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Les Identités Rapprochées Multiples

D 20 novembre 2006     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans les romans de Sollers, le narrateur revêt des masques différents, agent secret, écrivain clandestin, etc. Comment se situe Philippe Sollers par rapport à ce je fluctuant, et que veut-il ainsi nous dire ?

19/06/2012 : ajout dessin de Jean-Marc Musial

Philippe Sollers : Je n’est pas moi. C’est en partant de cela qu’il faut penser le nouvel espace où l’on peut se déplacer comme sujet. Je est un autre qui peut être plusieurs autres. C’est ce que j’appelle avec ironie un système d’IRM (les Identités Rapprochées Multiples). Je m’efforce de mettre en question "l’identité". Ces narrateurs qui disent je, qui sont moi et pas moi, ou moi dans différentes situations où je suis autre, on peut les classer et leur reconnaître des fonctions différentes. Par exemple, dans Femmes, il est important que le narrateur ne soit pas français mais américain, il écrit ainsi entre deux langues. Dans Portrait du joueur, il est important que le narrateur devienne moi, biographiquement, tout en étant quelqu’un qui vit une aventure érotique inhabituelle. Il est important que le narrateur du Coeur absolu soit désigné par une initiale, et qu’il rentre en contact avec un projet de mise en question de l’identité sociale. Notre identité est une convention sociale que j’essaie constamment de déjouer. Notre personnalité sociale, c’est l’idée que les autres se font
de nous. Il y a là un conflit très violent qui agit sur la liberté d’action, de mouvement, de choix de vie.

Il y a le Sollers des médias...

P.S. : Un nom sous lequel j’apparais à la télévision, à la radio, dans les journaux, et qui sert, contrairement à ce que l’on croit, la cause de quelque chose de beaucoup plus clandestin qui "avance en même temps", comme on dit pour les films muets.

Avec la permanence de certains thèmes..

P.S. : Oui. Souvent le narrateur est menacé, malade, coincé. Il construit lui-même une situation de détachement, de sérénité ou de distance. Il peut aussi avoir plusieurs identités. Il entre alors dans les coulisses de quelque chose qui se présente socialement comme unifié et clair, puisque dans la communication tout le monde agit pour des intérêts qui ne se disent jamais vraiment. Aussi est-il intéressant d’interroger la société, ce qu’elle dit étant beaucoup moins important que ce qu’elle cache. Je reprends là une tradition romanesque perdue, celle de l’écrivain qui se renseigne. Il devient un agent de renseignement pour son propre compte. Dans le Secret, il travaille pour sa survie. Dans Studio, une enquête systématique révèle ce qui n’a pas été dit de Rimbaud ou de Hölderlin. Il ne s’agit, chaque fois, ni de livres de mémoires, ni de romans policiers ou d’espionnage, mais, tous les thèmes étant liés, on entre dans une sorte de spirale qui permet de déchiffrer non seulement l’envers de l’histoire contemporaine, mais aussi, avec une lucidité renseignée, l’envers de l’histoire tout court.

L’histoire n’est pas finie, elle ne fait que commencer comme interprétation. Et cela est une fonction du roman. Mes romans sont bourrés de contre-informations ou d’analyses d’informations - c’est du scanner - pour arriver à des propositions en situation et non pas à des énoncés théoriques (je m’occupe de théorie dans mes essais). Pourtant, on me parle rarement du contenu de mes romans, mais toujours de mon image médiatique... Comme quoi mon coup est artistiquement réussi : pendant ce temps-là (c’est mon système), les choses progressent.

On ne peut s’empêcher de penser à certaines techniques utilisées en peinture, en particulier les jeux du visible et de l’invisible, celui-là perçu, secrètement révélé...

P.S. : Voilà ! Mon sentiment est qu’on se trompe, généralement, sur le système de représentation. La fréquentation très intense que j’ai de la peinture me permet d’affirmer que peu de gens "voient" un tableau. La peinture n’est pas une image ! Un exemple. Il y a une dizaine d’années, s’est tenue à Venise une exposition magnifique de très grands tableaux du Titien. Eh bien, finalement, les visiteurs, dépassés par les dimensions, à part deux ou trois amateurs, passaient devant les tableaux et se rassemblaient à l’entrée pour regarder le film vidéo sur l’exposition... Ceci est très important à comprendre. Contrairement à ce qui est dit, tout le monde ne peut pas regarder la peinture. Même chose pour la musique, ce n’est pas vrai que tout le monde peut l’écouter... Poursuivons. Je ne vais pas vous dire que je vais vous jouer une sonate de Mozart, ni vous convoquer à une exposition de peintures, je ne peux pas le faire. En revanche, ce que je sais, c’est faire avec les mots. Or, là, il se passe quelque chose de très étrange, c’est que tout le monde se croit capable d’écrire. Eh bien, ce n’est pas vrai non plus...

