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Un opéra fabuleux, par Frank Charpentier

Hommage à Philippe Sollers

D 9 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


J’ai rendu compte il y a dix ans d’un livre qui s’appelle La Dernière Lettre de Rimbaud publié dans la collection L’infini, « un livre étrange et déroutant, savant et très personnel » dont on a, malheureusement, peu parlé. J’ai reçu hier, en début de soirée, un mail de son auteur Frank Charpentier...

Cher Albert Gauvin,

Je me permets de vous envoyer un texte d’une trentaine de pages extrait d’un livre plus ample, écrit, à chaud, en 2012-2013, juste pour le plaisir, lors de l’aventure incroyable, voire rocambolesque, de la publication de « La Dernière Lettre de Rimbaud », parsemée de coïncidences et accompagnée d’un verbatim scrupuleux de mes rencontres successives avec Philippe Sollers. Je lui en avais d’ailleurs remis un exemplaire en le lui racontant dans les années qui suivirent.
J’ai ajouté en page d’ouverture un très bref avant-propos pour que vous ayez tous les éléments de contexte nécessaires à la bonne réception du texte.
Je pense, du moins j’espère, que ce témoignage allègre en son temps, ici en guise d’hommage, peut vous intéresser. Je le fais absolument gratuitement, ne fût-ce que pour le partager avec vous. Si vous estimez ensuite, qu’il peut intéresser les lecteurs de Pileface, tout ou partie, je vous laisse juge. [...]

En vous souhaitant tout simplement, si vous le voulez bien, bonne lecture, et dans l’attente d’un retour éventuel de votre part,

Bien cordialement,

Frank Charpentier

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Eh bien, j’ai lu et, sans hésitation, je publie.

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FRANK CHARPENTIER

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UN OPÉRA FABULEUX

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roman

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(Extraits d’une trentaine de pages de ce qui est originellement un compte-rendu romanesque détaillé de l’aventure de la publication de La Dernière Lettre de Rimbaud dans la collection L’Infini de Philippe Sollers chez Gallimard, ainsi, çà et là, qu’un verbatim de nos rencontres successives, depuis l’entretien Une Saison en enfer : Aller-Retour, paru dans le numéro 122 de la revue L’Infini, au printemps 2013, jusqu’à la parution du roman en question, en octobre de la même année.)

(Un mot de contextualisation : au mois de mars 2012, je suis cambriolé, on vole mon ordinateur, mais pas une petite clé usb où se trouve mon roman sur Rimbaud ; le trois mai de la même année, soit la Saint Philippe, je retrouve une date symbolique importante, cinquante ans après, celle de mon baptême, en l’occurrence, lors de mon année jubilaire, donc, qui s’avère être le … six mai suivant ; le 18 du même joli mois de mai, au soir, à quatre heures du matin, dans un bar de Montmartre, je recroise un ancien étudiant… qui, à ce moment-là, « garde » (sportivement parlant) David, le fils de Philippe Sollers. La coïncidence est trop émouvante et trop belle : je décide de tirer ce fil du destin, s’il est possible, jusqu’au bout… On verrait bien. S’ensuit toute une aventure dont voici le récit ici résumé.)

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« Sans la musique, la vie n’est qu’une erreur, une torture, un exil. »

« Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur. »

« Je suis pour ainsi dire totalement immergé dans la musique, elle me hante toute la journée. »

Nietzsche, Rimbaud, Mozart

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Ouverture

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Tout est parti d’une date.

J’ai ressaisi le fil de ma magique étude.
J’ai retrouvé mon lieu de naissance.
Je me suis réveillé sur la scène de ma vie.

Bref, le miracle opéra.

