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Le grand dérèglement

Patrick Wald Lasowski, Cécile Guilbert, Guy Scarpetta, Ph. Sollers, etc.

D 16 juin 2008     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Patrick Wald Lasowski
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Patrick Wald Lasowski, Le grand dérèglement. Le roman libertin du XVIIIe siècle.

En 1680, dans son Dictionnaire français contenant les mots et les choses Pierre Richelet définit le libertinage comme « dérèglement de vie. Désordre ».
Dérèglement est le mot. C’est à travers lui, c’est à travers cette rencontre du libertinage et du dérèglement que le roman libertin du XVIIIe siècle s’approprie la peinture des plaisirs. La littérature romanesque n’est-elle pas la zone franche de la littérature comme le sexe est la zone franche du corps ?
Licence effrénée du roman. Il dérange les codes, renverse les usages, provoque les censeurs. Il est par excellence l’Irrégulier. « Femmes et filles plongées dans le désordre », il est impossible de garder « un silence profond sur vos dérèglements » écrit Diderot, qui fait parler les bijoux pour faire entendre au monde tout son dérèglement.
Chaque roman libertin rejoue à sa manière le jugement porté sur Le Portier des Chartreux : « Enfin toutes les règles du roman sont violées dans celui-ci : religion, m ?urs, honnêteté, vérité, vraisemblance, rien n’est ménagé. »
Si le roman a jamais eu de règles, s’il a souhaité s’en donner, les voici réduites à rien.
Le libertinage vient.

Vive la chienlit !

par Cécile Guilbert

Dans Le Grand Dérèglement, Patrick Wald Lasowski ausculte le dix-huitième siècle libertin, de Crébillon à Laclos, et les bouleversements qu’il entraîna sur la littérature, les moeurs et les croyances.
Rien de plus réjouissant, passionnant, édifiant même, que de lire un bon livre consacré au Siècle des Lumières en pleine remémoration de Mai 68. Car si vous tendez l’oreille, bandez vos nerfs, osez ce va-et-vient par-delà les siècles, les régimes, les idéologies, les croyances, l’état de la sociologie et des moeurs, vous constaterez qu’une même énergie est à l’oeuvre. Qui nie pour mieux affirmer. Se dérobe pour exister davantage. Désirante et vivace. Jaculatoire et jouissive. Aimantée par le réel. D’ébats en débats. Ici et maintenant. En un mot « libertine » — car forcément libertaire. « La liberté est le crime qui contient tous les crimes. C’est notre arme absolue ». Ce slogan graffité sur un mur de Mai aurait pu être signé Sade. Et de même que tous les libertins vivent sans temps morts, jouissent sans entraves et surtout prennent leurs désirs pour des réalités ; la « chienlit » se dit au XVIIIe siècle égarement, désordre, écart, bref : dérèglement.

C’est précisément ce « Grand Dérèglement » des croyances, des conduites, de la littérature et de la langue française sous les coups de boutoir des pulsions qu’ausculte avec beaucoup de bonheur Patrick Wald Lasowski, auteur de délicieux ouvrages sur le libertinage et maître d’oeuvre des deux volumes des Romanciers Libertins du XVIIIe siècle dans la Pléiade dont les introductions ont servi à la composition de ce volume. Sa langue est aussi fluide, légère et mercurielle que la sensibilité qu’il s’amuse, en dix chapitres alertes, à cerner sans jamais vouloir l’épingler. D’ailleurs, écrit-il, « difficile de fixer le sens du mot, glissant, fuyant, clandestin. » Comme ses bornes temporelles qui, en raison d’infinies nuances allant de l’épicurisme au scepticisme en passant par le matérialisme et la subversion, vont de Ronsard à Laclos - c’est-à-dire des Valois à la Révolution.

