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Cadeauphobe

D 30 décembre 2017     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Supplément Le Monde, 4 décembre 1987.

Je suis cadeauphobe. Cela signifie que je n’aime pas recevoir de cadeaux et que, par conséquent, je n’aime pas non plus en offrir. L’offre est une demande. Je n’aime pas demander, ni la commande qu’on m’adresse dans une demande.

Le contrat social passe par là ? Justement. Tout cadeau est un potlatch plus ou moins apparent, un signe de réciprocité, de continuité dans le temps, de célébration d’une paix artificielle (il peut aussi dissimuler une déclaration de guerre). Un cadeau, je l’ai toujours ressenti comme une atteinte à ma liberté, ou comme une hypocrisie nécessaire. On impose un objet pour surimposer une pensée. Pieux mensonge.

Pas de cadeaux.

Enfin, en principe. Bien entendu : il faut. Voici donc quelques conseils, tirés de l’expérience, pour le cadeauphobe coincé.

D’abord, ne jamais remercier directement pour un cadeau, de façon à désorienter l’échange obligatoire. Le truc des autres est toujours de vous attirer dans des relations stables, autrement dit dans une vieillesse prématurée. C’est l’atmosphère enfantine, les parents sont là, les grands-parents, les tantes, les oncles, les cousins, les neveux, les nièces. Dans chaque cadeau, une promesse de grande famille universelle est inscrite. C’est son prix (le prix de la dissimulation du prix). Si vous avez une famille en activité, recevez votre cadeau de manière imperturbable ; faites les vôtres, la question est réglée.


Reims, Noël 2007. Photo A.G.

Je fais une exception pour l’enfant proprement dit : par définition, l’enfant doit être couvert de cadeaux. C’est le langage-chantage qu’il comprend le mieux, et d’ailleurs son ravissement est beau à voir.

On fera donc des cadeaux à l’enfant, mais jamais par surprise : on essaiera de lui faire comprendre la notion en dehors des anniversaires, des jours de fête, etc. Noël, le jour de l’An sont inévitables, soit. Mais emmener tout à coup, pour rien, l’enfant avec soi acheter un cadeau, c’est joindre l’utile à l’agréable, le didactisme au plaisir de voir s’épanouir à vif le plaisir.

Pour s’éviter ensuite une trop grosse perte de temps, je conseille le stockage préalable. En une seule fois, acheter plein de choses. Avoir un endroit inaccessible où on enferme tout ça. Si l’on est en retard, pressé, ou qu’on a oublié, la réserve est là. Disques, sacs, parfums : il me semble que ce sont les trois articles de base. Les disques vont aux hommes ou aux femmes indifféremment (c’est un homme qui parle) ; les sacs aux amies très proches (merci, docteur Freud) ; les parfums sont à distribuer comme des bonbons.

Le grand principe de la stratégie générale est le suivant : vous êtes vous-même un cadeau vivant, aucun cadeau que vous recevrez ne peut vous le faire oublier (il n’y a pas d’état social idéal, la famille est un mal nécessaire). Aucun cadeau que vous faites ne doit cacher qu’il est en plus, presque par hasard, de votre inestimable présence. Si vous n’êtes pas convaincu de votre être-cadeau, n’espérez pas en persuader qui que ce soit. Dans ce dernier cas, vous en venez vite aux transactions déguisées, aux supplications plus ou moins honteuses : l’aspect sourdement prostitutionnel du cadeau ("mon petit cadeau") n’est plus à démontrer. Je suis cadeauphobe parce que, contre toute raison, je m’obstine à maintenir la fiction que je serais désirable. Cette fiction peut d’ailleurs engendrer la réalité, pourquoi s’en priver ?

Casanova raconte que, certains soirs, il sortait avec, dans ses poches, tout un lot de bagues à offrir selon les occasions : c’est ramener les femmes au rang d’Indiens éblouis par l’arrivée des navigateurs et séduits par leurs colifichets, contre lesquels, parfois, ils ne donnaient pas moins que de l’or.

Mais le comble de la perversité est sans doute le jeu décrit par Proust dans Albertine disparue. Voilà une jeune fille en fleur, belle, sauvage, insolente, insaisissable, devenue prisonnière de son amoureux bienfaiteur et jaloux. Il y aurait toute une théorie du cadeau mortel à tirer de la Recherche du temps perdu. Albertine est logée, promenée (sous surveillance), gâtée, habillée, et — parallèlement — de plus en plus vampirisée, étouffée, momifiée.