Surprenant roman impromptu, s’il en est, donc, se tramant, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, et heureusement conclu, en un an tout juste.
N’y voit-on pas, dès le premier acte, l’introduction, pour ne pas dire, l’irruption d’un drôle de personnage de roman, ici à dessein rebaptisé « Sollus Ars », un inventeur bien autrement méritant, lui aussi, que tous ceux qui l’ont précédé, un musicien même, c’est le cas de le dire, à la Rimbaud, en la personne d’un célèbre écrivain français vivant : témoin et acteur capital et encyclopédique, en pleine déferlante nihiliste ravageuse, de toute l’aventure littéraire et artistique ou autre du XXème siècle, aussi bien que de celle du XXIème commençant, mais naviguant, en vérité, bien en deçà comme bien au-delà de ces bornes, en parfait voyageur du temps ?
Un écrivain, personnage à part entière dans la trame d’un autre écrivain, lui-même personnage principal de sa propre histoire, c’est déjà assez inhabituel pour être noté. Et l’on se doute que ça va bien plus loin que la seule écume des jours, si j’ose dire, et plus loin, donc, qu’une simple blague de potache à la Jean-Sol Partre. Même s’il se trouve, non fortuitement, que le dit écrivain partagera ainsi avec ce dernier, une syllabe de son sobriquet pataphysique, celle toute musicale et solaire en l’occurrence de Sol, première syllabe de son pseudonyme d’écrivain, on le découvrira tout à l’heure.

Cette présence apparaîtra comme plus étonnante et rarissime encore si l’on ajoute que le dit écrivain, qui est par ailleurs directeur de revue et de collection dans la plus grande des maisons d’éditions françaises selon moi, se voit, d’abord à son insu, mais dans des circonstances précises et tout à fait saisissantes qui peuvent difficilement devoir quoi que ce soit au hasard, comme indirectement placé, à dessein, sur le chemin de la vie du narrateur. Catalyseur qui, à lui seul, déclenchera à sa suite toute une série de coïncidences troublantes autant qu’émouvantes : on imagine que les conséquences inouïes que cette intervention aura bien sûr pour le second, mais tout aussi bien, en quelque sens, qui sait, pour le premier, touchent à quelque chose de tout autre que la seule psychologie et qu’il faut bien appeler du beau et mystérieux nom de providence.

Pourquoi d’abord ce pseudonyme latin de Sollus Ars ? Double référence insulaire, sans doute et qui signifie : « tout entier Art », c’est-à-dire ruse, subterfuge, artifice. Faisant signe d’un côté vers l’épithète homérique, bien connue, de l’astucieux Ulysse, qui réussit justement à reconquérir son Ithaque chérie ; mais aussi, peut-être, pointant, là où il a sa demeure solitaire, à la fois formelle et matérielle, vers Ars-en-Ré, son « Locus Solus », à la Roussel. Art musical de la Résonance, s’il en est, en comme en sol. En abrégé, d’ailleurs, il signe souvent Sol. Ars ; ou S. Ars ; ou encore S. ou bien Ars, tout court. Ré est non seulement sa demeure, mais il l’affirme aussi, avec le plus grand naturel et la plus grande insolence envers les amis de la mort, qui en ont justement peur, sa dernière demeure volontaire : il souhaite, selon sa prérogative, y être enterré tout près du carré des aviateurs étrangers, anglais et autres, tombés là pour sa liberté, dixit Sollus Ars lui-même
Enfin, il n’est pas inutile ni impossible d’entendre à travers le nom latin de son Insula Rhéa, a fortiori, dans ses déclinaisons romanes ou dialectales, résonner encore et toujours la même note de la gamme : car elle est bien là, au cœur de l’I-sol-a de cet isolé absolu de l’art, comme on l’a dit, et pourtant très peuplé intérieurement.

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Scène première : le jeudi 3 mai 2012 au soir (en terrasse, en face de chez moi, jour de la Saint-Philippe, ce que je ne remarquerai que beaucoup plus tard…)

(Ou comment tout a tourné d’une manière décisive pour le narrateur, qui en a eu, qui plus est, la certitude intuitive immédiate - et comment la suite ne l’a pas démenti, bien au contraire…)

Tout est donc parti d’une date, ou plutôt de la recherche d’une date, celle de mon baptême, il y a tout juste quelques mois, puisque ce récit s’écrit de l’intérieur, quasiment en simultané, depuis la fin d’une année jubilaire s’il en est : la mienne, d’abord, celle de mon cinquantième anniversaire ; correspondant avec le début de celle de Vatican II, en 1962, soit mon année de naissance ; ainsi qu’avec celle des 850 ans de Notre-Dame de Paris. Jamais deux sans trois, n’est-ce pas, qui dit mieux ?

Je me trouvais donc, ce soir-là, vers vingt heures, au retour de la piscine, attablé en terrasse, à savourer un premier demi, en face de mon immeuble, rue Vauvenargues – et que cet illustre témoin en fasse au moins foi.