À Rome, le terme « libertinus » désigne l’enfant de l’esclave affranchi. Plus tard, les dictionnaires oscillent entre libre-pensée et débauche. Mais au final, le libertin demeure « celui qui « s’écarte » - des règles, des devoirs, des principes de la communauté. » Aussi, la définition du libertinage s’entend mieux « dans le travail du préfixe » aux dizaines de déclinaisons possibles : impiété, indiscipline, irrégularité, indépendance, intempérance, insolence, inconstance, incrédulité, impertinence, impudeur, etc. Du coup, s’il existe une unité dans la diversité des scènes, des genres et des personnages libertins, c’est bien celle d’un « non serviam » universel au nom du plaisir que permettent en cette époque bénie « la fureur du jeu, la passion du théâtre, les spectacles aux flambeaux, l’Opéra plein de faste, la Foire qui bat son plein, les filles du monde croqueuses de diamants, les parties secrètes, les petites maisons, le luxe des équipages, la collaboration des peintres, des écrivains, musiciens, décorateurs au service des voluptés, la magnificence de la débauche aux trois jours des Ténèbres, les porcelaines tendres, les miroirs somptueux, les girandoles, la nouvelle cuisine, la nouvelle philosophie, les romans nouveaux, l’art de la toilette, la poudre, les mouches, les perruques, les laques, les vernis et les noeuds... » Beauté, luxe, nouveauté, volupté : le décor est planté - c’est aussi celui de la frivolité.

Piochant aussi bien dans les grands classiques du corpus que dans les lettres anonymes, les libelles censurés ou les rapports de police, Wald Lasowski revient peu sur les aspects les plus connus de la littérature libertine « mondaine » (Crébillon, Dorat, Denon, Laclos) mais s’attarde à un kaléidoscope de thèmes qui transcende les classes sociales et vaut manifeste. C’est ainsi que le libertinage possède son mythe d’origine (La Régence), son credo (le progrès de la raison par le plaisir), son programme (libérer les passions - encore un slogan de 68...), son genre littéraire de prédilection (le roman, à visée sexuelle pédagogique et féministe), sa langue (« foutro-critico-énergico-lubrique  »), son efficace (la clandestinité), sa pulsion fondamentale (tout voir et tout dire), son principe de réalité (le vit, c’est la vie), et même sa négativité (le crime en série).

La liaison entre tous ces points est assurée par le mouvement incessant des corps et des idées qui se rejoignent, s’étreignent, se répandent à toute vitesse. Vitesse et légèreté : maîtres mots d’une époque vif-argent qui vaporise le temps dans le hasard, le caprice, la circonstance. Mais qui surtout ne cesse de dire et d’écrire qu’elle est douée pour goûter, sentir, imaginer, raisonner, s’enthousiasmer, rire. « Parlons raisonnablement : dis-moi un peu, qu’est-ce que la fouterie ? », interroge un personnage de la célèbre Histoire de Dom B***, portier des Chartreux. Car de même qu’il faut connaître le plaisir pour anéantir les préjugés de la morale et de l’éducation, cette dernière sert à jouir, plus et mieux. C’est dire le rôle décisif et stratégique joué à l’époque par la lecture. Mais aussi celui des auteurs, éditeurs, libraires, sans cesse obligés de déjouer la censure mais qui, pris eux-mêmes dans le grand vortex libertin, font coûte que coûte circuler. Au bout du compte, se demande l’auteur, « ardeur aux travaux de l’amour, indépendance d’esprit, découverte du monde : n’est-ce pas vivre ? » Autant dire que mourir s’énonce comme apathie, servitude et repli - ce qui se vérifie chez nombre de nos contemporains. Avis donc à tous les étourdis « liquidateurs » de « chienlit » : ils ne restaureront que le pire !

