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L’étoile des amants (III), 2002

Entretien avec Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur, 29-08-2002

D 14 janvier 2007     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Je me considère comme un débutant »

Le Nouvel Observateur. - « Un livre entier sur la jouissance d’exister ? Vous êtes fou ! Aucun succès ! », écrivez-vous dans « l’Etoile des amants ». C’est ainsi que vous envisagez ce roman... et sa réception ?

Philippe Sollers. - Ce matin, j’ai décidé d’ouvrir Hésiode afin d’éclairer mon roman. Déjà, il se plaignait de vivre un âge terrible, savez-vous ? La « race de fer » décrite dans «  les Travaux et les jours » peut vraiment nous aider à penser ce qui se passe dans la société planétaire actuelle. « Le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus », etc. Des êtres à part échappent pourtant à ce sort. A ceux-là, dit Hésiode, on réserve une existence éloignée des hommes, « aux confins de la terre ». C’est là qu’ils habitent, « le coeur libre de souci, dans les îles des bienheureux, au bord des tourbillons profonds de l’océan ». Eh bien oui, c’est cela l’idée du roman : faire comme si l’on avait décidé tout de suite de vivre dans l’âge d’or. Faire jouer constamment les cinq sens. Porter une attention extrême à ses perceptions, à tout ce dont veut aujourd’hui nous priver une société devenue invivable. Plus à contre-courant, plus antisocial, tu meurs.

N. O. - Vous vous amusez longuement dans ce roman du succès de la « porno-littérature » et des textes cafardeux défendus selon vous parles Editions de Minuit, POL ou encore « lesInrockuptibles ». Les « nouveaux possédés du stade final de la marchandise » dominent aujourd’hui la scène littéraire, dites-vous. Pourquoi ?

P. Sollers. - Cela correspond à la demande sociale du temps : vous vous devez d’être dans l’embarras, la mélancolie, la dépression profonde, le souci, le soupçon, que sais-je encore ? Tout ce qui est posé comme affirmatif et singulier est sujet à détestation. La beauté, notamment. La vérité aussi, par voie de conséquence. Mais c’est logique, enfin ! Si l’on congédie Dieu, si l’on démontre que par la souveraineté de la technique tout est fabricable, programmable, comment faire tenir les gens dans la résignation, dans l’oubli d’eux-mêmes ? En leur soutenant constamment que tout est évacuable, que tout le monde est remplaçable. La « sociomanie » est aujourd’hui généralisée. Dieu s’est fait société. Tout montre, notamment, que la sexualité est en cours de socialisation intense. Mais pour ma part je ne fais pas de différence entre le puritanisme ancien, pudibond, et le nouveau, exhibitionniste. Tout cela relève d’une même instrumentalisation sociale de la névrose universelle. On ricane sur la fellation à la télévision et dans les livres, et pendant ce temps-là le Poitou prospère. La véritable subversion n’est pas dans ce genre de marchandises transgressives. Elle est dans le style. Nulle part ailleurs. Lui seul prouve qu’un décalage par rapport à tout le collectivisable est possible. « Je crois à la haine inconsciente du style », disait Flaubert. C’est plus que jamais observable chez le petit-bourgeois planétaire.

N. O. - Ce roman se présente un peu comme une lentille où viendrait se réfléchir toute votre oeuvre passée : cascades de citations, typologies féminines, hédonisme et Chine aussi... Vous l’avez voulu ainsi ?

P. Sollers. - C’est un geste très particulier de synthèse, en effet. Qui est venu comme ça, tout seul. Je refuse pourtant le mot « citations ». Dans les textes sanscrits, chez Rimbaud ou Hölderlin, dans les « Cantos » d’Ezra Pound ou chez un poète chinois, je saisis ce qui relève de la sensation la plus immédiate, la plus forte. Montées en blocs poétiques, ces « saisies » donnent, me semble-t-il, l’impression d’un débordement, d’une richesse, d’une fécondité inépuisables. L’important est qu’elles soient mises sur le même plan que l’expérience vécue, car ce ne sont pas des citations, j’y insiste, ce sont des « preuves ». Les dieux sont aujourd’hui dans le langage. Ils se sont réfugiés là. C’est une bonne nouvelle, inouïe même, dont personne ne veut. Ce qui est étrange en effet dans le moment que vit notre humanité, c’est qu’il permet un énorme afflux du passé. Les morts deviennent extraordinairement vivants, vous avez l’impression quasi physique qu’un type du VIIIe siècle vous dit quelque chose. Ce ne sont pas les lendemains qui chantent, c’est le passé qui se met à chanter.