Je téléphonai à ma mère dans la foulée mais elle me confirma ce que je craignais : elle ne m’avait pas rappelé car elle n’avait rien trouvé. Et c’est pourtant alors qu’elle ajouta : ah, oui, c’est vrai, il y a un petit coffret où je n’ai pas cherché. Peut-être ta gourmette s’y trouve-t-elle, et il se pourrait, mais j’en doute, que la date soit inscrite dessus, je vais regarder.
Je l’encourage vivement à le faire. Une demi-heure à peine s’écoule. Ma mère me rappelle : elle l’a retrouvée, cette petite gourmette. Et la date y est gravée : dimanche 6 mai 1962. Je ressens comme une première onde de choc immédiate. Et tout de suite, je lui fais remarquer que la date n’est pas passée, que c’est dimanche prochain. Soit dans trois jours. On ne pouvait pas passer à côté : c’était le jour du second tour des élections présidentielles. Et je vais très vite me dire que ce n’est pas Hollande ou Sarkozy qui va être vraiment élu ce jour-là et pour la suite, mais bien moi.
Et là, à ce moment précis, comme si j’entendais une voix, et d’ailleurs, j’ai entendu cette voix intérieure me murmurer, ou, ce qui revient au même, je me le suis soufflé à moi-même sur le champ : ça y est, ça tourne, ça tourne, je le sais, je le sens, et aussitôt : mais ne calcule pas, ne calcule pas, jamais, sous-entendu : ne spécule pas sur la suite ni sur son contenu, il se révélera tout seul en temps et en heure, pas d’impatience, le temps est proche…

J’avais été cambriolé un mois auparavant, on était entré par effraction ; on avait volé mon ordinateur, oui, mais on avait survolé, c’est le mot, du regard, une clé informatique, lettre volée intacte… où tous mes documents étaient sauvegardés. A commencer par certain roman sur Rimbaud.

Pour l’heure, reprenons l’action au point critique de bascule où je l’ai laissé : deux mois après cette tentative, on ne peut moins mélodieuse, de pénétration dans mon antre secret, voire de tentative de vol ou d’usurpation, pourquoi pas, de mon identité, par passeport et ordinateur interposé, me voici donc sur mon lit, de retour du Café de la Poste, sanglotant convulsivement de joie, en ce 3 mai de l’an de grâce 2012, me répétant sans cesse, d’un air égaré et bouffon au possible, peut-être, mais surtout, indubitablement convaincu du changement soudain d’axe de gravité : ça tourne, mais rappelle-toi, ne calcule pas, ne cherche pas la ou les dates suivantes, prête l’oreille et laisse-toi guider par ton intuition et ton destin propre, ton antidestin, ta bonne étoile, juive ou autre. Ce que Rimbaud appelle, sans équivoque, la fatalité de bonheur.

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Scène deux : le mardi 15 mai 2012, après-midi (chez moi) à une date personnelle capitale

J’ignore encore — je l’apprendrai trois jours plus tard — que c’est ce même jour, où j’eus ma mémorable « nuit de feu » à la Pascal, vingt-six ans auparavant, qu’une certaine femme, singulièrement vivante et particulièrement chère à Sollus Ars, l’écrivain Dominica R… – c’est assez connu pour pouvoir le dire – s’en ira poursuivre ailleurs son parcours céleste, comme il l’écrira lui-même un peu plus tard, dans Portraits de femmes, pour continuer, qui sait, autrement, de faire sa page, ou ses gammes, Do-mi-la-do-ré, la-si-fa-si-la-mi, oui, comme celle qu’il baptise musicalement : « Domi, l’a-do-rée, la si fa-ci-le amie. »

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Scène quatre : le vendredi 18 mai 2012, toujours, nuit (vers quatre heures du matin, dans un pub irlandais, le O’Finnegans by the Mill, bonjour, Mr James Joyce ! – juste à côté du Moulin Rouge)

(Ou comment une extraordinaire coïncidence, concernant Sollus Ars au premier chef, l’a si fortement pointé du doigt aux yeux du narrateur, qu’ainsi alerté, celui-ci eut le joyeux pressentiment qu’il allait très bientôt avoir une chance à saisir, ce que la suite n’allait une nouvelle fois pas démentir, loin de là…)

