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Nelly Kaprièlian : Ph. Sollers, une page de la littérature se tourne

Série Témoignages / suivi de Sollers éditeur

D 1er juin 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Philippe Sollers : Sollers, une page de la littérature se tourne

Par Nelly Kaprièlian

Les Inrocks, le 7 mai 2023


Philippe Sollers (Catherine Hélie/Gallimard)

L’écrivain de Parc et de Paradis avait contribué à renouveler le roman français. Avec sa disparition, c’est une page de l’histoire littéraire qui se tourne définitivement.

Philippe Sollers était une icône. Les plus jeunes se souviendront du monsieur à l’œil amusé, à la coupe de moine, aux bagues d’or et à l’éternel fume-cigarette, qui lançait des statements aussi définitifs que malicieux sur les plateaux de télévision. Ce grand joueur était pourtant profondément sérieux, mais ne voulait surtout pas que le sérieux le piège. Il se voulait secret et insaisissable, même exposé en pleine lumière. Il aimait l’art chinois de la guerre. Il allait vite, écrivait beaucoup, lisait beaucoup, aimait… Dominique Rolin et Julia Kristeva.

Légende de son vivant, celui qu’on n’appelait plus que par son seul nom avait, comme toutes les légendes, un style. Un style littéraire et un style de vie. Il écrivait chez lui tous les matins, puis déjeunait d’un repas frugal à la Closerie des Lilas, avant de gagner son bureau chez Gallimard où il officiait comme éditeur depuis 1982. Maoïste puis papiste, séducteur mais à passion fixe (titre d’un de ses romans), admirant le nouveau roman et Mozart, Vivant Denon et la psychanalyse, éditeur de Marc-Edouard Nabe et de Yannick Haenel, à la fois moderne et hors de notre temps, il serait facile de réduire Sollers à un délicieux paradoxe, presque un personnage de roman, ou pire : une personnalité médiatique. Sauf qu’il ne faudrait pas oublier son œuvre.

Né Philippe Joyaux le 28 novembre 1936 dans la région de Bordeaux dans une famille bourgeoise, Sollers s’est imposé comme l’un des plus grands écrivains d’avant-garde français avec le roman expérimental Le Parc (Prix Médicis 1961). Suivront les tout aussi novateurs L’Intermédiaire (1963), Drame (1965), Nombre (1965)… Fondateur de la revue Tel quel avec Jean-Edern Hallier au Seuil, où les deux jeunes hommes publient les structuralistes, proche des écrivain.e.s du Nouveau Roman, Sollers a lui aussi, de son côté, participé au renouveau du roman Français, à ses expérimentations, à ses avancées. Car dès Le Parc, l’écrivain n’a jamais cessé d’interroger l’écriture, questionnant voire transformant des règles romanesques jugées obsolètes : ponctuation, linéarité narrative, etc. Sollers a dynamité la forme romanesque en l’éclatant en fragments, en pièces de puzzle, en cycles, et en y injectant d’autres formes littéraires, dont le manifeste. Pas étonnant s’il aura été chez Gallimard l’éditeur du grand retour de Jean-Jacques Schuhl, l’auteur de Télex n°1 et Rose poussière, au roman avec Ingrid Caven (prix Goncourt en 2000).

Ses derniers textes – dont les très récents Légende (2021) et Graal (2022), qu’il publiait au rythme d’un par an, restaient fidèle à son goût de l’éclat et se composaient souvent de fragments aussi bien narratifs que discursifs, sur ses passions, l’air du temps et ce qu’il en pensait, le bonheur de vivre. Comment vivre et comment écrire, semblait fusionner pour ce passionné de littérature et ce grand vivant en une même question. Rencontré un jour dans la rue, il nous avait dit, alors que nous parlions d’un (mauvais) roman qui venait de paraître : « Il n’y a pas une seule phrase. Pas une seule phrase que l’on retienne. Alors qu’écrire, c’est justement cela : savoir faire une phrase. ». C’est aujourd’hui comme si un pan de l’histoire littéraire venait de disparaitre : ce moment où écrire voulait dire chercher à renouveler le roman, à faire de la littérature, où chaque mot, chaque phrase comptait, où la forme était essentielle, et où la littérature était au centre des débats, des idées. Bref une affaire, là encore, de style.

