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La grande solitude de Philippe Sollers, par Yannick Haenel

Le plus inconnu des écrivains célèbres

D 11 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Philippe Sollers en 2014. (Jean-Luc BERTINI/PASCO)

L’auteur prolifique de « Paradis » et de « Femmes », qui fut un collaborateur du « Nouvel Observateur », est mort le 5 mai à 86 ans. L’écrivain Yannick Haenel était très proche de lui. Il salue ici son éditeur et ami.

La grande solitude de Philippe Sollers

Par Yannick Haenel (écrivain)

L’OBS. Publié le 10 mai 2023

Philippe Sollers est le plus inconnu des écrivains célèbres. Il a suscité, en soixante-cinq ans de publication, tant de haine et d’amour à la fois, tant de rage hystérique et d’admiration confusionnelle, que le malentendu autour de son nom a pris forme d’énigme.

« Sollers » est le nom propre du malentendu – précisément de ce qu’on entend mal. Et si on l’a aussi mal entendu, c’est qu’il a en partie voulu cette surdité à son endroit : il l’a orchestrée en apparaissant à outrance, là où la religion littéraire française prône au contraire le retrait, l’abstention, la rareté.

Je suis frappé qu’à travers les « hommages » qui lui sont rendus depuis sa mort, on le réduise avec autant de vulgarité hargneuse à l’existence sociale (l’édition), à des postures (le goût des médias), à du folklore (le fume-cigarette) : ça sent la « haine inconsciente du style », comme l’appelait Flaubert. La dépréciation assidue de Sollers ne se sera même pas maquillée hypocritement le temps du deuil : ils n’ont pas pu s’empêcher de se venger.

Car Philippe Sollers, et c’est cela qui les rend si venimeux, est surtout un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un dont le rapport avec le langage relève de l’irréductible. Roland Barthes admirait en lui la force de l’insaisissable ; il lui a consacré un livre : « Sollers écrivain » (1979).

Alors lisons enfin l’œuvre de Philippe Sollers au lieu de prendre prétexte de chacune de ses interventions publiques pour l’ignorer. Il y a plus de quatre-vingts volumes, et si l’on daigne en ouvrir un, le secret saute aux yeux : quelque chose, dans les phrases de Philippe Sollers, résiste à « Sollers », et cette chose, infiniment délicate et violemment poétique, c’est la littérature. Philippe Sollers est un grand écrivain. La société peut s’énerver tant qu’elle veut, et falsifier à outrance la mémoire de ceux qui la gênent, il n’y a qu’une vérité, mystérieuse, sauvage, nocturne, multiple et joueuse : c’est l’écriture.

Lisons donc enfin « Paradis » (1981) ou « Drame » (1965) ou l’extraordinaire texte de la voix off de « Méditerranée » de Jean-Daniel Pollet (le plus beau film du monde) ou bien les derniers livres, d’une minceur mystique, qui semblent émaner d’un chuchotement lumineux et témoignent d’une autre vie, parallèle au temps de la société, baignée d’innocence : « Désir » (2020), « Légende » (2021) et « Graal » (2022).

Dans l’un d’eux, je lis : « Etre assis dans l’oubli correspond à ce qu’on appelle, en alchimie, la langue des oiseaux.  » Et aussi, recopié, écrit-il, d’un poète chinois (mais n’est-ce pas de lui ?) : « Etant mortel, je ne demande ici-bas qu’à épuiser toutes les joies. »

Roland Barthes sur Philippe Sollers en 1968 : « Le refus d’hériter »

Dans « Centre » (2018), un enfant ramène une « rose réelle » d’un de ses rêves. Cette rose, c’est la poésie elle-même. C’est cette autre présence qu’il y a dans la présence. C’est ce que la littérature découvre de phrase en phrase. C’est ce que j’ai découvert grâce à lui, grâce aux livres qu’il m’a indiqués, Parménide, Maître Eckhart, Heidegger. Grâce à sa relecture effervescente de Rimbaud et de Lautréamont. Grâce à son travail de transmission. Philippe Sollers a été un merveilleux passeur, un éditeur plein d’enthousiasme. L’enthousiasme, c’est la gratuité elle-même.

Ce qu’il m’a appris est inestimable. J’ai une passion pour le numéro 83 de la revue « Tel Quel », consacré entièrement à Joyce, qui date du printemps 1980. Littérature et pensée sont une même chose : l’aventure de « Tel Quel » et les livres de Philippe Sollers sont fondés sur cette révélation qui m’a illuminée à mon tour lorsque j’ai commencé à écrire. « On peut compter, écrit-il à Dominique Rolin, ceux qui approchent d’un TOUT AUTRE DOMAINE, d’un TOUT AUTRE ACIDE. » Ce domaine acide, aussi intellectuel qu’enchanté, c’est la singularité même de la littérature, son point d’effervescence à contre-courant du conformisme littéraire usuel.