Je suis dehors, nez en l’air, je fume une cigarette, en buvant un verre dans l’espace délimité par les barrières du bar placées sur le trottoir, quand un jeune homme au visage vaguement familier s’avance vers moi depuis la rue. Il me reconnaît et me salue : Monsieur… Charpentier ? A l’université ? De Marne-la-Vallée ? Oh, il y a au moins dix ans environ ? Mais oui, bien sûr, bonsoir, Benjamin, c’est ça ? Benjamin S., étudiant en musique, ayant suivi en première année, je crois, un de mes cours optionnels sur la musique et l’opéra baroques au cinéma ? C’est bien ça ? En effet, monsieur, une vraie découverte pour nous : c’est pas tous les jours qu’on voit à neuf heures du matin des chefs-d’œuvre de Bresson, Tarkovski, Pasolini ou des Straub ! Merci.

On discute, il est là par hasard, invité à une soirée, à deux pas, chez un ami, un second étudiant de la même période, et qui nous rejoint bientôt. Alors ? Oui, oui, j’enseigne toujours ; si je suis toujours aussi passionné ? Mais oui, j’espère bien : parler aux étudiants de mes « choses favorites » ne me déplaît jamais… Et puis, au bout de vingt minutes, alors qu’on va bientôt se séparer, Benjamin me demande si j’écris toujours. Je réponds que oui, et je lâche, incidemment, que j’ai même envoyé il y a peu un de mes manuscrits, un roman sur Hölderlin, chez Gallimard, mais que de tout façon, je ne connais personne… Et là, il me regarde : je connais quelqu’un. Ah bon, et qui donc ? Dis-je incrédule, si habitué à ce qu’on m’assure avoir un contact plus ou moins lointain, un écrivain qui ne pourra ou ne voudra rien faire pour moi parce qu’écrivain justement, ou encore un responsable du service commercial ou éditorial, au mieux, mais que lui dire, au fond, sinon que j’écris des textes illisibles à qui ne les entend pas de la seule rare et bonne oreille possible ? Ca ne servira à rien, je le sais. Il faut trouver une autre voie, pensais-je déjà.

Et là, il me dit tout de go qu’il connaît quelqu’un d’important à son avis : Sollus Ars !
Hein ? Interloqué, bouleversé, transporté, je sors aussitôt de mon sac l’un de ses livres, celui que j’ai toujours sur moi à ce moment-là : Illuminations (à travers les textes sacrés). Et comment que c’est quelqu’un d’important, que c’est même la seule personne qu’il m’importerait de rencontrer vraiment, car je sens que c’est aussi la seule susceptible de m’entendre sur le point qui convient. Celui qui inclut ce dans quoi il paraît et nous paraissons être inclus avec, pour le dire à la Dante, et comme dans Le Rire de Rome. Bien sûr que c’est mon écrivain français contemporain préféré. Et depuis plus de trente ans. Dès l’entrée à Normale Sup, je le défendais déjà contre ceux qui l’attaquaient, de droite comme de gauche, laïcards militants ou catholiques gallicans, et qu’ils soient littéraires, historiens, ou prétendus philosophes !
Tant d’admiration quand on est écrivain, pour un autre écrivain, n’est ce pas un peu étrange, excessif, voire mauvais présage, m’objectera-t-on sans doute suspicieusement ? Et puis quoi encore : vous voudriez peut-être qu’un écrivain n’ait rien lu ni rien admiré de grand, avant de commencer lui même d’écrire ; bref qu’il soit étriqué, jaloux, bête ou analphabète se prétendant cultivé, la pire espèce, voire tout cela ensemble, comble du mauvais goût ? Enfin, quel peu de confiance se ferait-il à lui même d’abord, et puis, voyons : « Le secret du grand est de pouvoir avoir toujours un plus grand au dessus de soi… », n’est-ce pas ? Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Heidegger, cité par Sollus Ars dans Illuminations, justement. Le contraire, en somme, de ce que Zarathoustra, flairant le piège égalitaire, nomme cruellement la vertu qui rend petit, qui ramène tout à son plus bas niveau.

