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Frédéric de Towarnicki

Lecture de Heidegger et souvenirs inédits

D 26 janvier 2008     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Ces notes sans prétention ont pour dessein de revenir sur quelques points marquants et éclairants de son enseignement nous dit Frédéric de Towarnicki [1] en début de son article Lecture de Heidegger dans L’Infini N°98 (Printemps 2007).

En rangeant mes notes de lecture, j’ai retrouvé quelques feuillets ébauchés et non publiés de mes souvenirs, ajoute F. de Towarnicki dans la note X.

Extraits [2] :

Sur le Dasein | Sur le nihilisme | Sur la pensée et la poésie | Liens

Sur la question du sens de l’être à partir de l’existence humaine (Dasein)

I

[...] La philosophie, depuis son commencement grec, est amarrée à la question de l’être et de la vérité.

Le philosopher est un mode fondamental du Dasein [3]. Mais ce que le Dasein de l’homme peut être à chaque époque particulière, le Dasein concerné ne le sait jamais. Si la philosophie est une occupation, une activité, le philosopher est, au contraire, quelque chose qui précède toute occupation et qui constitue l’événement fondamental du Dasein .

Dans son cours, Heidegger rappelle que, dans l’un de ses grands dialogues de la République, Platon dit que la différence entre l’homme qui philosophe et celui qui ne philosophe pas est la différence entre la veille et le sommeil. Hegel, lui, caractérise la philosophie comme le monde à l’envers, laissant entendre que, par opposition à ce qui est normal pour les hommes normaux, la philosophie a l’air de quelque chose qui est à l’envers, mais qu’au fond elle est l’ajustement véritable à ce qui est.

—oOo—

II

Heidegger est souvent revenu sur le thème de l’ambiguïté de la philosophie, de sa différence avec les sciences, de sa valeur propre, et sur le « va-et-vient » de son questionnement circulaire qui caractérise sa démarche. Comme l’explique Walter Biemel dans son essai, Heidegger et le concept du monde (Éd. Vrin), une certaine intuition anticipative de la fin est ici nécessaire pour mettre la pensée en mouvement, soulignant qu’elle doit sans cesse revenir à son point de départ pour assurer, élargir, approfondir la base même de son interrogation.

Heidegger explique : la philosophie se donne pour une science et elle en a l’air, et cependant elle ne l’est pas. Elle se donne pour la proclamation d’une vision du monde (Weltanschauung) et, de même, elle ne l’est pas. Cette double apparence engendre une incertitude constante pour la philosophie. Elle ne résulte pas d’une visée idéologico-morale, comme on le croit le plus souvent.

La tonalité spontanée de l’introduction du cours Les concepts fondamentaux de la métaphysique donne parfois l’impression que Heidegger se parle à lui-même, en même temps qu’à ses étudiants.

Ceux qui tentent, dit-il, de gommer (ou de masquer) la différence entre science et philosophie ne font que nous empêtrer dans la confusion.
[...]

—oOo—

III

[...] Lorsqu’il propose l’élaboration d’une nouvelle tâche de la pensée aujourd’hui nécessaire, Heidegger ne cesse d’insister sur les deux dimensions fondamentales que sont l’être et l’étant et sur leur différence, qui n’est pas encore suffisamment pensée et qui est à l’origine de la configuration du monde par le Dasein humain.

Cette différence entre l’être et l’étant « qui habite l’homme de fond en comble, et qui est en lui en permanence, est un événement fondamental, préalable et prélogique, de notre Dasein  ».

Qu’est-ce que cette différence entre être et étant ? Dans son cours de 1931, Heidegger l’explique ainsi à ses élèves : cette différence est obscure et n’est pas facile à faire comme, par exemple, la différence entre blanc et noir qui différencie un étant d’un autre étant. Mais l’être n’est pas un étant parmi d’autres. Il n’est rien d’étant. On ne peut le caser nulle part. Cette différence reste complètement obscure en son essence. Il nous faut endurer cette obscurité, insiste Heidegger, pour être en état de comprendre ce qu’est le dévoilement de l’être de l’étant grâce auquel nous pouvons concevoir le « problème du monde ». Jean Beaufret citait volontiers le fragment d’un cours de Heidegger où il avait dit : « a est différent de b mais plus différent encore est le est qui dit la différence ».