J’ai rencontré Philippe Sollers en 1997. On venait de fonder, François Meyronnis et moi, la revue « Ligne de risque », avec aussi Frédéric Badré. On questionnait l’idée d’avant-garde, on préparait un numéro sur Lautréamont. On s’est retrouvé chez Gallimard, dans ce célèbre petit bureau où les portraits de Voltaire et de Joyce vous scrutent, vous jaugent, et font entendre silencieusement ce «  fou rire en retrait » dont parle « Paradis ». Notre amitié intellectuelle a commencé là ; il s’est proposé ce jour-là de lire tout ce que nous écririons ; ainsi est-il devenu notre éditeur.

On s’est beaucoup écrit lui et moi et j’aimerais témoigner de sa générosité amicale, de sa curiosité attentionnée. Il n’y a pas de liberté sans désir de savoir ; dans ces régions où chacun simule, lui était absolument là, présent comme personne ne l’est, vous écoutant, amusé et amusant, et toujours au fait de ce qui s’écrivait de plus neuf pour vous en informer : philosophie, histoire, poésie.


En 1990 devant « le Déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet.
(SOPHIE BASSOULS/CORBIS VIA GETTY IMAGES). ZOOM : cliquer sur l’image.
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La conversation avec Philippe Sollers était d’une densité considérable ; et contrairement à la légende de légèreté qui colle à son nom, il pensait à voix haute, et la moindre remarque, avec lui, ne faisait que s’approfondir. Parler avec lui de Georges Bataille, qu’il avait connu, était une bénédiction. Son rire me manque déjà, et me manquent aussi ces moments où, au café L’Espérance, il ouvrait son petit carnet pour me lire une citation qu’il venait de retrouver dans Artaud ou saint Augustin.

Il y avait chez lui une absence totale de croyance dans la respectabilité : et même s’il s’était établi stratégiquement au cœur de la société, c’était un anarchiste bourgeois, comme Manet. J’ai toujours aimé chez lui ce bras d’honneur invisible, qui le rendait étranger aux appartenances. Il est le seul vrai nietzschéen que j’ai connu : les gens s’accrochent tous à la morale, pas lui. Dans « Paradis », son meilleur livre, tentative unique dans la littérature française d’écrire d’un seul souffle, en italiques continuels et sans ponctuation, il écrit : «  si mon existence est un fleuve il y a un bras qui ne traverse pas leur pays. »

Jacques Drillon, « Sollers le généreux »

Philippe Sollers n’était pas comme les autres, c’est pourquoi je suis allé vers lui. Beaucoup d’écrivains préfèrent un éditeur qui n’écrit pas ; je cherchais au contraire quelqu’un qui ait un nom. Il n’y a que les écrivains qui aient vraiment un nom. La littérature, c’est l’histoire du dialogue entre les écrivains. Le simple fait de savoir que Philippe Sollers allait lire ce que j’écrivais m’obligeait à être meilleur.

On a dit que j’étais son fils spirituel, son héritier, je ne sais quelles fadaises œdipiennes. Son influence sur moi est énorme, mais écrire vous réinvente : on devient quelqu’un d’autre, peut-être même soi. Sollers m’a donné ma chance – cette chance de m’initier au « jeu insensé d’écrire » sous son regard. J’ai pris cette chance en écrivant des romans.

La transmission poétique est une ouverture au cœur de laquelle une voix passe et se donne, une voix très ancienne qui traverse les corps disposés, par des phrases, à l’entendre. Philippe Sollers nomme ce passage, dans « Vision à New York », la « tapisserie fourmillante des phrases ». En publiant des livres dans la collection « l’Infini », j’ai bénéficié de cette expérience limpide, j’ai vécu cette transmission d’éclaircie.

Philippe Sollers : « Plus personne ne comprend l’ironie » (1997)

Je crois que ceux qui réduisent Sollers à des clichés n’ont jamais voulu le lire ; peut-être même en sont-ils incapables, ainsi préfèrent-ils continuer à le minorer, ainsi rêvent-ils depuis toujours de l’éliminer. Ils ne lui pardonnent pas d’avoir bousculé le langage, du temps de « Tel Quel », et d’avoir cherché, avec Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Denis Roche ou Pierre Guyotat, avec aussi Roland Barthes et Jacques Derrida, à révolutionner la littérature. Ils voudraient que tout rentre dans l’ordre, mais, heureusement pour nous, il est impossible d’effacer l’influence historique du colloque Artaud-Bataille de 1972 à Cerisy, qui, à mes yeux, est un moment décisif de l’histoire de la littérature française.

Qu’on cherche à recouvrir avec rancune un continent immense de littérature en ironisant sur les engagements politiques contradictoires de son auteur (l’adhésion à Mao ou l’amour pour le pape), je veux bien, mais l’écriture est précisément ce qui n’est pas réductible à la société. Juger un écrivain plutôt que le lire : vieille tactique. Mais chacun sait, au fond, que seule la littérature, par-delà les contorsions médiatiques, parle le langage de la vérité.

En témoignent les quatre mille pages du quatuor critique que Philippe Sollers a composé à travers le temps sur le modèle d’une encyclopédie : « la Guerre du goût » (1994), « Éloge de l’infini » (2001), « Discours parfait » (2010) et « Fugues » (2012). Je ne suis sans doute pas le seul à penser qu’il n’a jamais été meilleur que lorsqu’il parlait des autres ; mais je crois aussi que c’était parce qu’en parlant de tous les autres, il parlait encore de lui.

