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Philippe Sollers nous a quittés (Le Phare de Ré, 10 mai)

RÉ. LA. SI

D 10 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le Phare de Ré No. 3847 - 10 Mai 2023 [1].
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En général, je suis plutôt malheureux en France : impression de fermeture ou de stagnation. Sauf Ré.
L’arrivée à Ré est une petite opération magique. Comme un embarquement dans un satellite en train de quitter le système du manège en rond. On parle couramment, désormais, des « univers-îlots » répandus dans l’ouverture d’une expansion continue. Eh bien, j’affirme qu’après Niort il y a une sorte de couloir magnétique vers une autre terre. On traverse La Rochelle, on prend le bac, les voitures se balancent légèrement sur !’eau, on voit apparaître une dune sur l’Atlantique, on est enfin sur une île, sur l’île en soi.
L’île en soi, c’est le plan. Le plat. Le pont de navire. Le lieu intermédiaire. Le tapis volant posé là par hasard. La platitude de Ré est insolente. Pas le moindre pittoresque, un endroit de méditation pure. Je suppose que c’est la raison pour laquelle on y a installé un pénitencier. Prison, comme par hasard, à la place même qui évoque le maximum de liberté possible.
Du port de Saint-Martin, principale ville de l’île, on embarquait autrefois les bagnards (notamment les communards) pour Cayenne. Rituel sinistre dont quelques photos témoignent. Ils sont là, les prisonniers, dans la forteresse de Vauban, impeccable chef-d’œuvre géométrique. Ré a été un enjeu militaire, comme une sorte de porte-avions mouillé au large du continent. Moins durables que les fortifications du Roi, destinées aux Anglais comme aux protestants de La Rochelle, les débris du Mur de l’Atlantique s’effondrent lentement dans le sable des grandes plages comme La Conche. Pour assurer leur surveillance d’artillerie du large, les troupes allemandes ont parfois rasé des maisons. Celle de ma famille, par exemple. Nous avons été « reconstruits » dans les années 50. C’était une ferme classique à plusieurs bâtiments, sans fenêtres vers la mer (ouvrir des baies pour regarder l’eau est une idée moderne), repliée sur un vaste jardin avec des arbres rapportés d’un peu partout par un arrière-grand-oncle navigateur. J’ai vu ma mère pleurer devant la disparition de ces arbres. Un arbre est ici une valeur rare : tout est à ras du sol, le vent ne laisse rien pousser en hauteur, les vignes s’accrochent à la terre pour donner un vin blanc sec, cru, sauvage, délicieux, qui se boit avec les palourdes et les huîtres.
Cet arrière-grand-oncle est venu dans l’île de Ré pour trouver un lieu de pêche et de chasse. D’où la maison. C’était bien avant l’invention des vacances, les bains, la voile pour le plaisir. Il arrivait de Bordeaux, s’asseyait sur un banc devant l’un des petits lacs intérieurs, près des marais salants, et tirait directement les canards en vol. Je pense à lui souvent, j’imagine ses voyages, je lui dois cette parcelle de soleil et d’air.
Les noms des villages eux-mêmes ont une cou­ leur de nulle part : Sablanceaux, La Flotte, Le Bois, La Couarde, La Passe, Loix, Les Portes. Et celui-ci, énigmatique : Saint-Clément-des-Baleines. Les baleines ! Tout un programme de rêverie. Lisez Melville, pensez que vous êtes, de l’autre côté de l’Océan, au point symétrique de Nantucket. Là est le phare qui envoie, toute la nuit, son battement lumineux aux navires. On voit tout dans la perspective, à Ré : les lumières des côtes, les signaux, l’horizon vivant. Le jour peut être aussi éclatant, aveuglant et vide que la nuit discrète et vivante. Melville ? Ou encore Shakespeare :

« N’aie pas peur. L’île est pleine de bruits, de sons, de doux airs qui donnent du plaisir et ne font pas de mal. Parfois, mille instruments vibrants bourdonnent à mon oreille ; parfois des voix, si je m’éveille d’un long sommeil, m’endorment à nouveau. Alors, dans mes rêves, je crois voir les nuages s’ouvrir et montrer des richesses prêtes à tomber sur moi, si bien qu’en m’éveillant je pleure du désir de rêver encore » (La Tempête, acte III, scène 2).