Cécile Guilbert, Le Magazine littéraire

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Le printemps des libertins

par Patrick Kéchichian

Sans la littérature qui l’accompagne, lui donne son espace vital, le libertinage ne serait qu’un pâle désordre de corps et d’esprit, une gesticulation vite fatiguée d’elle-même. Patrick Wald Lasowski : " Dans ce procès de l’irrégularité, dans cet affranchissement à travers lequel se définit le libertinage, c’est la langue elle-même qui est mise en jeu. " Affirmation centrale si l’on veut aborder cette brève séquence qui commence à la mort de Louis XIV, en 1715, passe par la Régence et le règne de Louis XV et s’achève brutalement à la Révolution. Certes, le libertinage n’est pas, un beau jour, tombé du ciel, et ne va donc pas y remonter, tout d’un coup, après 1793 : l’histoire fournit simplement un cadre, avec sa part d’arbitraire.

Fin brutale donc, à la mesure du danger peut-être... Du même, en langage fleuri : " Dans le décalottage révolutionnaire de l’Histoire, de la langue et du corps, foutre porte à l’échafaud. Le mot tombe comme le couperet. Il se confond avec l’actualité de la Terreur dans le sang qui jaillit des têtes tranchées. Répétition mécanique et fatale. Foutre touche à son terme. Son histoire s’achève avec la guillotine. "
Patrick Wald Lasowski travaille depuis longtemps à la connaissance et à la promotion de la littérature libertine et de ses entours. Les deux volumes de l’anthologie des Romanciers libertins du XVIIIe siècle ("Pléiade", 2000 et 2005), et quelques brefs et beaux essais - sur la mouche, la faveur, le transport amoureux ou la guillotine (Gallimard "Le promeneur", 2003-2007) - traduisent sa maîtrise du sujet et des oeuvres qui se rattachent à cette tradition. Dans Le Grand Dérèglement, il a repris, remanié et organisé un certain nombre d’études et de préfaces. L’accent est mis sur la force subversive de ce qui n’est pas seulement une attitude ou une théorie, mais "un style, un rythme, un transport particulier dans le mouvement des corps et des idées, dans la circulation des textes et des postures".

La question est d’abord celle de la définition. Les mots "libertin" (plus rarement, et plus péjorativement, "libertine") et "libertinage" sont, comme le remarque judicieusement Wald Lasowski, "logé à merveille dans les dictionnaires, entre "liberté" et "librairie"". L’origine du mot est lointaine, mais l’histoire commence vraiment au XVIe siècle. En 1552, cette claire et nette définition : "Qui de servage a esté mis en liberté." En 1694, l’Académie, elle, sermonne : le libertin est celui qui "prend trop de liberté et ne se rend pas à son devoir". On soupçonne déjà que ce "trop" ouvre une nouvelle voie de connaissance. Neuf ans avant cette académique définition, Bossuet, la curiosité aiguisée, s’interrogeait sur le profit de la subversion libertine : "Mais qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu de plus que les autres ?" C’est bien toute la question...
A cette époque, il devient donc clair que le libertin est "fondamentalement l’être du dérèglement" et qu’au sens "glissant, fuyant, clandestin" du terme s’est ajouté un sens beaucoup plus précis, c’est-à-dire dangereux, explosif... "Les chemins de l’hérésie" - le mot est trop fort... disons plutôt de la révolte contre les commandements de Dieu, contre l’Eglise surtout - et ceux de "la débauche" se rejoignent. Mais, à sa manière, le débauché est aussi un témoin. Ce n’est plus seulement de plaisir qu’il s’agit, même si le moteur est là - "Foutre est le mot qui crée un monde". Car en même temps s’invente une nouvelle "civilité" : "Au regard du XVIIIe siècle, le plaisir est le ferment de la sociabilité et, quand il est bien entendu, le partenaire de la raison."