Julia Kristeva et Philippe Sollers sur l’infidélité : « Je suis pour le secret »

Il y a un intervalle entre vie et mort où la littérature s’écrit en lettres de destin. C’est là, dans cet espace de calme enflammé, à travers ce jardin d’éclairs rythmés, qu’on peut rencontrer Philippe Sollers. Le lire, le connaître – et se connaître à travers ses livres. Si « Graal » est son dernier roman, alors «  tout est dit  » seront ses derniers mots écrits. C’est à propos de Bach, et la note est merveilleusement tenue : « Vers la fin de sa vie, Jean-Sébastien Bach pense que le Graal est devenu son orgue. Il le montre, et tout est dit. »

Tout en traversant l’enfer de la société, qu’il a joyeusement décrit dans « Femmes » (1983), Philippe Sollers a insisté sur le paradis, c’est-à-dire sur la jouissance intérieure du langage. Il y a une dimension érotique qui déborde les limites de l’existence, et qui même va plus loin que les rapports dits sexuels. Cette dimension qu’il a vécue intensément à travers ses phrases vient de la rencontre entre la poésie et le temps. A la fin, c’est ici que l’essentiel se joue : « La conscience érotique est délicate  », écrivait-il.

En pensant à Dante, pour la lecture duquel il a tant fait en France, Philippe Sollers s’est approché d’une certaine douceur de l’être : « Il n’y a pas d’avant dans la naissance simultanée de l’espace et du temps. »

J’aimerais pour finir, en écrivant ce texte, être léger comme un de ces poèmes de Rimbaud qu’il affectionnait, ceux de 1872, « L’Eternité » par exemple, où Rimbaud tutoie son âme qui «  vole selon ». « Etre un oiseau !  » s’exclame Philippe Sollers à la dernière phrase d’« Agent secret » (2021) : c’est peut-être sa véritable identité. Et c’est ainsi, en tant qu’oiseau, qu’il nous protégeait.

Une fin d’après-midi d’octobre, il y a trois ans, en sortant du café L’Espérance, on s’assied lui et moi, allez savoir pourquoi, sur le trottoir, devant chez Gallimard. Il me tend une cigarette, on fume en silence tandis que les voitures passent au ralenti devant nous. Le soleil se couche, le ciel est presque mauve, une clarté nous enveloppe. Voici qu’il me parle avec émotion de Georges Bataille : « C’est l’homme le plus seul que j’ai connu  », me dit-il [1]. Je pense la même chose de Philippe Sollers.

BIO EXPRESS

Né en 1967 à Rennes, agrégé de lettres modernes, Yannick Haenel a fondé avec François Meyronnis la revue « Ligne de risque » en 1997. Il est notamment l’auteur de « Cercle » (prix Décembre 2007 et prix Roger-Nimier 2008), « Jan Karski » (prix Interallié 2009) et « Tiens ferme ta couronne » (prix Médicis 2017), parus aux éditions Gallimard.

BIBLIOBS : Philippe Sollers dans le texte


[1Haenel raconte également cet épisode dans Je vais sur les chemins de Georges Bataille et de Michel Leiris, sa conférence inaugurale des Rencontres de Chaminadour (septembre 2022). A.G.

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1 Messages

  • Bellamy | 14 mai 2023 - 21:35 1

    Le dernier des Rose-Croix, ou des Fidèles d’Amour (en vérité, il est désormais permis de le révéler, membre secret du cercle le plus intérieur de l’Agarttha), le Roi du Monde s’en est allé. Une curieuse solitude s’abat sur ce même monde. Étrange stupeur : l’impossible est devenu possible. C’est la première fois que la mort me touche, ou me retourne. D’ailleurs, je n’y crois pas un seul instant. Vite, je relis ces paroles limpides, plus claires que l’eau de roche, plus vivantes que jamais, miraculeuses, inouïes. Là où il est, en direct, il me dit :

    L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. Le monde n’a pas disparu, mais on dirait qu’il a été retourné pour reprendre son cours céleste. Tout est maintenant immédiat, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble ne s’en rendre compte.

    Tout se passe bien, donc, beau temps, c’est l’été, mais il se demande si quelqu’un, après lui, prendra l’éternité au sérieux. C’est grave, il s’en inquiète. Je l’entends à nouveau, il poursuit son raisonnement, preuves à l’appui :

    Mon âme éternelle,
    Observe ton vœu
    Malgré la nuit seule
    Et le jour en feu.

    Donc tu te dégages
    Des humains suffrages,
    Des communs élans !
    Tu voles selon...

    Puis :

    La lumière du Graal est immortelle. Elle brille jusque dans les ténèbres, mais les ténèbres ne peuvent pas la saisir.

    Vers la fin de sa vie, Le Roi du Monde pense que le Graal est devenu sa plume. Il le montre, et tout est dit.

    D’un cheveu, l’éternité sauvée. Ouf, il me l’envoie, incredibile !

    Clément V