A quelle île s’appliquent mieux ces paroles qu’à celle qui porte le nom d’une note de musique ? Est-ce qu’on peut imaginer un village qu’on appellerait plus fantastiquement qu’Ars-en-Ré ? L’art de la fugue immobile, c’est ici. Le petit port ouvrant sur le « fier », grand fjord plat où se multiplient les voiliers, avec ses digues bordées de cupressus et ses rives de pins parasols. Et l’église Saint-Etienne, avec son clocher peint en blanc et noir, souvenir du temps où il servait de point de repère, d’amer, aux bateaux... Un clocher-fusée futuriste... La nuit, donc : vous ouvrez la radio, vous captez presque mieux Londres et Saint-Sébastien que Paris, Vous allez vous allonger sous le phare pour observer sa roue dans le ciel. Vous êtes à la surface d’un planétarium lancé dans l’espace : en haut, à ma gauche, la Grande Ourse, qui va basculer peu à peu dans l’Océan, avec la montée du jour. Une nuit de travail : une nuit avec la Grande Ourse. Et les satellites que vous voyez se balader calmement, étoiles supplémentaires, sans parler des filantes, traits de feu devant lesquels il faut immédiatement, sans réfléchir, prononcer un vœu. « Que mon livre soit bon ! » Hop, télégramme stellaire ! La distance entre extérieur et intérieur est abolie. Je rêve souvent, la nuit, que l’île dérive, s’en va très loin, et revient s’ancrer au petit matin. Le vent souffle, les vagues déferlent ou, au contraire, un silence insinuant, supraterrestre, enveloppe chaque feuille, chaque aiguille de pin. Le sable réfléchit ; les fleurs prennent une densité d’aimant. Quelque chose de non humain, d’aérien n’arrête pas d’arriver et il faut savoir le respirer, l’écouter, sans cesse.
C’est un problème d’évaporation. Chimique, alchimique. Et les marais salants sont là pour en donner l’image. Toute l’île du Nord (la mienne) est quadrillée par eux. Le sel : voilà, finalement, ce qui devrait rester de la terre. Le sel est à l’intersection du ciel et de l’eau, du feu et des marées, de l’air et du monde minéral. Il est comme le sperme d’un coït permanent entre le souffle et le mouvement liquide inspiré par la lune. Il se dépose là, peu à peu, imperceptiblement, sur les coins que des silhouettes perdues dans la trop vive luminosité entretiennent. Regardez-les ratisser, comme des moines bouddhistes, la surface chauffée, sourdement expressive, comme un miroir producteur de grains. Regardez ces tas blancs, vibrants, monter avec le temps. La main dans le sel, l’odeur : un étrange parfum de violette. La langue dans le sel frais. A ce moment-là, c’est comme si tout le corps se rappelait une autre vie que la sienne, une existence plus énergique, plus fine, un flash d’immortalité. On dit : l’écume des choses. Mais l’écume est cent mille fois plus essentielle que les choses : c’est elle qui, calmée, retenue, apprivoisée, se laisse transformer dans cette matière des matières dont vous allez éclairer, tout à l’heure, votre nourriture. La bave de la nature vous permet d’avoir du goût. L’île de Ré travaille lentement au cœur des muqueuses.
Le sel, les « fruits de mer ». Les huîtres, bien sûr, qu’on sait ou qu’on ne sait pas ouvrir, strictement, au point sensible. A la lumière nacrée, réflexion de perle sous masque rugueux. Mais surtout : la palourde, nom parfait. Pour une forme parfaite. La palourde, équivalent de la sole pour les coquillages, est un compromis entre le sable, la vase et la tiédeur mouvante de l’eau transpercée de soleil. Il faut savoir la chasser. Deux petits trous, à peine visibles, pour sa respiration. Les doigts s’enfoncent, creusent, vous l’avez, grise et bleu marine au creux de la main. Et quelle saveur ! A la fois fade et raffinée. C’est le poète Francis Ponge, je crois, qui a appelé l’abricot : « palourde des vergers ». Mais l’abricot a quelque chose de naïf, alors que la palourde a une consistance logique imparable. Un plat de crevettes grises et de palourdes, deux verres de vin blanc : vous avez assez déjeuné.
Les îles grecques, la Méditerranée en général, c’est le sublime sans issue, la verticalité fixe, pour moi, un sentiment oppressant de tragédie inutile. Tandis que l’Océan... « Vieil océan aux vagues de cristal », comme l’écrit Lautréamont venant de Montevideo à Bordeaux. L’Océan, au masculin, comprend ses marées féminines. Illusion et désillusion. L’absence de relief à Ré, qui permet de voir le soleil se coucher et se relever comme aux extrémités d’une ligne droite, qui donne à la lumière ce côté toujours argenté de microclimat, permet aussi d’observer la façon dont l’eau couvre et découvre son fond. Rien de rocailleux, aucun effet romantique, pas la moindre trace de mythologie. Pas de Bretagne, de druides ni de Celtes. Pas de traces préhistoriques. Rien. Comparaisons ? Alors, oui, souvent la Chine, très souvent, ou alors Torcello, près de Venise. Canaux, marais miroitants, cloisonnements, paysages comme un papier en train d’être peint. Assis à ma table, je peux rester toute une journée à regarder le vent rider l’eau, la danse cruelle des mouettes, tout en sentant la grande scansion des marées. L’eau s’enfuit dans le lointain, s’arrête à un point neutre, revient peu à peu et, soudain, à toute allure.
Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’endroits aussi peu propices au drame, à la psychologie, aux passions. Les corps humains eux-mêmes disparaissent. Ils donnent l’échelle, simplement. Ils sont annulés. La vague des vacanciers a l’air aussi incongrue qu’un eczéma provisoire. L’île ne s’abîme pas, elle n’enregistre pas la présence humaine. Une nudité interne, une relativité intense vous habite. Je voudrais bien qu’on me montre ici quelqu’un qui croirait à quoi que ce soit. Le caractère des habitants est empreint à la fois de sagesse et d’ironie. Pas de mots inutiles, pas de fantômes, pas de héros, pas de dieux, pas de cris. Autant en emporte le mélange permanent air-liquide. Ré : la brièveté même. Le réalisme, c’est la nature poussée à bout, réduite à ses particules de base. Une évacuation.
Alors, tout peut s’éclairer de façon plurielle. Pas de jugement, mais des rouages. Pas de sentiments, mais l’audace des géométries. Pas de profusion ou d’excès, mais une leçon sur la fragilité d’une rose ou la délicatesse infinie des papillons blancs de l’été. Ils tournent, là, à deux ou trois, sans passé, sans avenir. Table rase : chaque détail prend une ampleur monumentale. Et c’est pour cela qu’il me semble pouvoir mieux dire ici la vie de l’autre monde, celui du marché ; du calcul, des rapports de forces, des désirs, des agitations. Il est loin, cet autre monde, et pourtant tout proche On en est sorti, mais on peut l’avoir sous microscope. On le cadre enfin. On le voit. A l’envers. On peut en écrire le roman.
Où que je me trouve, dans le monde de notre géographie, je pense brusquement à Ré. C’est ma note fondamentale. Mon la. Ma corde sensible où je retrouve, en résumé, des milliers de sensations. Ma fenêtre m’attend, près de laquelle est planté un laurier. Le soleil traverse la pièce et va rougir là fenêtre opposée : une journée a eu lieu. Un air de Hollande, mais chauffé par le Sud. Nous sommes au nord du Sud, à la frontière du mélange. D’où la nacre, l’argenté des couleurs. J’entre, là-bas, dans mon silence, une plage à cent mètres, les plans d’eau, je ne quitte pratiquement plus la maison, le jardin. Il ne s’agit pas, comme en Grèce, de retrouver une « nature » sans modernité. Pourquoi pas le téléphone, qu’on branche ou débranche ; pourquoi pas la télévision posée par terre, le son en moins, comme un écran de contrôle sur ce qui se passe « là-bas », disons à la Bourse. Regarder la télévision française avec le son de la B.B.C. anglaise est aussi un amusement.
Voilà Ré, signal de l’Ouest, bateau tourné vers l’Amérique. De l’autre côté de la nappe atlantique, c’est Long Island dont l’éclairage et le dessin ne sont pas très différents.
Voilà Ré, île de partout et de nulle part, comme l’embarcation de la fiction même.