Faisons encore un pas de plus dans le démontage de l’illusionnisme ambiant et nous voilà devant quelque chose d’encore plus inquiétant : tout le monde croit que la sexualité concerne tout le monde. C’est le XIXe siècle à l’envers. La sexualité, ce n’est plus le diable, le soufre, c’est au contraire épanouissant, tout le monde en est capable. Il y a donc une forte incitation marchande à l’utiliser (j’ai reçu une cinquantaine de livres où il n’est question que de ça...), c’est vécu en général de manière dépressive, la commande impliquant l’obligation se fait sur un mode de frustration, mais ce qui est révélé, c’est qu’en effet on vit sur l’illusion qu’il y aurait une sexualité ouverte à tous. La commande a pris la relève du diable. Je relie tous ces phénomènes entre eux parce que je les crois supposés et incités par la marchandise et la communication planétaires. Savoir d’où cela vient et quels sont les intérêts qui sont derrière débouchent sur des conclusions politiques, même si elles ne le sont pas ouvertement.

C’est avec ce regard démystificateur que le "je" de vos romans affronte, scrute, révèle...

P.S. : Et je dirai qu’à la limite, ce je doit essayer de devenir le je d’autres créateurs à travers le temps. Où étaient-ils au moment où ils étaient je ? C’est la grande question. Proust et Borgès ont levé un thème fantastique : au fond, il existe peut-être un seul écrivain qui serait aussi ancien que l’humanité et qui vivrait des vies contradictoires, parfois même inconciliables... C’est un mythe, mais qui fait signe. Ces identités multiples disent "le même" sous des formes différentes. Le problème, c’est "le même" chez Sade et chez Bossuet.

Suzanne Bernard, 1er janvier 2000

Crédit : regards.fr


Jean-Marc Musial, Porte masques et oripeaux. Encre, Papier Ingres 50x65
ZOOM, cliquer l’image

L’autre IRM (Imagerie par Résonance Magnétique)

« L’irm est d’une grande utilité lorsqu’une analyse très fine est nécessaire et que certaines lésions ne sont pas visibles sur les radiographies standards, l’échographie ou le scanner.

Elle permet de faire des images en coupes dans différents plans et de reconstruire en trois dimension la structure analysée. »
doctissimo.fr

N’est-ce pas là ce que fait Sollers dans les romans de sa période réaliste de Femmes (1983) à Le Secret (1993)

V.K.

Note 1 : Le thème des identités multiples abordé dans cet entretien est aussi un bon contrepoint aux articles "Principes de sagesse et de folie", "Ecriture et hallucination"

Note 2 :
Abdallah El-Khoury, dans une thèse intitulée : Tracé dans les romans de Sollers de 1983 à 1993 a particulièrement étudié cette période de Sollers. Extrait :

« Après L’Ere du Soupçon [1] de Sarraute , le nouveau roman, et les travaux sur la forme de la période Tel Quel, Sollers ne revient pas au roman classique balzacien. L’instance narrative, les personnages, leur psychologie, l’intrigue ont subit des changements.
Dans les sept romans, de la période 1983-1993, la narration est toujours à la première personne. Un « je » omniprésent et central. Cependant, les « je » des différents romans, bien que très proches, ne sont pas exactement les
mêmes. Sollers parle ici « d’identités rapprochées multiples » : IRM.

Cette voix unique, sur un ton de chronique, voire de journal intime, enchaîne de courtes séquences les unes après les autres, une série de saynètes, de conversations, de portraits, de digression lyrique, de méditations, d’interprétations... Guy Scarpetta [2] parle « d’une position de surplomb interprétatif ». Forest évoque le terme de « roman épiphanique ».
Toutes ces séquences suspendent le récit, et ouvrent une dimension verticale :
Là se situe sans doute la singularité des derniers romans de Sollers : ils consentent à l’horizontalité du récit, semble-t-il, mais ne visent en fait qu’à faire de celle-ci le tremplin d’où s’élance la verticalité d’une écriture qui
fait de chaque séquence le lieu d’une épiphanie nouvelle. [3]
Du fond d’une solitude solaire, au beau milieu de la comédie sociale, une voix parle. Le lecteur peut avoir l’impression de lire une chronique, une série d’instants, d’anecdotes... Tout est fait pour donner l’illusion de la facilité, comme si le texte s’écrivait tout seul comme ça,
sans préméditation, sans composition... Comme si tout arrivait par hasard, comme par enchantement... Les situations tombent d’elles-mêmes, les livres s’ouvrent au hasard à la bonne page... »

Abdallah El-Khoury, Tracé dans les romans de Sollers de 1983 à 1993


VOIR AUSSI :

Portrait du Joueur ,
Les Lettres de Sophie , Portrait du Joueur
Mysogine, moi ?, Portrait du Joueur
Françoise Verny alias Olga Maillard , Portrait du Joueur
Critique , Portrait du Joueur


[1Nathalie Sarraute, L’Ère du Soupçon, Paris, Gallimard, 1956

[2cf. la préface à L’Âge d’Or du Roman

[3Ph. Forest, Philippe Sollers, p.317.

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