N. O. - Venons-en à la rentrée littéraire... Beaucoup s’étonnent en effet de vous y voir présent. Auriez-vous décidé de devenir une « bête à Goncourt » ?

P. Sollers. - En le finissant, je me suis dit qu’au lieu de publier une fois de plus en janvier avec les éléphants, j’allais faire le petit mouton modeste et me fondre dans le troupeau de septembre. [Rires.] Cela dit, je me considère toujours comme un débutant, et je veux être jugé comme tel, avec humilité. Les impressionnistes, refusés par le Salon officiel, organisaient une exposition parallèle. Il en est un, pourtant, qui n’a jamais accepté de se marginaliser ainsi et qui a continué à envoyer au Salon ses tableaux, devant lesquels tout le monde s’assemblait pour ricaner : c’est Manet. Alors voyez, moi aussi, j’ai cette année décidé d’envoyer un tableau au Salon, et j’attends maintenant sagement de voir qui va être primé à ma place. « Il y en a qui voudraient toucher à tous les guichets », a dit un jour Alain Finkielkraut à mon sujet. Un propos de guichetier, au demeurant. Eh bien soit, je me dévoile. [Rires.] Jusque-là je touchais sur des tas de petits guichets de banques locales, cette fois on dira que je tente le casse du siècle.

N. O. - Dans le sillage du pamphlet de Pierre Jourde (1), une polémique s’envenime de nouveau depuis quelques mois au sujet des pouvoirs illimités que l’on vous prête dans l’édition et la presse. Lassé, flatté, blessé ?

P. Sollers. - « Le cas Sollers », « le système Sollers », « Rien de nouveau sous le Sollers »... Tout ça n’est pas récent. « Prostitué notoire » selon « le Monde diplomatique », « félibre sado-balladurien » pour d’autres, n’est-ce pas ? Plutôt que de lire les textes, on ressort de la sacoche le « dossier ». C’est clérical ou policier. Mais attention, gentiment policier, heureusement d’ailleurs car certains trouveraient sûrement que j’ai besoin d’une petite rééducation. J’essaie plutôt de voir à quelle logique sociale ça correspond. Ah, la lutte des places ! C’est le moteur de la non-histoire, décidément. Prenons Jourde, par exemple. Il vient d’obtenir le grand prix de l’Académie française. CQFD. Rien à ajouter. Non, ce qui est intéressant, c’est de voir qui écoute ça avec une oreille intéressée. Des gens qui pratiquent la vertu intégrale ? Permettez-moi un franc fou rire. Toutes proportions gardées, c’est un peu comme les fous et les folles, il y en a beaucoup qui se manifestent dans une vie d’écrivain, vous savez. Tout ça s’effacera. Un peu d’écume.

N. O. - Dans « l’Etoile des amants », on sent tout de même une sorte de « tentation de Venise » ou disons plutôt « de Ré ». On vous imagine pourtant assez mal quitter le poison parisien...

P. Sollers. - On peut y demeurer et être d’un athéisme social complet. Nul besoin de s’enfuir pour expérimenter la liberté suprême, sans quoi ce livre n’aurait pu être écrit.

Propos recueillis par AUDE LANCELIN

(1) « La Littérature sans estomac », l’Esprit des Péninsules.