Nelly Kaprièlian


Sollers éditeur : « J’ai anticipé le fait que la lecture allait disparaître »

Par Nelly Kaprièlian

Au témoignage de Nelly Kaprièlian de mai 2023, nous ajoutons, cette interview de Philippe Sollers qu’elle avait réalisée, il y a dix ans, sur son métier d’éditeur.

Les Inrocks, publié le 25 juillet 2013

Figure majeure du milieu littéraire français depuis plus d’un demi-siècle, Philippe Sollers est l’un des rares à avoir réussi l’équation périlleuse d’être à la fois écrivain et éditeur.

A la tête de la collection L’Infini chez Gallimard depuis vingt-quatre ans, et de sa revue éponyme, Philippe Sollers s’est imposé comme un découvreur d’auteurs (Cécile Guilbert, Régis Jauffret, Emmanuèle Bernheim, Catherine Cusset…) qui ont fait leur chemin depuis. Aussi exposé qu’amoureux de l’ombre et de sa poésie, Sollers, né en 1936, raconte aussi la revue Tel Quel, Barthes et Lacan, Bataille, tout en décrivant son parcours d’éditeur, dans le petit bureau aux murs couverts de livres qu’il occupe chez Gallimard. Et radiographie, fume-cigarette aux lèvres, plus de cinquante ans d’histoire de l’édition et de la littérature françaises.

Quand et pourquoi êtes-vous devenu éditeur ?

Philippe Sollers – Quand je me suis rendu compte, après avoir eu un très grand succès (avec Une curieuse solitude, 1958 – ndlr) très jeune, à 22 ans – ça me paraissait très suspect -, qu’il fallait infiltrer le système de la publication. Bien m’en a pris car je peux dire aujourd’hui que si je n’avais pas joué ce jeu, d’abord au Seuil puis chez Gallimard, je ne suis pas sûr que je serais encore publié. Donc je m’auto-édite. J’ai anticipé le fait que la lecture allait disparaître.

Et, d’autre part, c’était Folio qui m’intéressait pour publier le projet encyclopédique que forment certains de mes livres (La Guerre du goût, Discours parfait, etc.), avec transformation de l’appréciation de la bibliothèque entière. J’ai l’impression qu’on va vers une dévastation générale. Mon projet est né avec Barthes, il avait fait un très beau texte autour des planches de L’Encyclopédie de Diderot. On dînait souvent ensemble et il me disait qu’il faudrait refaire l’encyclopédie. Il est mort en 1980 et j’ai suivi le programme : il fallait refaire l’histoire avec un autre point de vue.

Vous avez d’abord commencé à publier Tel Quel…

La providence m’aidant, j’ai réussi à former une revue trimestrielle pendant vingt ans au Seuil qui s’appelait Tel Quel et qui a fait peur à tout le monde. La première fois que Foucault vient à Cerisy, il est à peine connu, mais nous le publions dans Tel Quel ; Roland Barthes, avant d’entrer au Collège de France, est critiqué partout, mais c’est moi qui publie ses livres, dont Critique et vérité, qui a créé une polémique énorme ; à l’époque, personne ne connaît Derrida ou Kristeva, et c’est nous qui les publions, tout comme des entretiens autour du Nouveau Roman, etc. C’était une époque commençante qui allait vers une révolution, qui a eu lieu d’ailleurs et qui donne aujourd’hui des frissons à tout le monde, c’est Mai 68. Depuis, on va vers de plus en plus de régression : nous sommes dans une époque réactionnaire comme j’en ai rarement connue. On assiste au triomphe du capitalisme financier.

Quelles sont les conséquences de notre époque sur la littérature ?

Ça retombe en pluie fine. Surtout en France, le pays de la Révolution et des Lumières. Les Français sont dans un état pas croyable. En France, il y a une culpabilité profonde (Vichy, Moscou..). Moi, je n’ai pas cette culpabilité et ça coûte très cher. J’étais dans une famille anglophile et, pendant la guerre, l’Angleterre avait toujours raison. Comme disait Hitchcock, je suis innocent dans un monde de coupables. J’aime la poésie. La poésie est l’acte le plus innocent qui soit. Pas la poésie des poèmes, la poésie de la vie, la poésie existentielle, le goût. J’ai depuis le début tendu l’oreille ; comment c’est rythmé, comment c’est écrit, qu’est-ce que le langage a à nous dire. Refaire la bibliothèque, la mettre en perspective, et comme j’écris en français, je fais très attention à ce qui arrive à cette langue, qui est le nerf même de la vraie pensée révolutionnaire.