Mais comment la littérature traduit-elle ou prolonge-t-elle ce "grand dérèglement" ? "Entre élégance et trivialité", la frontière n’est pas étanche. Ainsi, Crébillon fils commence sa carrière, en 1732, par un roman galant puis continue, avec la même grâce, par des romans plus explicitement libertins. Mais la trivialité, qu’on aurait tendance à nommer aujourd’hui pornographie, est souvent un passage obligé... Du "boudoir" au "foutoir", il n’y a qu’un pas. Un autre pas sera vite accompli qui mène à "la virulence de la littérature pamphlétaire" - dont Marie-Antoinette deviendra l’une des cibles favorites.
"Dévergondée, la langue fait l’aveu d’elle-même", écrit Wald Lasowski. Une langue qui, même lorsqu’elle se dérègle et balbutie d’émotion - on mime souvent le plaisir sexuel, jusque dans la ponctuation, dans les romans libertins -, ne brade jamais l’art de la conversation, du commerce raffiné de l’esprit hérité de la culture galante. Ce trait peut sembler contradictoire à des esprits modernes abreuvés de vulgarité : il identifie mieux qu’aucun autre la littérature libertine. Des Liaisons dangereuses à La Philosophie dans le boudoir, de Sade, nombreux sont les exemples de cette piquante sociabilité, accompagnée d’une vocation solide à l’éducation. Des filles surtout.
La question du roman et celle de la place du lecteur donnent lieu à d’intéressants développements. Le lecteur - plus souvent la lectrice - est mis en scène. Il participe. S’échauffe. Lire est un acte. "Un lecteur fictif prend par la main le lecteur véritable. Les noces du lecteur et du roman s’engagent." "Prenez, lisez, ne craignez rien" : l’invitation de Diderot dédicaçant ses Bijoux indiscrets vaut pour aujourd’hui.

Signalons également l’étude de Jean-Marc de Fombonne sur "l’érotique du pied et de la chaussure", qui joua un rôle certain dans la littérature libertine, comme en témoignent les nombreux exemples choisis par l’auteur : Aux pieds des femmes (Payot, 366 p., 21,50 ?).

Patrick Kéchichian, Le Monde des livres du 14.06.08.

Patrick Wald Lasowski, Le grand dérèglement, le roman libertin du XVIIIe siècle, Éd. Gallimard, L’Infini, 166 p.

À lire :
Patrick Wald Lasowski, Le traité du transport amoureux, L’ultime faveur, Le traité des mouches secrètes (Gallimard, Le Promeneur)
Philippe Sollers, Liberté du XVIIIe siècle (Folio Gallimard)

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Fragonard, Portrait de Mlle Guimard
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. Zoom : cliquez l’image.
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Mademoiselle Guimard vue par Philippe Sollers

« Elle a 25 ans, c’est une fleur, elle passe en dansant un peu devant vous, elle a eu la chance de rencontrer sont peintre. Elle, c’est mademoiselle Guimard. Lui, Fragonard.

Nous sommes en 1767, c’est-à-dire dans la dépense et la gratuité heureuses. A Paris, à l’Opéra du temps, les actrices, les danseuses et les cantatrices mènent grande vie. Mademoiselle Guimard est une des stars du moment, elle est très entretenue, bien sûr, et répertoriée comme telle dans le grand livre d’Eric-Marie Benabou, La Prostitution et la police des moeurs au XVIIIe siècle. Sa vivacité de ton, de comportement et d’allure font d’elle un modèle idéal. Fragonard la comprend, la saisit, la brosse. Il a été jusqu’à décorer son hôtel particulier de la Chaussée d’Antin (disparu) surnommé " le temple de Terpsichore " , théâtre privé, salle à manger avec vasques et eaux jaillissantes. L’indiscret de l’époque, Bachaumont, écrit que se déroulent là des "parades" où la mythologie est mise en scène de façon plus que naturaliste, et qui paraissent délicieuses, c’est-à-dire extrêmement grivoises, polissonnes et ordurières. »

Philippe Sollers, Le Figaro Magazine du 9 juillet 2005.