L’âge d’or de Sollers

par Aude Lancelin

Fugue amoureuse à l’antique et fable voltairienne grinçante, « l’Etoile des amants » se présente comme un véritable distillat de toutes les obsessions sollersiennes. Les amateurs s’en délecteront. Les autres, ceux qui ne lisent plus Sollers mais le fantasment à longueur de colonnes, tiennent là assurément de quoi s’étrangler. L’auteur y campe en Diogène amoureux d’une jeune étudiante qui le lui rend bien, en « vivant léger » revenu depuis l’île de Ré enseigner à nous autres, mortels habitants d’une île de France de moins en moins tempérée, la jubilation de vivre, le parfum des bouquetsde pervenche et le goût des sucs poétiques millénaires.
Thème décalé, style audacieusement poétique, le maître de ballet de la petite comédie littéraire parisienne s’y autorise toutes les impudences, à commencer par celle de ne rien dissimuler du mépris amusé dans lequel il tient les figurants de la pièce qu’il organise depuis les années 1970. Ces « incultes à prétentions », ces « rebelles parvenus » et autres « désespérés automatiques » qui tiennent le haut du pavé à « Nécropolis-Paris », et dont les calculs envieux, les terreurs microscopiques et les ruminations abruties alimentent cette machine à exploiter la névrose et l’infantilisme qu’est selon lui devenu le roman français. Une machine qui présente toutefois un intérêt certain, et un seul même devine-t-on à ses yeux, celui de permettre au « roi Sollers » d’émerger seul des décombres comme d’une fontaine de Versailles, tonnant des éclairs de poésie chinoise et de vers shakespeariens pour rappeler aux aphasiques laborieux des Editions de Minuit ou POL, deux maisons écornées ici sous pseudonymes, la distance qui les sépare de l’âge d’or de la littérature.
Verra-t-on s’affronter en septembre le papiste et le « nouveau clergé », pour qui « la vie est une épreuve privée de sens, un haussement d’épaules continuel », « une éjaculation indéfiniment retardée » ? Tout est en place pour le son et lumière en tout cas. Connaissant la vue basse de tout son petit monde, Sollers a même songé à lui fournir gracieusement le résumé de son roman à mesure qu’il l’écrivait, « un livre entier sur la jouissance d’exister », à lui en livrer l’exégèse, « narrateur extatique prêchant l’oasis suprême dans le désert », et à en prévoir l’orchestration sonore,« huées dans la salle ». Merci Messieurs, vous n’avez plus qu’à mettre une croix... euh, à signer à droite en bas de l’article. Fascinant et irritant à souhait, Sollers en cette rentrée est décidément là plus que jamais. Mauvaise nouvelle pour ceux qui l’imaginent moins en pâtre grec qu’en Caligula capable de faire scier par le milieu du corps ceux qui n’ont pas applaudi à l’un de ses spectacles ! Il ne semble pas du tout prêt à se retirer en disant, comme un autre de ces terribles Romains : « Plaudite amici, comoedia finita est ! »

