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Contre le masochisme

« Je ne peux pas inventer une révolte. Il faut qu’elle se manifeste. Je l’appelle de mes voeux »

D 30 mars 2007     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En novembre 2002, Sollers s’entretient avec Jean Ristat dans Les Lettres Françaises. L’entretien est publié sous le titre « Je ne peux pas inventer une révolte. Il faut qu’elle se manifeste. Je l’appelle de mes voeux », puis repris dans L’Infini avec le bandeau « Contre le masochisme ». Cela se passe quelques mois après un certain "21 avril" qui a vu la défaite de Lionel Jospin au 1er tour des présidentielles. Le 2ème tour opposera Le Pen à Chirac. Puis ce sera le plébiscite (démocratique, bien entendu). Traumatisme durable pour la gauche.
Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’en est-il de la "servitude volontaire" ? Du masochisme en politique ? Pourquoi les intellectuels ne se battent-ils pas ?

L’analyse a-t-elle perdu de son actualité ?

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Bandeau de L’Infini n° 82, printemps 2003.

Philippe Sollers. Il y a un livre, à mon avis, qu’il faut relire d’urgence, la Servitude volontaire de La Boétie. On y trouve formulé pour la première fois, d’une façon décisive et périodiquement oubliée, l’axiome suivant : « Tout pouvoir ne vit que de ceux qui s’y résignent. » On agite toujours le fait que le méchant serait à l’oeuvre, à l’insu des peuples ou contre eux, sans qu’ils participent le moins du monde à ce qui leur arrive : comme si, les intellectuels n’avaient pas décidé de baisser les bras, voire de ne pas se battre. La servitude volontaire insiste pourtant sur le fait que le tyran, quel qu’il soit, si on cessait de le soutenir, s’effondrerait de lui-même. Supposons que ce qu’on a appelé "la gauche", dans toutes ses composantes et ses histoires souvent dramatiques, parfois glorieuses, soit structurée masochistement : le surmoi lui dit à l’oreille de l’inconscient : « Tu jouiras de perdre, car c’est la seule voie qui te soit offerte imaginairement pour jouir. » Ça jette une lumière sur ce qui peut arriver dans certaines périodes de l’histoire — à considérer simplement l’hexagone (mais tout est lié).

Et ce petit hexagone est une sorte de jardin politiquement cocasse par rapport à ce qui se passe ailleurs, à New York le 11 septembre, à Moscou tout récemment, au Proche-Orient sans arrêt, en Indonésie. Et ce n’est qu’un début. Le petit hexagone a voté massivement pour le statu quo masochiste, sous prétexte qu’il fallait faire barrage au sadique Le Pen, qui du coup a envahi la totalité du paysage. Ce que réclame l’électorat de Le Pen, c’est ce qu’il faut lui donner si on ne veut pas que ce soit Le Pen lui-même qui le fasse : sécurité, morale minimum, répression minimale. Le spectacle que donne la gauche est donc tout à fait étonnant et en un sens pathétique parce qu’y pointe, en effet, de nouveau, la formule : « Tu jouiras de perdre. »

Bien entendu, elle se dresse contre la censure, la répression... C’est le discours habituel des intellectuels, prompts à s’indigner, parfois à juste titre, selon une vieille rhétorique, usée jusqu’à la corde, qui consiste à se plaindre — toute plainte étant une accusation, mais une accusation qui revient vite sur elle-même pour désigner qu’au fond perdre, c’est bon. Ce qui veut dire que personne n’a envie de gagner. Pour avoir envie de gagner, il faudrait trouver son plaisir dans la bataille, devenir tacticien et stratège de la guerre qui s’imposerait, ne pas se définir a priori comme martyr potentiel, martyr à feux doux dans les démocraties ou dans l’hexagone, martyr à feux fulgurants dans le terrorisme tel qu’il s’élabore et donne ses preuves un peu partout — car c’est bien là que la pulsion de mort surgit de façon martyrologique. Si je me fais exploser ici ou là, je vais au paradis, en islam pur et dur, détourné et retourné bien sûr. Tout le monde a vu ces images de femmes en tchador endormies par les gaz de Poutine qui n’y va pas de main morte lorsqu’il s’agit de tuer à petit feu. C’est ce que j’appelle le « théatro-gaz ». Tout le monde a vu l’image de ces femmes sorties d’on ne sait quel Moyen Age, endormies, mortes, avec leurs bombes sur les genoux comme une sorte de bébé mortifère. Elles sont là dans leurs voiles noirs avec sur leur ventre la bombe qu’elles auraient fait exploser sans état d’âme pour rejoindre l’élection. Ce n’est qu’un début.