Le travail philosophique tente d’approcher cette énigme, d’approcher, souligne Heidegger dans Être et Temps, ce qui, parmi tout ce qui va de soi, va le plus de soi. Lorsqu’on dit, par exemple, la « neige est blanche » que dit au milieu de la phrase ce est qui paraît vide et reste inaperçu ?

Cette distinction entre l’être et l’étant, souligne Heidegger, demeure toujours énigmatique. Elle se tient au commencement du Dasein lui-même et doit avoir lieu si nous voulons faire l’expérience de ce qui est. Elle sera minutieusement analysée. Heidegger dit encore que l’ontologie énoncée jusqu’ici par la métaphysique doit être dépassée, car celle-ci ne fut qu’un stade nécessaire dans le développement de la problématique fondamentale de la métaphysique traditionnelle.

—oOo—

V

Nous appelons Dasein, cet étant d’un genre tout à fait original qui est percée vers l’être, dit Heidegger dans son cours Les Concepts fondamentaux de la Métaphysique.

Le Dasein humain est l’étant dont nous disons qu’il existe. Dans l’essence de son être il est la possibilité de sortir hors de soi-même sans toutefois s’abandonner.

L’homme est ce « ne pas pouvoir rester en place » et toutefois ne pas pouvoir la quitter. Lorsque l’homme fait un projet, le Dasein qui est en lui le jette dans diverses possibilités tout en le tenant assujetti à ce qui est effectif. L’homme, transitoire dans le projet, est essentiellement « absence » en tant qu’il se déploie au loin dans ce qui a été et dans l’avenir qui n’est pas encore. Il est ab-sent et jamais là, mais il est existant dans l’ab-sence. C’est pourquoi Heidegger nomme l’homme un « être des lointains ».

Dans ses réflexions sur la possibilité de projection du Dasein qui dévoile l’être de l’étant, Heidegger cite une parole de Schelling (der Lichtblick) (le regard qui porte la lumière). C’est ce regard « dans ce qui est » qui rend possible le possible. « Il donne la possibilité du crépuscule quotidien dans lequel, d’abord et le plus souvent, nous voyons l’étant, le dominons, en souffrons, ou nous réjouissons. »

—oOo—

VI

Le monde n’est pas l’addition de tous les étants, la totalité de l’étant, ce n’est pas l’accessibilité à de l’étant en tant que tel, le monde c’est la manifesteté de l’étant en tant que tel dans son entier ... l’étrange « en entier ».

« Prends en vue l’étant en son entier », enseigne Aristote. Non seulement cet « en entier » est de prime abord insaisissable par le concept, remarque Heidegger, mais il l’est aussi et déjà par l’expérience quotidienne : parce qu’il est si proche de nous, avant même la perception et la pensée, que nous n’avons aucun recul pour l’apercevoir. Cet appel silencieux de cet « en entier » nous l’attribuons à l’étant et plus précisément à ce qui est chaque fois la manifesteté de l’étant.

—oOo—

Sur le Nihilisme

VII

Dans un cours de 1941, axé sur les pressentiments de Nietzsche et sa pensée métaphysique, Heidegger se demande ce qu’il en est de cet « interrègne », de cet entre-deux qui caractérise notre époque déchirée entre un monde d’anciennes valeurs en train de disparaître et un autre où les valeurs nouvelles ne sont pas encore bien discernables, un temps qu’on appelle le nihilisme, lequel prône qu’il n’y a pas de vérité éternelle en soi et où l’homme porte son regard sur la dégradation des valeurs qui se poursuit autour de lui. Des figures multiples du nihilisme en tant qu’achèvement de la métaphysique, le regard de Nietzsche nous a permis d’entrevoir le processus.