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« Vous connaissez, bien entendu, le portrait de Mademoiselle Guimard, danseuse et actrice de l’opéra de l’époque, peint par Fragonard. La voici, peinte autrement, dans les coulisses : « J’enfilai Guimard, maigre sans doute, mais ayant encore du velouté et les mouvements onduleux. » Le verbe « enfiler » peut d’ailleurs être repris pour annoncer la fondation d’une académie orgiaque qui a peu à voir avec l’Académie française : « Il y a tant d’académies inutiles où l’on ne fait qu’enfiler des périodes : il en fallait au moins une pour conserver le v ?u de la nature. » Nos libertins sont des figures animées de la Nature, pas celle de Rousseau, magnifique promeneur solitaire mais quand même très restreint sur la question du boudoir (c’est ce puritanisme-là qui inspirera la Terreur, « la Nouvelle Héloïse » d’un côté, la guillotine de l’autre). S’agissant du sexe, la définition est précise : « La Nature est bien bonne. Elle nous a fait un présent avec lequel on peut se passer de la fortune, des dons des rois, et des illusions de la grandeur.  »

Femmes

« Voici donc des femmes, et encore des femmes, avec, au passage, une apologie de l’amour lesbien : les plaisirs de femme à femme sont « vrais, purs, durables, sans remords ». « Nuls préliminaires pénibles, tout est jouissance : chaque jour, chaque heure, chaque minute, cet attachement se renouvelle sans inconvénient, ce sont des flots d’amour qui se succèdent comme ceux de l’onde sans jamais se tarir... On se retrouve, on recommence avec une ardeur nouvelle, loin d’être affaiblie, irritée par l’inaction. » Femmes, d’ailleurs, réellement savantes : « L’amour-propre mène les hommes, et c’est par là qu’on les contient. Voilà donc ce qu’il faut exercer chez eux : c’est ce beau petit amour d’eux-mêmes, qu’il faut incessamment tracasser, chiffonner, mortifier, suivant les cas. » Tout cela, bien entendu, écrit par des hommes, mais qui sont, c’est le cas de le dire, enfin au parfum. Après Venise, Paris est la capitale du bordel philosophique, c’est-à-dire de « cette étendue libertine qui n’a aucune borne » (Corneille, dans un autre sens). Une grande fête a eu lieu, elle a été brûlée et niée, mais les fantômes sont encore là pour vous parler à mi-voix. Ecoutez Paris avec ces oreilles, voyez ces corps déliés et pressés courant à leurs rendez-vous clandestins, passant d’une chambre à une autre, d’une terrasse à une autre, d’une petite maison à un grand jardin. Des signaux chiffrés s’échangent, des adresses circulent, des portes s’ouvrent dans la nuit, « les plaisirs furtifs et défendus n’en sont que plus attrayants ». Et pourquoi tout ça ? Pour danser au-dessus des préjugés, des jalousies, des clichés et des conformismes : « Vigueur, aisance et liberté, voilà ce que doit désirer un homme raisonnable. La vigueur pour la jeunesse, l’aisance pour l’âge mûr, la liberté depuis le berceau jusqu’à la tombe. J’ai lu les livres de morale, et je n’ai rien vu dans Confucius, Platon, Sénèque au-dessus de ce que j’ai répété : le plaisir, le plaisir par-dessus tout. »

Philippe Sollers, Le sexe des lumières, Le Nouvel Obs. du 19-01-06.
A propos de « Romanciers libertins du XVIIIe siècle », tome II, sous la direction de Patrick Wald Lasowski, la Pléiade.

Lire aussi L’érotisme français

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La Guimard, de Guy Scarpetta

Résumé

Biographie romancée de cette figure de l’Ancien Régime, qui fit carrière dans la danse et la galanterie, deux domaines intimement liés à l’époque. Cette séductrice née va utiliser l’argent de ses riches amants pour établir son propre théâtre à Pantin. Elle s’y produit, perfectionnant à chaque représentation les figures de la danse baroque, ou donne des spectacles de théâtre grivois.

Quatrième de couverture

La Guimard

Elle se nommait Marie-Madeleine Guimard.

Elle fut la danseuse la plus populaire de son temps, l’étoile incontestée de cette danse baroque qui culmina, en France, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle fut, en outre, l’une des plus grandes courtisanes de cette époque - comptant, parmi ses amants, tout aussi bien Mirabeau que le duc d’Orléans. Elle fut le modèle et la maîtresse de Fragonard, qui décora son hôtel particulier. Dans son salon se pressaient nombre d’intellectuels des Lumières, et c’est là, d’une certaine façon, que se préparait cette Révolution qui devait lui être fatale.

