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Malraux le revenant

Le Nouvel Observateur du 16 au 23 novembre 2006.

D 18 novembre 2006     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


André Malraux Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

J’ai une dette de jeunesse et de vie à l’égard d’André Malraux. Brièvement : je ne veux à aucun prix faire la guerre d’Algérie, je croupis dans des hôpitaux militaires de l’est de la France, mon dossier médical, pourtant excellent, n’avance pas, ma réforme traîne, je commence une grève de la faim, je ne parle plus. Malraux, alerté, me fait libérer. Je suis donc renvoyé pour « terrain schizoïde aigu ». Je sors de tout ça passablement titubant, j’écris à Malraux pour le remercier, et il me répond, par retour du courrier, sur une petite carte de deuil : «  C’est moi qui vous remercie, Monsieur, d’avoir eu l’occasion, au moins une fois, de rendre l’univers moins bête. » "

Ça, c’est le ton de Malraux, inoubliable et inimitable. On peut ricaner ou hausser les épaules, mais ce n’est pas mon genre, surtout lorsqu’un ministre-écrivain s’emploie à élargir un réfractaire-déserteur, en le comparant à une goutte de l’univers. Le ton Malraux consiste, c’est entendu, à se monter la tête. Eh bien, il faut, de temps en temps, se monter la tête. Malraux est mort il y a trente ans, et le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas à la mode. Marc Lambron, dans son excellent petit essai, « Mignonne, allons voir si la rose » (Grasset), raconte un dîner d’autrefois avec Mitterrand. Gaffeur, il prononce le nom de Malraux. Aussitôt, Mitterrand se ferme et plombe l’atmosphère. Puis le président, après un silence de mort, enchaîne sur Drieu la Rochelle. Photo.

De Gaulle, bien sûr, toujours lui, et nous revoici en 1940, puis au Panthéon pour l’extraordinaire discours de Malraux sur Jean Moulin. En 1976, ce sont les funérailles de l’auteur de «  l’Espoir » dans la cour Carrée du Louvre, roulements de tambour, chat égyptien, toute la gomme spiritualiste, pyramides, ténèbres, soleil qui ne se couche jamais, métamorphose des dieux, soldats de l’an II, catacombes.

De Gaulle était un fou qui se prenait pour la France millénaire, Malraux, un autre fou qui aura porté cette France au tombeau. Vingt ans après, en 1996, c’est à son tour d’entrer dans le temple des grands hommes à qui la patrie fait semblant de dire sa reconnaissance. Il gèle, Maurice Schumann commence par un contresens pénible sur la formule de Heidegger « l’être-pour-la-mort », Chirac, pressé, récite à toute allure son discours où apparaît, à sa grande surprise, le chat de Mallarmé. C’est vite réglé, il s’agissait juste de contrer 1981 et la prise du Panthéon, sur fond de Beethoven, par le rusé à la rose. Match nul ? Annulation, plutôt. Depuis, comme me le dit un ami, « Malraux n’est pas tendance ». Il a raison, rien de moins tendance, ces temps-ci, que l’absurde, la mort, le néant, raison pour laquelle la morbidité, la violence et la dépression s’exaspèrent, boostées par le divertissement publicitaire. Malraux, lui, tournait autour du trou noir comme une sorte de derviche soufflant. C’est un Pascal sans Dieu tourné vers le Gange. Qu’est-ce qui l’a mené là, et pourquoi ?

Les témoins vont se faire de plus en plus rares, d’où l’intérêt du livre de Michel Cazenave qui comporte beaucoup d’entretiens inédits. Sur la politique : pourquoi être allé de la guerre d’Espagne à de Gaulle, après avoir longtemps, par antifascisme, suivi Moscou (là, Malraux insiste sur son dégagement après le pacte stalino-nazi) ? Pourquoi sauter de Jeanne d’Arc à Saint-Just fort étonnés de se retrouver ensemble dans l’au-delà (mais Michelet est l’inventeur de ce tour de passe-passe androgyne) ? Faut-il suivre Bernanos qui définit la France comme «  raison ardente et coeur enflammé de l’Europe » ? L’Europe, après la catastrophe, parlons-en. Malraux : «  Si le dernier acte de ce qui fut l’Europe a commencé, du moins n’aurons-nous pas laissé la France mourir dans le ruisseau. » Cette dernière formule le peint tout entier : mourir, bon, mais dans le ruisseau, non. « Même quand les hommes veulent se rouler dans la boue et s’y enfoncer les oreilles, ils finissent par y entendre le grondement saccadé des eaux inapaisables et souterraines. » C’est beau, et même trop beau, mais il s’agit de métaphysique.