Proust, expert en sadisme lent (c’est un Sade subdiviseur et psychique), garde le meilleur pour la fin : Albertine s’en va, "disparaît", et c’est alors que le narrateur lui écrit une lettre qui est un chef-d’oeuvre de sournoiserie. Quel dommage, lui dit-il en substance (mais il faudrait tout citer), quel dommage que nous nous séparions, quoique ce soit sans doute préférable. Mais que vais-je faire maintenant de cette Rolls et de ce yacht que j’avais achetés pour vous et que j’étais sur le point de vous offrir ? Tant pis, je les garde. Je ferai inscrire sur le yacht un poème de Mallarmé, tandis que la Rolls aurait mérité d’autres vers du même poète, "que vous disiez ne pas pouvoir comprendre". Autrement dit : vous avez préféré votre liberté (que, d’ailleurs, j’étais prêt à vous rendre), vous y perdez tant et tant, vous n’avez rien deviné, vous préférez vos désirs, que je voudrais contrôler et auxquels je ne comprends rien, mais vous, vous ne comprenez rien à la littérature. On peut difficilement composer un coup plus violent et plus élégamment enrobé. D’ailleurs, Albertine se tue quelques lignes plus loin dans un accident de cheval. L’image de la Rolls et du yacht qu’elle n’aura jamais passe devant ses yeux en train de se fermer : voilà le cadeau que Proust offre à son oeuvre.

Nous avons là la forme extrême, hyperparanoïaque, de l’action "cadeau". Si le fond de la nature humaine, comme on dit, n’était pas la pure et simple violence, y aurait-il tous ces rituels ? C’est pourquoi l’engrenage cadeau est une reconnaissance implicite de cette violence — un aveu, une excuse. Le célèbre Viennois (beaucoup moins charlatan que ne l’a dit l’auteur du Don) n’avait pas tort de constater que le cadeau primitif était celui des excréments de la part du bébé à sa mère.

Les annales de l’analité seraient une tapisserie de malentendus plus ou moins bien interprétés. Mais, d’autre part, pour ne pas être accusé à tort de rétention anale, voire, plus vulgairement, de radinerie, le cadeauphobe, toujours imprévisible, devra jeter l’argent par les fenêtres, montrer qu’il n’y fait aucune attention particulière du moment qu’on est avec lui. Ou encore : aucun cadeau pendant des mois, ou même des années — épreuves à subir pour la future initiée, — et soudain : place Vendôme ! Mais j’insiste : il est nécessaire que cette action d’éclat paraisse résolument superflue. On n’attend rien de spécial, au contraire on ne recherche pas un pardon ; il s’agit, même, peut-être sans rien dire, d’une menace de rupture. L’objectif est atteint si la partenaire est tentée de se dire : "Tiens, qu’est-ce qu’il a ? Il m’aime moins ?"

En somme, le cadeauphobe est taoïste : son rêve est de n’être ni approuvé ni blâmé, ou les deux à la fois, de façon tellement enchevêtrée que les deux appréciations s’annulent. On ne sait pas comment le réifier : ni par la critique ni par le cadeau. On ne l’attend pas où il peut surgir. Il reste dans une obscurité voyageuse. Mais j’y pense : surtout, ne jamais proposer le voyage comme cadeau de dernier moment ! La signification en serait immanquablement : il veut s’installer, il se range. Non : laisser passer, laisser courir. Le cadeauphobe est persuadé que tout le monde s’ennuie, sauf lui. Donc que toute personne de sa connaissance ne s’amuse en réalité qu’avec lui. C’est son illusion : elle lui sert à vivre et à être libre. Oublions-le donc. Vous ne voulez quand même pas le forcer à accepter un cadeau ?

Philippe Sollers, Le Monde du 04.12.87.

1ère mise en ligne, décembre 2007.

*

« Voilà le cadeau que Proust offre à son oeuvre »

La lettre à Albertine : « un chef-d’oeuvre de sournoiserie »