Le masochisme comme fonctionnement de l’horizon de la jouissance n’est pas, à mon avis, suffisamment analysé. Qu’il soit d’essence féminine est d’ailleurs quelque chose avec quoi on devrait se familiariser pour autant qu’on ait feuilleté un peu Freud. Mais tout ça est bien oublié, et va dans le sens de la servitude volontaire et de la jouissance qu’elle procure. Je ne parle pas d’Histoire d’O [1], là. Je ne convoque même pas la pornographie. Ce n’est pas la peine. C’est quelque chose de plus routinier, de plus train-train, de plus syndical, de plus associatif, de plus familial, de plus rassurant, de plus provincial, de plus médiocre. Et c’est une force considérable.

Nietzsche a une très belle définition de l’État : « J’appelle État le lieu où le lent suicide de tous est appelé la " vie ". » Le lent suicide de tous, on le constate, tous les jours. D’où la fascination qu’exerce et exercera de plus en plus, les passages à l’acte de la violence explosive. Encore une fois, nous n’en sommes qu’au début. Le lent suicide de tous, qu’on appelle la vie, s’organise à peu près partout, y compris chez les artistes et les intellectuels. Ils protestent, ils s’indignent, ils signent des pétitions... mais ils ne se battent pas. Quand l’un d’eux se bat, alors il y a de fortes chances qu’il soit rappelé à l’ordre par les chiens de garde du lent suicide de tous et que ça déplaise à tout le monde. Deux exemples : j’ai écrit La France moisie, trois pages, et j’en suis encore à numéroter semaine après semaine les récurrences de la façon dont je suis injurié à propos de ce texte, transformé complètement à contresens. Par exemple, je lis dans Marianne, sous la plume de Jean-François Kahn (ou pseudonyme peu importe), une fois de plus, que « la France moisie » d’un certain écrivain, « caricaturalement français » c’est la même chose que les Décombres de Rebatet, fasciste notoire. Or, si on a un minimum d’honnêteté intellectuelle, en lisant La France moisie, on voit bien que c’est tout le contraire d’un texte fasciste, puisque je décris ce à quoi la France est habituée lorsqu’elle s’est courbée plusieurs fois non seulement sous le fascisme mais aussi sous le stalinisme. Ça fait beaucoup de monde, beaucoup de familles, beaucoup de mémoires, infectées bien sûr. Ce qui d’ailleurs, d’une certaine façon, m’enchante puisque ça vise à faire de moi d’une façon à peu près constante donc globale, le mauvais Français. Je suis tellement le mauvais Français que je passe mon temps, n’est-ce pas, à faire l’apologie des Lumières, du XVIIIe siècle, de Voltaire. Et c’est peut-être pour ça, si tu inverses le discours, que je me signale à la désapprobation générale comme étant le mauvais Français. Alors que bien évidemment — ce qu’on peut demander à un ordinateur qui le dirait facilement — plus Français que moi, tu meurs ! Donc, c’est étrange.

Jean Ristat : Les nouveaux réactionnaires, aussi ?

Oui, le Monde diplomatique me signale comme étant le valet de Bush, de Sharon... ce qui implique que, comme par hasard, je suis éventuellement sur la liste des attentats de l’extrême droite. Le Monde diplomatique donnait mon nom, en quelque sorte, pour qu’il soit marqué sur une liste de l’extrême droite. Le phénomène ne peut uniquement être décrit comme étant de droite, de gauche, d’extrême droite ou d’extrême gauche. C’est autre chose. Nous touchons au ressentiment ou à l’esprit de vengeance, que j’appelle aussi masochisme à tendance de servitude volontaire. Si on appelle à la liberté par les moyens convenables, c’est-à-dire historiquement informés, il est normal qu’on soit désigné par inversion du discours comme quelqu’un qui cherche à renforcer la tyrannie. Un écrivain dérange en tant que tel, lorsqu’il se bat dans ce qu’il écrit, dans ses propositions même, dans sa forme et dans son fond. On aura tendance alors à le présenter comme un mauvais citoyen. Je suis le mandarin, le parrain, le bookmaker, l’homme de réseau qui s’impose, qui impose sa tyrannie au monde de la littérature, de l’édition, de la presse, etc. Ce qui est d’une cocasserie extrême, mais intéressant au niveau du symptôme.