Encore détesté par l’extrême-droite, la droite affairiste, les Américains, la gauche et l’ultra-gauche, Malraux reste plus inspiré que Gide, plus mondial que Mauriac, plus lyrique qu’Aron (pas difficile), plus fiable qu’Aragon (pas difficile non plus), plus profond que Camus, plus artiste que Sartre. La suite ? «  Vos petits essais de structure pour des nihilismes modérés ne semblent pas destinés à une longue existence. » En réalité, lui est un nihiliste extrême et actif (il embrasse de Gaulle pour fuir le vertige). Sa hantise est Dostoïevski, mais aussi Nietzsche (qu’il n’a pourtant pas bien lu). Dieu est mort ? Sans doute, mais pas le diable (« Satan est reparu »). Le communisme ? Espoir vite déçu, puisque les communistes ont été « une Eglise, au mauvais sens  » (c’est-à-dire celui du mensonge). A un moment, Cazenave, qui s’occupe de l’Institut Charles-de-Gaulle, envisage une collaboration avec un institut de Moscou (on est en 1973). Malraux bondit : « Ne le faites surtout pas ! Vous allez leur permettre de réaliser la plus belle opération dont ils puissent rêver : d’arriver à mentir avec des documents vrais. »

Cazenave admire Jung, ce qui n’arrange pas les choses pour avancer en métaphysique. A coups d’« inconnaissable » ou « d’impensable », on tourne en rond dans le labyrinthe d’où, pourtant, la pensée indienne (qui fascinait Malraux) vous propose à chaque instant de sortir. Malraux se déclare «  agnostique », «  esprit religieux sans foi », mais pas athée. Le cancer du temps le dévore, d’où son halètement chamanique en face de l’Art, et sa croyance à une sorte de Chevalerie de métamorphoses (« A rire de la chevalerie, on risque de s’abonner à la "Série noire"  »). Il n’empêche : «  Les grandes figures de l’humanité sont toutes liées à une transcendance.  » Lapsus révélateur : il dit que Claudel parle de «  la rencontre des hasards » alors que le mot exact est « jubilation ». La jubilation des hasards ? Ce serait un autre monde (pour le coup, on dirait une audace du dernier Nietzsche).

Ce sont les ultimes livres de Malraux qui, aujourd’hui, devraient nous toucher le plus, « le Miroir des limbes », « Lazare » (sans parler de l’admirable « Goya »). « J’ai rencontré le surnaturel, dit Malraux, j’ai tendance à l’évacuer, et lui, à revenir.  » Ecoutons-le : « J’ai connu le dieu de l’épouvante », ou bien : « Une horreur sacrée nous habite. » Ou encore : « Mon sentiment était à l’angoisse ce que la terreur est à la crainte. » Les dernières phrases du « Miroir des limbes » sont les suivantes : « A l’instant de descendre (j’avais quitté terre), j’ai senti la mort s’éloigner ; pénétré, envahi, possédé, comme par une ironie inexplicablement réconciliée, qui fixait au passage la face usée de la Mort.  »

Le 12 janvier 1958, de Gaulle remercie Malraux pour « la Métamorphose des dieux » : « Grâce à vous, que de choses j’ai vues, ou cru voir, qu’autrement je devrais mourir sans avoir discernées. Or ce sont justement, de toutes les choses, celles qui en valent le plus la peine. » Cette lettre d’un chef d’Etat à un écrivain aventureux est émouvante. On parle de la folie des grandeurs, mais il y a aussi une raison de l’ampleur. On comprend alors pourquoi Malraux aimait l’inscription funèbre de Ramsès : « Si j’ai accompli ce dont m’avaient chargé les Dieux, du pays sans retour j’entendrai la louange des morts, et celle des vivants avec son bruit d’abeilles. »
Voilà donc, dans l’univers rendu au moins un instant moins bête, un léger bruit d’abeilles pour le fantôme du Panthéon.