Le nihilisme qui tend à dévaloriser les valeurs les plus élevées apparaît comme un événement fondamental de l’histoire occidentale orientée par sa métaphysique. À la place de l’autorité de Dieu surviennent, dans ces temps nouveaux, l’autorité de la « conscience », la souveraineté de la raison, le « Dieu du progrès historique » ou « l’instinct social ».

Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » vise ici le suprasensible en général, qui devient une cible. L’institution de nouvelles valeurs devient dès lors indispensable, tandis que s’installe cet interrègne par lequel semble devoir passer l’histoire présente du Monde, accompagné le plus souvent du rêve nostalgique d’un retour aux valeurs traditionnelles.

Le nihilisme cependant ne vise pas un simple néant de vacuité ; son déploiement véritable peut être aussi une libération, celle où se dit le « oui » de l’acceptation en mettant le cap en direction du renversement de toutes les valeurs. Il doit être compris comme la norme de l’histoire occidentale, de sa « logique », laissant entrevoir la manière dont les valeurs les plus élevées sont mises en jeu, leur falsification éventuelle, leur dévaluation, leur destitution. Le nihilisme circonscrit l’interprétation au sein de laquelle, et dans l’entre-deux, le Monde prend racine.

—oOo—

Sur la pensée et la poésie

VIII

[...] le 30 mars 1966, à l’occasion du 60e anniversaire d’Eugen Fink qui fur l’assistant de Husserl, fondateur de la méthode phénoménologique, Heidegger lui écrivait : « Il est probable que la philosophie de style classique et avec elle le crédit qu’on lui attribue disparaîtra aux yeux de l’homme de la civilisation technique mondiale ... Vous pourriez contribuer à rendre tout d’abord visible l’urgence à laquelle la pensée est astreinte en raison de la puissance illimitée de la science qui, en soi, est déjà technique ». Heidegger n’était pas un contempteur de la science dont il aimait à dire que ses exploits se passaient fort bien de son assentiment.
[...]

En 1951 déjà il avait écrit dans sa Conférence de l’Unesco sur la fin de la philosophie que la fin de la philosophie n’était pas la fin de la pensée.

Dans sa lettre à Eugen Fink il rappelait aussi que le commencement de la pensée occidentale chez les Grecs avait été préparée par la poésie, précisant : « Peut-être la pensée doit-elle désormais commencer à ouvrir au dire poétique un espace libre grâce auquel peut advenir de nouveau un monde qui parle ». Ainsi notre temps est présenté par le philosophe comme étant celui d’une épreuve sans précédent de la pensée et du langage dont le dépassement exigera patience et endurance. Les aphorismes de Nietzsche, ainsi que les poèmes de Holderlin, avaient beaucoup contribué à défricher ces nouveaux chemins du langage. Il songe aussi à Rilke, Trakl ou Celan, qui s’y étaient exposés. Plus tard il évoquera aussi Rimbaud, Paul Valéry et René Char.

Ce que nous pouvons déjà faire aujourd’hui, disait Heidegger, c’est nous préparer à transformer notre être en un Dasein plus originel et revenir sur la métaphysique qui nous est léguée pour, à partir de là, laisser renaître les anciennes questions fondamentales sur un mode autre.

Dans son cours Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger disait :
[...]

Sur la voie de son analyse de la manière d’être du Dasein, Heidegger disait aussi, évoquant les aspects multiples de l’être humain : « Qu’est-ce que l’homme ? Un franchissement, une direction, une tempête qui déferle sur notre planète, un retour aux sources - ou encore du dégoût pour les dieux ? Nous ne le savons pas. Mais nous pouvons voir que, dans cette essence énigmatique de l’homme, la philosophie advient. »

—oOo—

IX

Dans un cours sur la pensée et la poésie annoncé pour le semestre 1944-1945 et interrompu dès la deuxième heure en raison de la « levée en masse » (Volkssturm) décrétée par les autorités nazies, Heidegger insiste sur le fait que nous ne pouvons pas en un tour de main oublier l’absence de préparation, préparation qui permettrait de mieux appréhender le sens de la pensée et de la poésie - qui ont toutes deux une parenté étroite et se meuvent dans le domaine de la parole. Chacun doit d’abord se recueillir sur l’absence de préparation à la « fréquentation » du penser et du poétiser, de Thalès à Nietzsche, d’Homère à Rilke.