C’est bien un narrateur d’aujourd’hui qui entreprend de la ressusciter. Qui ne cesse de méditer sur la vie de son personnage, d’établir des contrepoints entre le présent et le passé. Qui se plaît, aussi, à rendre indistincte la limite entre ce qui repose sur des documents attestés et ce qui procède de l’imagination.

Parce que la vérité visée n’est pas seulement celle des faits.

Non pas, donc, une biographie romancée - mais plutôt un roman biographique.

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Ou encore : « une longue histoire d’amour, éperdue, désespérée, insensée, d’un homme du présent pour une femme ayant vécu deux siècles auparavant. ...Une longue lettre d’amour, sous le masque d’une biographie, adressée par le narrateur à la Guimard, sans le moindre espoir de retour...  »

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Le tableau de Fragonard vu par Scarpetta

« Ce qui m’a toujours intrigué, dans le portrait de Marie-Madeleine Guimard par Fragonard, tel qu’on peut le voir au musée du Louvre, c’est qu’il puisse être à la fois aussi souverainement positif, immanent (dégagé de tout mystère, de tout symbole, de toute incitation à en chercher la profondeur cachée), et cependant ouvert, allusif (nous n’avons là, d’évidence, que le moment et le fragment d’une scène, qu’il nous faut imaginer). Le visage est capté de trois quarts, légèrement penché, incliné vers la gauche, les yeux obliquement dirigés vers le coin inférieur du tableau, comme si le modèle regardait, au-delà du cadre, un spectacle invisible pour nous. Le nez est un peu rouge, luisant, la bouche petite, spirituelle, esquissant un sourire dont il est impossible de savoir s’il s’adresse à l’objet du regard, au spectacle dérobé, comme une signe de complicité, une invitation muette, discrète, ou s’il est simplement provoqué par lui. Les cheveux, poudrés, cendrés, comme c’était la mode à l’époque, sont tirés vers le haut, découvrant l’oreille finement ciselée, et sont surmontés d’une sorte de parure mousseuse, bouffante, ondulée, couleur de rose thé, comme un bouquet de soie parachevant l’édifice. Un lacet sombre entoure son cou, mais il n’a pas l’aspect tranchant de celui dont Manet, un siècle plus tard, ornera son Olympia : un simple petit ruban, négligemment noué (aucun pressentiment de guillotine). La gorge est couverte d’un jabot et d’une collerette, ondulant elle aussi, s’apparentant plutôt à un costume historique, du tout début du siècle précédent : on devine que le peintre a demandé à la Guimard de poser dans un vêtement de scène (celui, peut-être, de La Partie de chasse de Henri IV, l’un des ballets qui assurèrent sa gloire).

La robe, dont les chatoiements évoquent la substance du velours, est d’un rouge-brun mordoré, l’une des manches présente un long et sinueux reflet vert bronze. L’étoffe est le lieu d’une accumulation de touches visibles, de mouvements fiévreux, déliés [...]. Le corps de la Guimard est mince, et même menu, la taille extrêmement fine - ce qui ne correspond guère aux canons de beauté de l’époque, où l’on ne dédaignait pas "l’embonpoint" . Elle est en appui sur ses deux bras, qui forment un angle vertical d’une trentaine de degrés, tandis que le buste et le cou sont soumis à une légère torsion, arquée, qui suggère irrésistiblement le mouvement - comme si le modèle avait été saisi au moment où il commençait à se détourner du spectacle invisible auquel ses yeux demeurent attachés. La main gauche saisit un papier froissé, à moins qu’il ne s’agisse d’une étoffe, sur quoi quelques traits bruns sont esquissés, avec une désinvolture affichée. L’autre main tient quelque chose qui ressemble à une carte à jouer, à côté de quoi sont placés, à l’horizontale, deux petits objets plats et ovales, cernés de sombre, difficiles à identifier : peut-être deux jetons (s’il s’agit bien d’une carte à jouer), ou deux médaillons, eux aussi simplement esquissés (la rapidité d’exécution est manifeste) et qui forment comme un écho décalé aux deux yeux qui constituent le point d’aimantation de la scène. Le visage exprime quelque chose de malicieux, de mutin, de presque espiègle, que vient tempérer la compassion un peu rêveuse qui émane de ce regard oblique. »

Guy Scarpetta, La Guimard (p. 40 et suivantes).