Pourquoi avez-vous créé L’Infini, la revue et la collection ?

Après que nos partenaires les plus protecteurs, Barthes, Lacan, étaient morts, ça commençait à mal se passer pour Tel Quel, et puis j’avais le manuscrit de Femmes à publier, et ça ne passait pas au Seuil. Pourquoi ? Parce que c’est plein de femmes, et qu’au Seuil, à l’époque il y avait une telle pruderie. Je suis arrivé ici par Antoine Gallimard que j’avais connu en 68, qui était et est toujours un ami. Je suis d’abord passé chez Denoël, en décontamination, mais comme le roman a été un best-seller, j’entre chez Gallimard en 1988-89.

Pourquoi continuez-vous à être éditeur ?

Parce que cela me maintient dans un dialogue permanent avec d’autres auteurs et que cela m’intéresse beaucoup de voir comment la transmission de la littérature s’opère malgré tout. Je fais de l’édition pour aider des gens plus jeunes, car les plus intéressants ont entre 22 et 32 ans, après c’est pourri. Le seul miraculé du système, c’est Jean-Jacques Schuhl.

Qu’est-ce qui vous donne envie de publier un texte ?

S’il y a une voix. Je reçois dix manuscrits par semaine et c’est vu immédiatement, sur une page ou deux. On ouvre un livre pour entendre ce qu’on dit et la façon dont c’est dit. C’est acoustique. Il s’agit d’une intensité rythmique à travers laquelle quelqu’un transmet une vision qui est la sienne. C’est faire une phrase : les mots dans un certain ordre assemblé. Le grand maître du français, c’était Saint-Simon.

Que pensez-vous de l’évolution de la littérature française ?

Elle est en mutation de façon très intéressante. Son risque, c’est de répéter toujours le même cadrage naturaliste, social, car ça, c’est réactionnaire.

Pourtant, vous publiez à la rentrée Les Renards pâles de Yannick Haenel, qui traite beaucoup de l’émigration…

Les Renards pâles est un livre révolutionnaire car il vous met en position de vous retrouver dans les bas-fonds de la société. Haenel a une vraie vision de la société. Il écrit une insurrection dans Paris qui est très anticipatrice, pour dire qu’il faut se débarrasser de son identité – il y a cette scène où les personnages brûlent leurs papiers d’identité. Aujourd’hui, vive Snowden ! Voilà un personnage qui mérite le détour et pourrait être au centre d’un roman. C’est l’envers de l’histoire contemporaine, comme disait Balzac. Quand on écrit sur l’envers de la société, il faut avoir des renseignements ultrapointus. Quand Saint-Simon écrit sur Versailles, il est au courant de tout. Il y a eu Mai 68 parce que la police de de Gaulle était très mal faite et ne l’a pas vu venir. Depuis, que de progrès…

Comment en est-on arrivé là ?

Montée révolutionnaire dans les années 60, les années 70 furent des années de plomb, puis le spectacle a tout envahi, et aujourd’hui c’est la dévastation généralisée. La normativité dix-neuvièmiste continue sous d’autres formes. Le Collège de France, avant, c’était Barthes. Aujourd’hui, c’est Antoine Compagnon, plus du tout la même chose.

D’où l’absence de vrai débat intellectuel ?

Mais je ne suis pas un intellectuel. C’est la littérature qui m’intéresse. Ma conviction profonde, c’est que la littérature pense plus que les philosophes. La poésie aussi. Je m’intéresse aux écrivains pour les aider à devenir ce qu’ils pensent.

Quelles sont les rencontres les plus fortes que vous ayez faites ?

Tout à fait au début, je m’intéressais aux gens dont l’oeuvre me paraissait injustement sous-évaluée et marginalisée. Le premier, c’était Francis Ponge, avec qui j’ai fait Tel Quel. L’apparition la plus forte, ça a été indubitablement Georges Bataille. Une présence extraordinaire. On est au Pré aux Clercs, à prendre un verre ; entre Breton, qui suivait une femme. Je vais le saluer car j’avais été le voir rue Fontaine, et il me dit « Est-ce que ça n’est pas Georges Bataille ? » Ils ne s’étaient pas revus depuis leurs brouilles sanglantes et ils se sont serré la main. Les histoires entre ces gens-là sont d’un romanesque absolu. Bataille, silence, voix très douce, il était absolument délicieux. Il parlait très peu. On se taisait ensemble. Ce qui peut être la plus merveilleuse des conversations. Je me rappelle Beckett et Pinget se taisant ensemble pendant une heure et demie en regardant un pot de moutarde. C’était une conversation extrêmement animée (rires).