Il ne s’agit pas ici, précise Heidegger, d’énumérer des choses érudites sur le rapport de la philosophie et de la poésie mais de nous orienter d’abord vers un recueillement incontournable en tenant compte de la marche la plus silencieuse de l’histoire de l’Occident encore en retrait.

Qu’est-ce que penser ? Qu’est-ce que poétiser ? Comment ne pas tomber dans l’arbitraire dépourvu de fondement ? Où se trouve la mesure de ce qui est essentiel au penser et au poétiser ? Où trouvons-nous ce qui donne la mesure à notre quête ?

La méditation qui guide l’initiation reste longtemps sans venir à la parole. Celle de Heidegger nous conduit vers ce qu’il appelle « ce qui est digne d’être pensé », non pas une suite de questions au sens habituel mais un questionnement qui naît de ces questions. Et il remarque : « Un signe caractéristique de ces questions qui naissent de ce qui est digne de question philosophique consiste en ce qu’elles reviennent constamment sur elles-mêmes dans un mouvement circulaire et pour cette raison ne peuvent trouver de réponse au sens habituel du terme ».

Dans l’Histoire, il y a des époques pauvres en pensée ou même privées de pensée.

Penser véritablement, c’est-à-dire devenir apte à veiller sur ce qui est, se différencie d’une attitude qui se borne à traquer et à calculer ou qui ne calcule que ce qui pourrait conduire au succès, disait Heidegger. Il propose à ses étudiants de comprendre le penser et le poétiser en cheminant avec Nietzsche « le penseur qui poétise » et Holderlin « le poète qui pense ».

Ce rapport entre pensée et poésie nous amène à mieux voir ce qui nous concerne tous. Nietzsche et Holderlin sont poètes dès qu’il leur faut se confronter à ce qui, en notre temps est, en référence à l’histoire occidentale.

Au temps de l’achèvement de la métaphysique, note Heidegger, « les penseurs cependant qu’ils songent en viennent à dire. Les poètes cependant qu’ils disent, en viennent à songer ».

Cet achèvement, dit encore Heidegger, engendre la nécessité du rapport entre pensée et poésie.

Nous questionnons donc la pensée poétisante de la métaphysique de Nietzsche, au sein de laquelle est pensé ce qui est maintenant.

—oOo—

X

A la rencontre de Heidegger, Souvenirs d’un messager de la Forêt-Noire, Ed. Gallimard (Arcades) ;
Martin Heidegger, Souvenirs et Chroniques, Ed. Payot-Rivages poche ;
Entretiens avec Jean Beaufret, Ed. PUF (Épiméthée).

Qu’il me soit permis de rappeler que lors d’une visite à Martin Heidegger en 1945 dans Fribourg en ruines, alors que j’étais animateur culturel « Rhin et Danube », j’eus l’audace bien juvénile de lui lire un de mes poèmes du temps de l’Occupation dont la « tonalité » et les évocations lui avaient plu [4]

Heidedegger s’étendait rarement sur les déceptions qu’il avait éprouvées au cours de sa vie de professeur et de philosophe. Il savait depuis toujours qu’en raison même de l’orientation de son travail, celui-ci était exposé à d’inextricables malentendus que sa notoriété ne faisait que renforcer. Un jour, il évoqua, en présence de sa femme, les clichés auxquels on avait réduit sa pensée et les amalgames incorrects qu’on faisait sans cesse entre lui et, par exemple, Jaspers ou Sartre.

Ce qui l’avait agacé le plus, c’était les discours prétentieux de certains élèves qui se disaient « heideggeriens » et dont les affirmations péremptoires, aussi creuses qu’obscures, avaient réponse à tout.