1983.

Théorie des exceptions, p. 138.


A la Couarde, « Ré avant la catastrophe », 1938.
Vérité et légendes, 2001. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Julia Kristeva et Philippe Sollers, Île de Ré, 1968.
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« Où que je me trouve, dans le monde de notre géographie, je pense brusquement à Ré. C’est ma note fondamentale. Mon la. Ma corde sensible où je retrouve, en résumé, des milliers de sensations. »

Mais dans ce « LA », vous pouvez aussi entendre ce qu’écrit Sollers dans Le Nouveau (Gallimard, chapitre« LÀ », p. 28) :

« Être là, simplement là, était ma préoccupation constante. Ma boussole était d’être là. » — « Une voix (ce n’est pas tout à fait la mienne) prononce distinctement "Les dieux sont là", ou "Le dieu est là". Le dieu ou la déesse s’appelle . »

RÉ. LA. SI

Glenn Gould interprète la Sonate pour piano n° 13 en si bémol majeur K. 333 de Mozart, composée vraisemblablement à la fin de 1783, diffusée à l’origine le 19 mars 1967 (1967 : pour Julia Kristeva et Philippe Sollers : « année décisive »).

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Ré sur Pileface

Les dernières images de Ré sont dans Graal.


[1Merci infiniment à Pierre Doumergue pour son envoi.

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