Philippe Sollers est gai

par Patrick Besson

On a intérêt à aimer le nouveau Sollers, sinon on sera barré au Monde des livres pendant trois ou quatre ans, peut-être cinq, ou dix. Voir Debord, Guégan, Zagdanski. Et puis, plus question de faire paraître de vieilles lettres d’amour dans L’Infini. Ce n’est donc pas sans crainte que j’ai ouvert L’Etoile des amants, connaissant mon incapacité à mentir, du moins par écrit. A l’oral, je l’avoue, je me rattrape. La première phrase est excellente, elle est d’Homère, bien que ça ne soit pas dit : « A ces mots, Athéna dispersa les nuées : le pays apparut. » Sollers a gardé sa manie des citations, sauf que là il ne donne plus le nom des auteurs, le lecteur doit les découvrir lui-même. C’est l’aspect Trivial Pursuit du livre. Moi, je n’ai trouvé que Rimbaud. 1/20.
Bien sûr qu’il faut donner le prix Goncourt à Philippe Sollers, comme il aurait fallu le donner l’an dernier à Alain Robbe-Grillet. Ce sont les deux écrivains français bons vivants, il n’y a pas à tortiller. Et puis je suis sûr qu’ils ont besoin d’argent : l’un pour replanter des arbres en Normandie, l’autre pour ses voyages à Venise. Ça finit par revenir cher, la business class d’Alitalia tous les quinze jours. Surtout quand on doit payer à chaque fois le billet d’une lectrice enthousiaste. Mais voilà, les Goncourt font toujours ce qu’il ne faut pas faire, c’est leur côté gamins désobéissants et mal élevés, réfractaires.
Sollers a voulu faire une histoire d’amour, ou plutôt il n’a pas voulu faire une histoire d’amour, ou encore il a voulu ne pas faire une histoire d’amour. Elle s’appelle Maud, il ne s’appelle pas. Elle est jeune, il a l’âge de Philippe Sollers. Ils partent en voyage d’amour. Elle dort, il écrit : classique. Leur vie sexuelle est simple, plus simple que celle de Catherine Millet (ou de Louis Skorecki) : elle le masturbe après une petite promenade dans les landes — tout ça se passe dans le Bordelais —, puis ils vont dormir dans des chambres séparées. La vie sexuelle des sexagénaires a un côté adolescent, c’est même le meilleur. Sollers décrit par exemple un baiser sur la bouche.
Le sens, donc le secret, de L’Étoile des amants est révélé dès la page 31 : « Mais la bonne, la très bonne nouvelle, c’est qu’il ne se passe rien. » Il n’y a ni action, ni psychologie, ni idées — comme dans la vie. Ce qu’il y a, c’est de l’être et de la pensée, et l’être et la pensée, c’est gai. Le roman abstrait a déjà été inventé, mais Sollers a inventé le roman abstrait pas ennuyeux. Dans ce livre où il n’y a pas d’histoire, il y a un suspens à chaque début de phrase : qu’est-ce que Sollers va penser et comment va-t-il l’écrire ? Qu’est-ce qu’un beau livre, sinon un livre où l’auteur est tout le temps présent ? « Peut-on mourir d’ennui ? Oui, c’est démontré sur des rats en laboratoire. » Puis : « On dut d’ailleurs se contenter de définir l’amour comme une interruption de l’ennui. » Ou encore : « Petite main de Maud apparue dans le genre humain », « ... je vois la lune un peu boursouflée d’ eau comme une cloque de peau après une brûlure », « le nez sur le cinéma des chiffres, rien d’autre ». Ma préférée : « ... la vésicule vaginale biliaire ».
Car le livre est plein de formidables explosions de misogynie nietzschéo­ montherlantienne. « Les cinglées, merci, j’en ai eu ma claque. En insistant un peu, on finit par s’apercevoir qu’elles le sont toutes. » Plus loin : « B, écho fatigué de la prise de sperme escroquée par sa mère et son père ». Loin d’être inacceptable, la nouvelle misogynie littéraire est célébrée, notamment par les femmes, à la suite d’une subtile manipulation dont Sollers est l’un des initiateurs : les femmes sont nulles, sauf l’héroïne de son livre, héroïne à laquelle la lectrice s’identifiera aussitôt.
C’est beau, à soixante-six ans, d’avoir encore des bêtes noires : Sollers s’en prend successivement aux éditions de Minuit (les Editions Nocturnes), aux Inrockuptibles
(Les Inconvertibles) et aux éditions POL (PAL). Après la mort de Jean-Edern Hallier, il s’est cru obligé de reprendre une partie du répertoire politiquement incorrect de son ancien alter ego, en souvenir de leur amitié de jeunesse. Il invente aussi un mot : silencier. « J’ai l’air de vous écouter, je vous silencie. » Attention à ne pas se faire silencier de chez Gallimard. Il nous colle la Chine dès la page 40. C’est bien, les obsessions. J’ai le même truc avec la Serbie. Au milieu de son roman, comme il se rend compte que ce n’est pas un roman, il nous explique pourquoi, depuis Balzac et Stendhal, on ne peut plus écrire de romans. Mais si, on peut encore écrire des romans. Le problème, c’est : comment être Balzac ou Stendhal ?

VOIR AUSSI :

L’Etoile des amants (I)
L’Etoile des amants (II)
L’Etoile des amants (IV)
Une Saison dans l’île
L’Etoile des amants, La vérité en un sens est violette
L’Etoile des amants, Réfractaire

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