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Le nouvel amant de la Guimard

par Bernard Pivot

Une fascination ? Le mot est faible. Un magnétisme charnel. Un charme impitoyable. Une sorte de violente et invincible attraction posthume. D’ailleurs Guy Scarpetta, tout à sa passion pour Marie-Madeleine Guimard, tout à son ambition de la ressusciter, ne s’est pas contenté d’écrire sa biographie. Trop convenue, trop sage, une biographie, pas à la hauteur d’une femme aussi hardie et singulière, pas non plus dans le registre d’un écrivain aussi emporté par son ardeur. Seul un roman - fondé cependant sur de nombreux documents, en particulier un petit livre d’Edmond de Goncourt entièrement consacré à cette femme injustement oubliée - pouvait rendre à l’une sa vitalité à vivre et accroître chez l’autre sa vitalité à écrire.

Quel couple ! Nés tous les deux un 27 décembre, la Guimard en 1743, le Scarpetta en 1946. Qu’est-ce que ces deux siècles de différence quand il existe deux portraits peints par Fragonard où le visage de Marie-Madeleine Guimard, selon son ultime amoureux, "me semble condenser tout ce que le XVIIIe siècle français a produit de plus léger, de plus libre, de plus élégant, de plus insolent, de plus pétillant, de plus affranchi de toute idée de péché". Et de s’avouer "physiquement ému, troublé" au point de "désirer la Guimard".

Il n’est pas exagéré d’affirmer que Guy Scarpetta est passé à l’acte, tant sont nombreuses et réussies les pages érotiques où il raconte comment, en toute liberté, sans aucun sentiment de culpabilité, dans son particulier ou au cours d’orgies par elle organisées, elle faisait l’amour à qui lui plaisait. L’écrivain jouit d’être tour à tour un aristocrate, un banquier, Fragonard, un protecteur, un perruquier, le prince de Conti, un guerluchon (greluchon, mot d’aujourd’hui), le duc d’Orléans, Mirabeau... La Guimard était une courtisane pour qui l’amour était un art. Pour son romancier-biographe-amant aussi.

Mais si le corps de cette femme était tant convoité, c’est parce qu’il avait acquis ailleurs que dans les alcôves une gloire inouïe : sur les scènes de l’Opéra et de la Comédie-Française. La Guimard était la plus adulée danseuse de son époque, qui n’est pas encore celle du ballet classique. C’était alors une danse baroque, intégrée dans des spectacles, opéras et comédies, où elle servait d’intermède. Les danseurs devaient savoir aussi être des acteurs et, à ce jeu-là, la Guimard était sans rivale. Elle triomphait encore, entre autres devant Marie-Antoinette, subjuguée, alors qu’elle avait largement dépassé la quarantaine. Et ce n’est pas seulement sur les scènes publiques qu’elle affichait sa beauté et son talent, sa grâce et sa lascivité (aux cris d’indignation du parti dévot), mais aussi dans son théâtre privé de Pantin, payé par ses protecteurs et entremetteurs. Sur invitation, le tout-Paris y accourait pour assister à des spectacles ou participer à des soupers qui se prolongeaient dans d’arborescentes débauches...