Après, il y a Lacan. C’était quelqu’un, vous comprenez. C’est toujours ça la question quand on rencontre une personne : y a-t-il quelqu’un ? Je ne ratais ses séminaires du mardi pour rien au monde. C’était impressionnant d’improvisation. Il se mettait à parler et il pensait en parlant. D’habitude, les gens parlent pour communiquer, là, ça n’était pas de la communication. C’est le plus beau théâtre que j’ai vu de ma vie : la parole, les soupirs, les hésitations, les fureurs.

Et Roland Barthes ?

C’était un ami, les dîners au Falstaff, les plans sur la comète… Sa voix me manque. Cela dit, on ne pouvait pas parler de certaines choses. De femmes, par exemple. Ce qui, quand même, était une partie importante de mon activité. J’ai eu une correspondance avec lui. Sa mort m’a beaucoup chagriné : dans la rue, comme ça, en sortant d’un déjeuner avec Mitterrand. C’est moche…

Regrettez-vous d’avoir publié certains auteurs, comme Marc-Edouard Nabe ou Philippe Muray ?

Pas du tout. J’ai publié le meilleur texte de Muray, Le XIXe Siècle à travers les âges. Le problème, c’est quand il a voulu faire des romans inaboutis qui n’ont pas marché, puis il s’est très mal entouré, des gens comme Elisabeth Lévy, Aude Lancelin. Marc-Edouard Nabe avait quelque chose, puis ça a été un suicide. Stéphane Zagdanski aussi. Leur problème, c’est qu’ils ont eu une mauvaise vie. La mauvaise vie, les mauvais partenaires, on ne s’en rend pas tout de suite compte, mais après les sanctions tombent : la maladie, la marginalisation, on devient sous influence… Chez Muray, ça a été catastrophique.

Quels écrivains vous ont marqué récemment ?

Michaël Ferrier, que je publie : un type très discret, qui est tout le temps au Japon – il a écrit Fukushima. Ou David di Nota, dont je publie un livre à la rentrée : personne ne s’aperçoit qu’il existe et c’est un tort. Il faut être capable de publier des choses très différentes. Etre éditeur, c’est avoir le don des langues. Frédéric Beigbeder, j’ai publié son meilleur texte (Nouvelles sous ecstasy). J’étais le premier à publier Emmanuèle Bernheim avec Le Cran d’arrêt, Catherine Cusset avec La Blouse roumaine, Philippe Forest. Cécile Guilbert avec trois livres, deux Bernard Lamarche-Vadel, et les deux premiers livres de Régis Jauffret.

Votre plus belle surprise d’éditeur ?

Jean-Jacques Schuhl avec Ingrid Caven. Au début personne n’y a cru, et il n’y a eu qu’un tirage de 4 000 exemplaires. Et puis, providence, le culte était là (Rose poussière, Telex n° 1), il a eu le Goncourt. Ça a été une fête incroyable. Et le livre s’est vendu à environ 200 000.

Que pensez-vous des prix littéraires ?

La France est un pays d’institution, où la position sociale reste très importante. On ne peut pas se déplacer sans qu’on vous demande votre passeport à tout instant. Les prix littéraires font partie de ce système.

Que pensez-vous de la critique littéraire aujourd’hui ?

Elle n’existe pratiquement plus, pas plus que la presse littéraire dans son ensemble. Moins il y a de littérature, moins il y a de critiques littéraires, et plus la tyrannie peut s’exercer. Et puis il y a l’incestuosité du milieu. C’est sociologique. En France, l’identité sociale domine tout. La lutte des classes reste une spécialité, aujourd’hui plus que jamais. Le système de publication des journalistes a été mis en place au début par Françoise Verny, chez Grasset, dans les années 70. C’était très simple : selon elle, si les journalistes écrivent des livres, les journalistes rendront compte des livres qu’écrivent leurs confrères, et ainsi de suite. Et la planche à billets était prête.

lesinrocks.com

A propos de l’auteure

Nelly Kaprièlian dirige les pages littéraires des Inrockuptibles, de Vogue, et participe au Masque et la Plume sur France Inter. Son premier roman, Le Manteau de Greta Garbo (Grasset, 2014) a été salué par les critiques et les libraires.

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