Philippe Sollers


Michel Cazenave, "Malraux. Le chant du monde". Ed Bartillat, 184 p.

Michel Cazenave — né en 1942 à Toulouse — a été délégué général de l’Institut Charles-de-Gaulle, dont André Malraux était le président. Il a dirigé le volume des « Cahiers de l’Herne » consacré à Malraux.




MALRAUX

C’était en 1962. Je ne voulais faire ni mon service militaire, ni la guerre d’Algérie. Je traînais dans les hôpitaux militaires, dans l’Est de la France, ne parlant plus, ne mangeant plus, portant jour et nuit sur moi une lame de rasoir pour pousser les choses plus loin, jusqu’au suicide (au moins simulé), si je n’obtenais pas d’être réformé. Un capitaine médecin me faisait passer des tests qui montraient obstinément à quel point j’étais schizoïde. J’attendais des interventions de Paris. Le temps passait, la neige tombait, les tests continuaient. Au bout de trois mois, le fait de se taire sans cesse débouche sur un risque réel. Vertige cotonneux, coma éveillé. Que faisaient mes amis à Paris ? J’ai appris par la suite qu’au fond ils n’étaient pas tellement mécontents de se débarrasser de moi. Restait, comme seule chance, une intervention de Malraux. Elle vint, fulgurante. Trois jours après, j’étais libéré.
J’écrivis à Malraux pour le remercier. Il me répondit simplement ces mots : « C’est moi qui vous remercie, Monsieur, de m’avoir permis, une fois au moins, de rendre l’univers un peu moins bête. » On peut sourire de l’emphase mise dans un événement aussi banal et caché, à l’heure où des milliers d’individus étaient tués dans la plus sordide des guerres. Mais je sais, moi, que je dois la vie à Malraux. On m’excusera de tenir à ce souvenir.