« Mon amie, j’allais justement vous écrire, et je vous remercie de me dire que si j’avais eu besoin de vous, vous seriez accourue ; c’est bien de votre part de comprendre d’une façon aussi élevée le dévouement à un ancien ami, et mon estime pour vous ne peut qu’en être accrue. Mais non, je ne vous l’avais pas demandé et ne vous le demanderai pas ; nous revoir, au moins d’ici bien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune fille insensible. À moi que vous avez cru parfois si indifférent, cela le serait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décision que je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avec un pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le jour où je venais de recevoir l’assentiment de ma mère à demander votre main. Je vous l’aurais dit à mon réveil, quand j’ai eu sa lettre (en même temps que la vôtre). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire de la peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nos vies par ce qui aurait été pour nous, qui sait ? le pire malheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse. Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n’est pas que ce ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n’ai pas grand mérite à y résister. Vous savez l’être inconstant que je suis et comme j’oublie vite. Vous me l’avez dit souvent, je suis surtout un homme d’habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous ne sont pas encore bien fortes. Évidemment, en ce moment, celles que j’avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore les plus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même, à cause de cela, j’avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours où nous voir ne serait pas encore pour moi ce que ce sera dans une quinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise) : un dérangement, — j’avais pensé à en profiter, avant l’oubli final, pour régler avec vous de petites questions matérielles où vous auriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui qui s’est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas de l’approbation de ma mère, comme, d’autre part, je désirais que nous ayons chacun toute cette liberté dont vous m’aviez trop gentiment et abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour une vie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussi odieux à vous qu’à moi maintenant que nous devions passer toute notre vie ensemble (cela me fait presque de la peine en vous écrivant de penser que cela a failli être, qu’il s’en est fallu de quelques secondes), j’avais pensé à organiser notre existence de la façon la plus indépendante possible, et pour commencer j’avais voulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendant que, trop souffrant, je vous eusse attendue au port (j’avais écrit à Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût), et pour la terre j’avais voulu que vous eussiez votre automobile à vous, rien qu’à vous, dans laquelle vous sortiriez, vous voyageriez à votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s’appelle, selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et me rappelant que vous préfériez à toutes les autres les voitures Rolls, j’en avais commandé une. Or maintenant que nous ne nous verrons plus jamais, comme je n’espère pas vous faire accepter le bateau ni la voiture (pour moi ils ne pourraient servir à rien), j’avais pensé — comme je les avais commandés à un intermédiaire, mais en donnant votre nom — que vous pourriez peut-être en les décommandant, vous, m’éviter le yacht et cette voiture devenus inutiles. Mais pour cela, et pour bien d’autres choses, il aurait fallu causer. Or je trouve que tant que je suis susceptible de vous réaimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou, pour un bateau à voiles et une Rolls Royce, de nous voir et de jouer le bonheur de votre vie puisque vous estimez qu’il est de vivre loin de moi. Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et comme je ne me servirai pas d’eux et qu’ils ont chance de rester toujours, l’un au port, désarmé, l’autre à l’écurie, je ferai graver sur le … (mon Dieu, je n’ose pas mettre un nom de pièce inexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) du yacht ces vers de Mallarmé que vous aimiez :

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

Vous vous rappelez — c’est le poème qui commence par : Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… Hélas, « aujourd’hui » n’est plus ni vierge, ni beau. Mais ceux qui comme moi savent qu’ils en feront bien vite un « demain » supportable ne sont guère supportables. Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt ces autres vers du même poète que vous disiez ne pouvoir comprendre :

Dis si je ne suis pas joyeux
Tonnerre et rubis aux moyeux
De voir en l’air que ce feu troue

Avec des royaumes épars
Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.

 » Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encore de la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notre séparation. J’en garde un bien bon souvenir. »

« P.-S. — Je ne réponds pas à ce que vous me dites de prétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d’ailleurs nullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C’est du Sherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous de moi ? »

Marcel Proust, Albertine disparue.

*

LE ROBERT

« CADEAU. n. m. (1416 ; empr. du prov. cabdel, propremt. « chef », fig. « lettre capitale » ; du lat. pop. capitellus, dér. de caput, tête. A d’abord désigné la lettre capitale (jusqu’au XVIe siècle), puis des paroles superflues enjolivant un discours (XVIIe s. FURET.) ; puis un divertissement offert à une dame (XVIIe s. Bourg. gent. ) ; et, enfin, le présent (1787).

Objet qu’on offre à quelqu’un pour le fêter, lui rendre service ou lui être agréable. V. Bienfait, don, présent, souvenir, surprise. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié. Cadeaux de noce. V. Corbeille, Cadeau de nouvel an. V. Etrenne, gratification. Cadeau de fleurs. V. Bouquet. Offrir, distribuer des cadeaux avec générosité, largesse, libéralité ; avec parcimonie. Faire un cadeau à quelqu’un. Faire cadeau d’un livre. Envoyer une bricole, une babiole en cadeau.

« ... les bontés qu’elle prodiguait à Thérèse, lui faisant de petits cadeaux, l’envoyant chercher, l’exhortant à l’aller voir, la recevant avec cent caresses, et l’embrassant très souvent devant tout le monde. » ROUSSEAU, Confessions, XI.

« Et puis, l’une à l’autre, elles se présentent des cadeaux, gentiment, avec des sourires de petites filles. » LOTI, Mme Chrysanthème, ch. XII, p.86. »

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