C’est ce mélange de théâtre et de réalité, cette fusion de la scène et de la salle, cette distribution des corps jouisseurs dans des rôles écrits ou improvisés, qui enchantent Guy Scarpetta. Intellectuel et libertin, il envie cette époque dont les codes moraux sont très éloignés des nôtres. S’il a écrit ce livre, c’est pour faire partie, lui aussi, de cette troupe informelle de danseurs, de comédiens, d’écrivains des Lumières, de princes dévoyés, de costumiers, de décorateurs, de musiciens, de fouteurs. Souvent, il s’interpelle sur les raisons pour lesquelles il s’est lancé dans cette longue aventure avec la Guimard, pourquoi leur histoire s’est interrompue, puis a repris. D’autres femmes, bien d’aujourd’hui, des danseuses justement, y ont été associées. Mais ne les a-t-il pas inventées ? Et la Guimard, tellement vivante, excitante, envoûtante, ne l’a-t-il pas idéalisée pour que, de sa naissance bâtarde à sa mort, en 1816 (la Révolution l’a ruinée, mais lui a laissé l’usage de sa tête), elle soit toujours digne de la force de ses sentiments et de l’éclat de son style ?

Ah ! il faut voir comment Guy Scarpetta met en mouvement toute sa dialectique pour la disculper d’être réactionnaire, à ses yeux une faute considérable qui eût refroidi ses caresses. Pourtant, elle s’opposa avec son énergie habituelle à la chorégraphie moderne dont le dépouillement, la simplicité, marquaient un rejet des luxuriances en tout genre où elle avait triomphé. Elle ne défendait pas des avantages acquis, une position dominante, mais non, elle se rebellait comme tant d’autres, à la veille de la Révolution, contre une autorité qui faisait fi des goûts des artistes et du public. Faut-il qu’il l’aime, sa Guimard !

Et c’est bien cet amour déclaré, assumé avec le brio d’un romancier et la compétence d’un historien - à quoi il faut ajouter un peu de la mauvaise foi, lui-même en convient, de son nouveau et dernier protecteur -, qui rend le livre de Guy Scarpetta aussi captivant qu’original. Les deux arts éphémères de la Guimard, la danse et l’amour, se sont trouvés prolongés et justifiés par deux arts plus durables, la peinture (Fragonard) et la littérature (Goncourt, Scarpetta).

Bernard PIVOT, Le JDD

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Divers

Lu dans le Monde du 3 juin 2010 (ça tombe bien), deux articles de Cécile Guilbert :

Sagesse du libertinage.
Esprit français, XVIIIe siècle, Lumières, libertinage : ces termes désignent une identique substance. Une aimantation physique et spirituelle. Spirituelle parce que physique et réciproquement. Son autre nom est liberté. De vivre, de penser, de jouir. Tout un art... lemonde.fr

De Sapho à Léautaud, Eros en toutes lettres.
Voici a priori vingt "brûlots" puisque vingt volumes rassemblant des oeuvres et des textes érotiques écrits par près de quatre-vingts auteurs français à travers les siècles... lemonde.fr

et cet article de Chantal Thomas :

"Les Bijoux indiscrets", de Diderot : cris et chuchotis
Lorsque Diderot publie Les Bijoux indiscrets, il est marié depuis cinq ans. Il a eu le temps de s’apercevoir que foyer conjugal ne rime pas nécessairement avec régal. C’est donc du côté des amours illicites (il est alors l’amant de Mme de Puisieux), des jeux libertins et des défis pour rire qu’est née l’idée de cette fantaisie érotico-orientale... lemonde.fr.

Et dans Le Monde du 18 juin 2010 :

de Stéphane Audeguy : "Mémoires de Venise", de Casanova (choix de textes) : le séducteur éternel

Et le 8 juillet de Cécile Guilbert :

Crébillon "fils" ? Quand cesserons-nous d’affubler Claude Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777) de cette éternelle et infantilisante épithète ? Car le grand homme de la famille, c’est lui, et pas son paternel académicien et tragédien qui n’a recherché que les pompes, le pompeux et le pompier avant de tomber à jamais dans les oubliettes de l’histoire.
"Le Sopha", de Crébillon fils : la rhétorique de l’amour cache.

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  • Fragonard, Marie-Madeleine Guimard

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