Je ne l’ai même pas connu, comme j’aurais pu le faire par la suite. Mais je m’aperçois qu’il est mêlé à toute ma biographie. La guerre d’Espagne est ma date de naissance : une des premières langues que j’ai entendu parler, à Bordeaux, a été cet espagnol exilé, humilié. Et voici l’Espoir, lu à quinze ans avec passion pour essayer de comprendre ce qui s’était passé, là, de l’autre côté des Pyrénées. Les Conquérants est sans doute aussi le premier livre où j’ai appris, comme dans la Condition humaine, qu’il y avait une Chine révolutionnaire. L’image de la révolution mêlée à celle de la résistance au fascisme me vient de Malraux. La France, on ne le dira jamais assez, est étrangement muette sur deux points fondamentaux et sinistres de son histoire : le pétainisme, la guerre d’Algérie. Tout cela semble loin, mais est en réalité très proche.
Ce que j’ai pu penser et faire en politique vient de là, uniquement de là. J’ai cru, par exemple, que le marxisme était l’alternative positive à toute cette boue du fascisme et du colonialisme. Je l’ai cru, comme tant d’autres sans doute. Et l’une des expériences les plus pénibles à été de découvrir peu à peu à quoi le marxisme servait : à maintenir du pouvoir, et encore du pouvoir, à travers camps de concentration et internements psychiatriques ; à renforcer, encore et encore, la police, l’armée.
Quand Malraux racontait son entrevue avec Mao, et rapportait que Mao lui disait : « je suis seul, avec les masses », je pensais qu’il exagérait. Mais maintenant que Mao est mort, embaumé ; maintenant que l’ordre bureaucratique va régner en Chine sur fond de répression et de stéréo ­ types, je me rends compte à quel point il avait raison. Ainsi, le XXe siècle est toujours celui du fascisme et du stalinisme. Ils persistent, ils reviennent, ils sont la plaie et la honte des intellectuels. Salut à Malraux de ne pas l’avoir toléré.
Un des aspects les plus nihilistes de ce que l’on appelle encore la « gauche » est de ne pas supporter les hommes exceptionnels. Sauf, bizarrement, s’ils ne sont pas libéraux. Le grand homme libéral a l’air d’être un spectre abominable pour la bonne pensée "socialiste". Malraux a donc été insulté, et on peut lire et entendre aujourd’hui, après sa mort, des réticences significatives à propos de lui. Quelle hypocrisie, quelle misère. Pourquoi ne pas comprendre la modestie de cette vie ? Ne faut-il pas douter de façon désespérée de son destin esthétique pour devenir ministre de l’esthétique ? Un ministre à qui nous devons, après tout, là encore, « univers un peu moins bête ». Pourquoi pas ? Qu’ils sont donc tristes, ce jours-ci, ces journalistes pressés qui désignent comme « successeur » de Malraux tel ou tel soi-disant homme d’action-romancier à la culture problématique et au style académique ! Et pourquoi ? Parce qu’il est pour « l’union de la gauche ». Jusqu’où la campagne électorale peut-elle aller...
Malraux va rester comme tout ce qui est libre, c’est-à-dire contradictoire, paradoxal. Il n’aura pas respecté le pouvoir : il l’aura exercé le temps de faire nettoyer les murs, de défendre ses idées sur l’art, d’injecter un peu de souffle romantique dans les discours officiels. Sa fascination allait au style 89, c’est clair. Personnellement, je préfère que l’héroïsme soit plus discret. Celui de Freud, par exemple. Mais quand je lis Malraux sur Rembrandt, quand je le revois sur les écrans de télévision frémir pour des statuettes aztèques ou égyptiennes, quand il parle de l’Inde ou de Sumer, je me dis que, dans notre basse époque politicienne et commerciale, il aura eu le courage de sa vibration profonde. Il lui aura fallu pour affirmer quand même cette valeur une énergie nerveuse qui ravageait son visage. Je n’ai pas envie de me moquer, cette fois au moins, de ceux qui persistent à interroger les grandes choses de l’humanité.
La mort, l’art, la métaphysique... Penser de ce côté-là est après tout moins « bête » que de croire à la toute-puissance de la politique. On n’a pas encore répondu réellement à l’interrogation de Nietzsche : « qu’est-ce qui est noble ? ». Malraux, sur fond de destruction et d’angoisse, essayait. Cet essai me paraît moins futile que des tas de petites pensées médiocres et crispées. Après tout, pour ce qui regarde l’être humain, la générosité reste le seul critère. Vous connaissez des gens généreux ?

Et puis, il y a cette intuition, chez Malraux, qui me semble essentielle : c’est que le phénomène religieux est en quelque sorte inexpulsable de la condition de l’être parlant, modelant, dessinant, sculptant, composant. Pendant tout ce siècle qui n’en finit pas de s’achever, une immense propagande nous aura expliqué sans cesse que nous sommes déterminés, surdéterminés, par la société, la lutte de classes, les pulsions, l’inconscient, l’intérêt, le pouvoir, la sexualité... C’est vrai, et ce n’est pas vrai. Les religions, elles, continuent à célébrer leurs limites. Malraux, de son regard noir, voyait, je pense, plus loin : quelque chose d’encore informe ; un appel symbolique au-delà du déchet de ce qu’on appelle « culture » ; un courant venant du fond des âges, traversant les musées, les phrases. Pour aller où ? Ici, toujours ici, rien qu’ici en dehors des fins comme des origines. Quand il entendait le mot « culture », il sortait donc son intelligence et sa sensibilité. Ce n’était pas un homme du ressentiment. Il aimait ce qu’il aimait. C’est si rare.

Philippe Sollers.

Tempo (Rome), 29 novembre 1976. Tel Quel 69, Printemps 1977.

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1 Messages

  • A.G. | 28 novembre 2016 - 23:42 1

    Il y a quarante ans, le 23 novembre 1976, disparaissait André Malraux. Un anniversaire qui ne figure pas dans le calendrier des commémorations officielles. En 2001 déjà, au moment de son centième anniversaire, il a été le grand oublié des célébrations nationales. La droite ne se reconnaissait pas en lui et l’intelligentia de gauche ne réussit pas à le récupérer. Par chance, la publication de quelques textes inédits vient partiellement combler cette lacune et nous donne l’occasion de le lire ou de le relire. par Robert Kopp.