Je parle des gens qui se battent et qui par conséquent provoquent des réactions, sinon on s’arrange avec le système du lent suicide de tous — c’est le cas de Michel Houellebecq, écrivain dérangeant qui publie un livre qui a beaucoup de succès. Dans une interview de lui pour le magazine Lire menée au cours d’une soirée un peu arrosée, on retient qu’il a dit à un moment donné, en oubliant tout le reste, que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam ». Ce qui provoque immédiatement la plainte de quatre associations musulmanes. Le recteur de la mosquée de Paris est venu vociférer au tribunal, où je suis resté quand même sept heures, comme témoin. Et, ô surprise ! La Ligue des droits de l’homme se trouvait là dans une curieuse compagnie. J’ai été obligé de le faire remarquer à l’audience. Ce procès aura été — les plaignants sont en appel — d’une importance considérable. On a vu une opinion assez molle à ce sujet : « Après tout, il exagère, ce Houellebecq, avec sa façon d’aller parler de sexualité prostitutionnelle en Thaïlande... » Il a du succès, ça rend jaloux. Une opinion assez molle. Or, ce qui se jouait au tribunal était d’une extraordinaire importance selon le droit français puisqu’il s’agissait ni plus ni moins de savoir si on rétablissait le délit d’opinion ou le délit de blasphème. Le procureur, une femme, peut-être que ça a aidé à sa position, a plaidé la relaxe. Il a été relaxé. Au cours d’une interview télévisée, un journaliste m’a dit : « Mais Michel Houellebecq a été condamné non pas pour son livre mais pour un certain propos. » Il n’a pas été condamné : il a été relaxé (voir article).

Supposons le contraire, qu’il ait été condamné, selon le droit français : alors on n’en finirait plus, ça serait plaintes après plaintes... Il a beaucoup plus été question de l’affaire Rose bonbon dans les médias que de l’affaire Houellebecq. Pour l’affaire Rose bonbon, bien entendu, le ministre de l’Intérieur [2] a reculé. Mais il y a eu beaucoup plus d’articles, beaucoup plus de solidarité que dans l’affaire Houellebecq. J’analyse le fait que la plainte contre Houellebecq, n’étant pas d’essence sexuelle, provoquait moins de vitalité dans la protestation. Ce que je considère là encore comme un symptôme très intéressant.

Il faudrait donc en conclure que les serviteurs volontaires seraient près à laisser passer des énormités de situation pour peu qu’on les laisse tranquilles dans leur sexualité. Qu’est-ce qui est premier ? La censure doit être écartée par principe, comme la liberté d’expression défendue. Nous sommes bien d’accord. Sauf que moi, je remarque des différences d’appréciation très importantes : à savoir, après tout, la religion... surtout celle-là, la deuxième de France, celle des opprimés peut-être. Ah ! Là nous sommes sur une question très importante. Si Houellebecq s’est battu, c’est bien parce qu’il n’a pas envie d’être masochisé religieusement ou sexuellement. Et quant à moi, ma position dans l’existence n’a rien de précisément masochiste. Ce qui m’est vivement reproché. Car si je prenais le rôle de l’ascète pénétré qui se met en position de bourreau, de référence spirituelle, morale, je crois que tout irait beaucoup mieux pour ma réputation qui, cela peut se prouver, est particulièrement impure, bigarrée, mélangée, médiatique, caméléonesque. Le système de la servitude volontaire n’arrive pas à m’attraper pour me mettre dans son sac masochiste. C’est tout. Donc, les intellectuels, les écrivains, les artistes me font rire. Ils ne se battent pas.

Comment devraient-ils se battre ?

J’ai appelé un livre la Guerre du goût pour cette raison : c’est la guerre. Et je n’arrive pas à rencontrer beaucoup de personnes, il y en a quelques-uns uns mais qui ne sont pas connus. Il faudrait qu’ils le deviennent en étant attaqués, mais pour cela il faudrait qu’ils aient du succès.