Il lui arrivait d’ironiser sur ceux que son frère Fritz appelait des « pickpockets » parce que, depuis des années, ils pillaient allègrement ses textes sans jamais citer son nom. Tout cela était rapporté, au passage, sans la moindre trace d’humeur.

Il lui arrivait de maugréer un peu lorsqu’on lui rappelait telle ou telle interprétation insensée qu’on colportait sur ce qu’il avait écrit, notamment sur Lêtre-pour-la-mort. Mais presque toujours l’emportait le sourire qui revenait sur son visage tandis qu’il me parlait du « cirque » où s’affairait le monde. Quand on lui rappela qu’il avait dit à ses élèves que l’être n’était ni une recette ni un médicament, il eut un rire malicieux. Un autre jour l’assombrit mon commentaire imprudent sur une phrase ·de Être et Temps « le Dasein est sa possibilité », que je comprenais comme un choix que peut faire l’homme entre diverses possibilités alors qu’elle laisse entendre une relation initiale avec l’être, une entente qui précédait toute action et toute pensée, et qui ne se manifestait pas dans la revendication d’une puissance que l’homme s’arrogeait lui-même.

Pour moi, la pire journée fut peut-être celle où il laissa transparaître une sorte de désespérance lorsqu’il évoqua la venue probable d’un temps où certains textes qui lui semblaient essentiels deviendraient illisibles, faute de préparation, et d’éducation, faisant allusion, notamment, à Parménide, Aristote, Maître Eckhart et Hölderlin.

Je sentais au fond de lui une grande solitude.

Ce jour-là, je crois bien, revenant de Paris, et sous l’emprise du vocabulaire de L’être et le néant de Sartre, j’avais visiblement irrité Heidegger en discourant sur la conscience de l’homme confronté à certains événements sociaux et politiques de ces années. Heidegger me fit remarquer que je continuais à voir l’homme dans une perspective marxiste, comme « être social » déterminé par les rapports de production et que ce que je disais était dicté par des présupposés scientifiques et psychologiques traditionnels.

Il alla dans son bureau et en revint avec quelques feuillets où il faisait allusion à une phrase célèbre de Marx : « Jusqu’ici les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le changer ». Il s’étonnait : comment pouvait-on vouloir transformer le monde en accordant si peu de place à l’histoire de la pensée ? Dans ces notes, Heidegger écrivait que, tant que le marxisme prétendu scientifique resterait prédominant dans les interprétations courantes de notre époque, celui-ci rendrait difficilement accessibles la lecture de Schelling ainsi que d’autres modes de questionnement.

Je me souviens qu’un dimanche (dans les années 50) je sonnai à la porte de Heidegger à l’improviste, n’ayant pu lui téléphoner. Il écoutait à la radio un discours du physicien atomiste C.F. von Weizsäcker, collaborateur de Heisenberg, et pionnier de la mécanique quantique. Il me fit signe de m’asseoir près du poste. D’un ton assuré, le physicien promettait à une humanité délivrée de ses démons et guérie de sa barbarie une ère pacifique étayée sur les progrès de la science. Cela dura plus qu’un quart d’heure. Après quelques signes d’impatience, Heidegger finit par éteindre la radio en s’exclamant « quel blablabla ». Puis nous montâmes dans son bureau. Je savais que les envolées philosophiques du célèbre physicien l’agaçaient.

Il me rappela que von Weizsäcker et Heisenberg lui avaient rendu visite à Fribourg en 1935 et que leur long entretien n’avait débouché que sur un seul constat : la science, par ses propres moyens, ne pouvait penser le sens de ses découvertes, et la philosophie, elle, ne pouvait rien prouver ou démontrer. Peu discernable était l’emplacement d’un pont susceptible de relier directement la pensée méditante et les impératifs de l’exactitude. Rien, sur le chemin d’une pensée, n’était plus pauvre et plus stérile que le diktat de l’exactitude et le culte forcené du certain, me dit Heidegger. Je ne compris que beaucoup plus tard la signification d’une remarque de Beaufret disant que Heidegger était le Cézanne de notre philosophie. Je me souvenais d’une phrase du peintre de la montagne Sainte-Victoire, qui se méfiait de toute théorie et disait que le but de l’art était l’élévation de la pensée : « ... voir c’est concevoir, et concevoir, c’est composer ».

