les morts. Je me demandais, dans la lecture, si c’est vous qui alliez chercher les auteurs ou s’il arrivait que ce soit eux qui viennent vers vous ? Autrement dit, y a-t-il des livres qui vous ont été livrés par le hasard ou bien avez-vous lu de manière presque encyclopédique et n’aviez-vous plus qu’à aller les chercher, ces Voyageurs du Temps ? Est-ce vous qui êtes allé à eux ou bien est-ce eux qui sont venus à vous ? Cela va peut-être dans les deux sens ?

Thierry Sudour sur pileface

Philippe Sollers  : C’est les deux. Il est vrai que je cherche tout le temps la note fondamentale qui s’entend ici ou là ; chez Kafka, par exemple, je la trouve parce qu’elle est rare et en contradiction extrême avec toutes les images qu’on s’est faites de lui. J’essaie de « détartrer » ; c’est un terme employé par Dante, le tartre dans les ordres religieux. Cela suppose une grande patience mais il ne faut pas que le travail se voie. Je vais vers eux parce que je ne peux pas faire autrement, c’est ceux-là et pas d’autres, sinon je perds mon temps. Il est étonnant qu’on relise pour la cent cinquante millième fois la même chose et qu’on la trouve neuve ; c’est cela qui me fait signe. On pourrait tout aussi bien dire que la chose neuve, incarnée par un voyageur X ou Y, vient vers moi. Donc, au fur et à mesure que je fais des progrès personnels, je suis de plus en plus près de la note fondamentale, et en effet j’ai des interlocuteurs.

Il y a une lettre sublime de Machiavel, dans laquelle, en exil à Florence, tout va mal... Mais il n’est pas comme Dante, condamné à mort - qu’y a-t-il de plus romanesque que Dante condamné à mort écrivant la Divine Comédie ? Machiavel rentre le soir après avoir passé la journée dans les bois à des travaux d’agriculture, et il entre en dialogue avec Aristote. Il y a eu des gens comme ça pendant des millénaires ; comme les juifs qui lisaient la Bible - et ils avaient bien raison, cela permet de tenir le coup !

Josyane Savigneau  : Il y a un autre livre devant Nathalie Crom, qui s’appelle Grand beau temps. Est-ce que vous pouvez en dire un mot ?

Philippe Sollers  : L’auteur est un jeune homme qui s’appelle Guillaume Petit et qui, brusquement, alors que personne ne lui avait rien demandé, a commencé à fouiller dans mes textes et à faire ce recueil. Il a trente ans, habite à Rouen, est chômeur, n’a aucune espérance de vie « sociale », n’est pas du tout « social », et n’a pas voulu faire quelque chose de « social » : il a fait exactement tout le contraire, et il se trouve que cela a pu être édité. C’est ce que Stendhal a appelé le lecteur bénévole auquel il fait très souvent appel, notamment dans la préface de Lucien Leuwen : « Ô lecteur bénévole », alors qu’il termine La Chartreuse de Parme, par un appel aux happy few : « les heureux peu nombreux ».

Nathalie Crom  : Merci beaucoup Philippe Sollers.

Crédit : Bibliothèque du Centre Pompidou

Les Voyageurs du Temps : la critique de Nathalie Crom dans Télérama :

De Rimbaud à Dante, une méditation jouissive autour de la création.

Sur le site Télérama

Cache pileface


[1La revue Tel Quel (1960-1982) est fondée aux Éditions du Seuil, sur l’initiative de Philippe Sollers et de Jean-Edern Hallier (qui sera exclu en 1962). En mars 1960, le premier numéro s’ouvre sur une citation de Nietzsche : « Je veux le monde et le veux tel quel. » La revue se présente comme un manifeste anti-sartrien qui veut délivrer l’écriture de tout engagement politique. Voir : www.pileface.com/sollers/IMG/pdf/telquel.pdf.

[2Tel Quel disparaît en 1982 et renaît sous le titre L’Infini, chez Denoël puis chez Gallimard, en 1983. La revue publie des textes de Philippe Sollers, Julia Kristeva ou Marcelin Pleynet, mais également
de jeunes auteurs et de grandes signatures, comme Philippe Roth, Milan Kundera, Céline. L’Infini repose sur le pari suivant : c’est qu’il y a, qu’il y aura, de plus en plus besoin d’une revue littéraire au temps de l’explosion de l’information et des réseaux de communications multiples. Voir : http://www.gallimard.fr/catalog/html/revue/infi.htm

[5Ossip Emilievitch Mandelstam, poète et essayiste soviétique (1891-1938).

[6Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Bénédiction », 1968.
À retrouver sur http://www.poetica.fr/poeme-378/charles-baudelaire-benediction/.

[7Stephane Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe, 1877, dans Paul Verlaine, Les Poètes maudits, éd. Vanier (Messein), 1904 (3e éd.), p. 43-44 ; texte disponible sur Les poètes maudits/Stephane Mallarmé-Wikisource ou sur http://www.poetes.com/textes/ver_poemau.pdf.

[8Charles Baudelaire, OEuvres posthumes, « Projet de préface pour une édition nouvelle », 1908 : « Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais ? Pour insuffler au peuple l’intelligence d’un objet d’art, j’ai une trop grande peur du ridicule, et je craindrais, en cette matière, d’égaler ces utopistes qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d’un seul coup. » Lire la préface sur Wikisource, article « Projets de préface pour une édition nouvelle ».

[10Stock, 2009. Catherine Clément est aussi l’auteur d’une biographie sur Sollers ; Sollers la Fronde, Julliard, 1995.

[12Gnose (gr. gnôsis « connaissance »). Voir Écrits gnostiques, Pléiade, Gallimard.

[13Henri-Charles Puech (1902-1986), historien des religions qui occupa la chaire d’Histoire des religions du Collège de France de 1952 à 1972.

[15Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, officier, aventurier et écrivain britannique (1888-1935).

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