Oui mais... (inintelligible)

Il faut qu’ils se débrouillent. Or c’est très simple. Aujourd’hui, une feuille de chou bien dirigée, avec une ligne théorique juste, provoquerait une inquiétude considérable et aurait du succès. Pour cela, évidemment, il faut se mettre un peu au boulot, penser, savoir écrire de la pensée qui soit adaptée aux conditions où nous sommes, alors se manifesteraient des gens décidés, qui ont beaucoup lu, d’une grande culture, très au-delà des préjugés, qui manient l’ironie de façon percutante, qui savent taper où ça fait mal exactement. Je ne peux pas inventer une révolte. Il faut qu’elle se manifeste. Je l’appelle de mes voeux. Mais, il est fort inquiétant que dans ce pays, depuis trente ans, alors que les livres sont à la disposition de tous, il n’y a jamais eu autant de « libertés », jamais ne se manifeste une radicalité pointue. Mais il y a beaucoup de fausse radicalité. Bien sûr. Au point même que je serais accusé d’être un faux subversif, quelqu’un qui est des deux côtés, qui ne paye pas le prix pour sa subversion. Et comme me l’a dit le ministre de l’Éducation nationale [3], qui pour une fois a son franc-parler, au cours d’un déjeuner, en me tutoyant, de surcroît : « Tu es au fond un paria pépère. » Je me suis permis de lui faire observer qu’il restait en effet dans la fantasmagorie du XIXè siècle : les poètes maudits doivent mourir sous les ponts et de préférence clochards, alcooliques ou à l’asile. Là, j’aurais eu droit, peut-être, à la visite à l’hôpital, oh ! pas de lui-même, mais d’une attachée de presse pour peut-être m’exhorter à faire une déclaration en faveur d’un gouvernement aussi humaniste.

Paria pépère. Eh bien voilà en quoi ce que je dis est inaudible. Oh comme vous êtes génial ! Oh comme vous êtes beau ! Et bien, vous allez donc souffrir. On vous en prie. Vous en avez assez de souffrir, d’être marginal, condamné, de gigoter en vain en appelant la malédiction sur vos persécuteurs ? On connaît ce disque. Vous allez le rechanter. Vous n’allez pas dire que vous êtes là, dans un bureau bien éclairé, en train de parler de subversion ! Mais pour qui vous prenez-vous ? Sous les ponts, si vous voulez gagner votre sainteté dans le futur, qui n’existera plus ! C’est ça que j’avais proposé à Messier, qu’on me reproche tant d’avoir rencontré [4], on venait de vendre le manuscrit du Voyage au bout de la nuit de Céline pour 12 millions de francs. Je lui dis : « Donnez-moi cette somme tout de suite. Une goutte d’eau dans votre océan. Vous aurez un manuscrit. Ça m’arrangerait de l’avoir tout de suite, comme ça, parce que, après ma mort... » Et il me répond : « C’est quand même beaucoup d’argent. Est-ce que vous ne croyez pas qu’un créateur doit avoir des embarras et souffrir ? » Mais ça, c’est le XIXe siècle, ce n’est plus du tout comme ça !

Je veux être un paria pépère. Pour quoi faire ? Mais pour me battre. Car il faut des moyens. Et qui ne veut pas les moyens ne veut pas la fin. Donc, tout individu qui ne se débrouille pas, par énergie spontanée, par intelligence, pour avoir les moyens de son combat est un esclave volontaire. Tout individu qui est installé dans le système en s’indignant de façon périodique mais sans faire beaucoup d’efforts, comme ça, par routine, l’intellectuel de gauche classique, enfin ce qu’il en reste parce qu’il y en a eu d’une autre envergure, le mouton, le mouton installé de gauche... (voilà pourquoi, il s’agit d’ailleurs de savoir si je suis de droite ou si je suis de gauche parce que cette position ne convient ni à l’une ni à l’autre partie) il feint de se battre. Ses oeuvres montrent sa place. Elles ne sont pas à l’attaque. Voilà la situation.

Autrement dit, une tyrannie possible joue sur du velours. Elle peut être douce et nous sommes en une tyrannie douce, vraiment. Raison pour laquelle ce que je désignais en commençant, ce surmoi qui implique un certain arrangement avec la jouissance de perdre, est à mon avis le point capital. Je sais que ce que je suis en train de dire va provoquer des tollés, de nouveau, car c’est tellement plus simple et plus confortable de se plaindre d’un méchant supposé plutôt que de soi. That’s it. Vive la République ! Vive la France !

Philippe Sollers, Entretien avec Jean Ristat, Les Lettres Françaises du 13-11-02.
L’Infini n° 82, printemps 2003.


[1De Pauline Réage, c.à.d. Dominique Aury

[2Nicolas Sarkozy.

[3Luc Ferry.

[4cf. « VIVENDI, L’INFINI. Jean-Marie Messier/Philippe Sollers, lundi 28 mai 2001, 9h. », publié dans L’Infini 75, été 2001.

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