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NOTE

Les notes de lecture de Frédéric de Towarnicki se réfèrent aux ouvrages suivants.

Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. Daniel Panis. Éd. Gallimard.

Achèvement de la métaphysique et poésie, trad. Adeline Froideeourt. Éd. Gallimard.

Question I, Contribution à la question de l’être, trad. Gérard Granel, Éd. Gallimard.

Question 4, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, trad. J. Beaufret, Éd. Gallimard. - Etre et Temps, trad. F. Vezin, Ed. Gallimard.

L’Art en liberté par F. Fédier, Éd. Poeket/ Agora.

Ernst Jünger, Récits d’un passeur de siècle par F. de Towamicki, Éd. du Rocher.

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LIENS

Le Figaro/Livres Frédéric de Towarnicki, un esprit de notre temps (ou archive pdf)

amazon.fr : Martin Heidegger, Souvenirs et Chroniques par F. de Towarnicki

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[1Orthographié Towarniki dans L’Infini

[2Titrage pileface.
Les notes publiées dans L’Infini sont simplement numérotées I à XI sous le titre général « Lecture de Heidegger et souvenirs d’un ancien messager de la Forêt Noire »

[3Dasein : littéralement être-là (NDLR)

[4Les hommes enflammaient
Des cités sans couleurs
De beaux oiseaux tueurs
Fondaient sur les étés

Soldats vous claironniez
Autour des jolies femmes
Soldats les vieilles dames
Passaient sans regarder

On voyait mal les gens
Des races les guettaient
Les fous suivaient en paix
De vieux enterrements

Pitié pour les amis
Qui burent sans fontaine
Pitié mon capitaine
Pour votre vieux fusil

Je sais ce qu’ont défait
Leurs idéaux de plomb
Ô veilleurs appelez
Ces hommes par leurs noms

Ils travaillaient le fer
Au blanc des arcs-en-ciel
Et leurs poupées de sel
Descendaient dans la mer

Publié dans CopIas sous Occupation (Éd. Atelier des Brisants).

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2 Messages

  • Didier | 29 juillet 2016 - 16:13 1

    Belle introduction à la pensée de Heidegger. "Rien, sur le chemin d’une pensée, n’est plus pauvre et plus stérile que le diktat de l’exactitude et le culte forcené du certain". Voilà bien ce qui caractérise nombre de philosophes d’aujourd’hui : "Les questions sont des ralentisseurs..."


  • A.G. | 24 avril 2008 - 19:15 2

    Frédéric de Towarnicki / Georges Walter

    Poésie sur parole, F-C, 17 février.
    Avec Georges Walter, préfacier de : Coplas sous occupation de Frédéric de Towarnicki (Éditions Mélis, 2008), poèmes dits par Claude Aufaure.
    Arrivé en France à l’âge de 5 ans, Frédéric de Towarnicki était né en Autriche en 1920, fils « d’une de ces beautés viennoises qui furent les grandes rivales des Hongroises et d’un aristocrate polonais balafré dans un duel d’honneur au début du siècle » (Georges Walter). Spécialiste de Heidegger, il avait publié en 1993 « Souvenirs d’un messager de Forêt-Noire », où il raconte sa rencontre en 1945 - alors qu’il est interprète et animateur du service social « Rhin et Danube », dans l’armée de De Lattre de Tassigny - avec celui dont la philosophie allait le transformer.

    Un extrait de l’émission enregistrée la veille de la mort de Towarnicki (14’37) :

    [mp3]

    Pour démarrer l’écoute, cliquez deux fois sur la flèche verte