Je reprends tout de même mes esprits au bout d’un moment, mais ma pensée vole à toute vitesse, déjà ailleurs, et je sais que je demande alors à Benjamin, mais par réflexe, comment il le connaît. Là aussi, surprise de taille : il garde son fils, depuis peu, à vrai dire depuis janvier ; il a fait une formation spéciale pour cela, et il les a déjà accompagnés en vacances dans la fameuse maison familiale sur l’Insula Rhéa. Evidemment, tout de suite, pas de questions, pas d’indiscrétions. Juste savourer ce hasard subjectif ! C’est lui-même qui, me glisse-t-il discrètement au passage, est plus en contact avec la mère de son fils qu’avec le père lui-même. Qu’à cela ne tienne ! Je ne lui demande rien, et surtout, aussitôt, s’il prend une initiative, de ne rien forcer, lui faisant observer tout d’abord comme le pur enchaînement de ces coïncidences est beau en soi. Gratuitement. Il en convient, lui-même étonné de cette concaténation de beaux signes, et encore il ne sait pas tout ce qui les précède en amont. Il me dit pour finir qu’il fera en tout cas ce qu’il peut pour moi, sans trop savoir comment, sinon en me présentant de la façon la plus vraie et naturelle possible. Soit.
Il ne pourra rien faire, plus en contact avec Julia K. qu’avec le père de David. N’importe — et même tant mieux, on m’a tiré l’oreille. A suivre.

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Scène six : le jeudi 7 juin 2012, après-midi (entre dix-sept et dix-neuf heures, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière…)

(Ou comment, à l’issue d’une conférence imprévue et inespérée de Sollus Ars, suivant une inspiration mûrie de longue haleine et après une intervention saluée par lui sur Rimbaud, je lui fis une proposition on ne peut plus honnête qu’il accepta sur le champ, en me donnant pour cela rendez-vous en septembre chez Gallimard…)

De retour, à Paris, après un détour par ma ville natale, je ne sais plus trop comment, ayant l’habitude de consulter de temps à autre, sur tel ou tel site, l’actualité ou l’inactualité, toujours actuelle du reste, le concernant, je suis tombé sur l’annonce d’une conférence-projection de Sollus Ars qui avait lieu le jeudi qui venait, l’après-midi, à 17 heures, à l’I.C.M. – comme en écho à ses fameuses I.RM. – ses Identités Rapprochées Multiples. Ni une ni deux : je me dis qu’il faut absolument m’y rendre. Le lieu et l’heure ne préjugeaient en rien d’un auditoire littéraire ni mondain. C’était à n’en pas douter l’occasion ou jamais d’essayer de proposer à Sollus Ars quelque chose que je préméditais depuis un certain temps déjà.

Tout ce qui suit s’est opéré spontanément et sans « calcul » de ma part, puisque le destin m’avait lui-même orienté, mais pas sans réflexion, ni inspiration, et pas non plus méditer comment « m’éditer », si j’ose dire, oui, pas sans avoir en tête mon fameux « roman sans cesse médité » mais toujours pas édité pour le coup. Je me prépare stratégiquement donc, tout en sachant que je vais improviser sur le motif, comme dirait Cézanne, ou plutôt en épousant le tempo du moment. Je savais pertinemment en effet que la situation était totalement asymétrique : lui, je le connaissais, je veux dire à travers ses livres, lus et relus depuis au moins trente ans, certes librement et sans allégeance mais justement avec une fidélité, une assiduité d’autant plus fortes que le plaisir était toujours demeuré sans failles ; tandis que de son côté, il ignorait bien évidemment tout de moi, a priori.
Lui donner un manuscrit abruptement, de la main à la main, eût été non seulement inapproprié et inélégant mais tout bonnement vain car mutuellement inintéressant. En revanche, qu’il se passât vraiment quelque chose au préalable comme quelque alchimie du verbe, par exemple lui proposer un entretien, serré, inédit à ma connaissance, sur Une saison en enfer de Rimbaud dans son intégralité, l’idée me trottait dans la tête. Et à Sézanne, voisinage géographique avec l’ardent Ardennais oblige, elle s’était encore renforcée. Mon roman sur Rimbaud, écrit quelques années auparavant, viendrait, sûr, naturellement, comme tout ce qui jaillit du Royaume, par surcroît… Expression que j’avais envie d’écrire : par sur-croix, où, même lorsque j’étais comme réduit à une microscopique parcelle d’espoir intérieure mais vibrante, j’avais tenu bon et éprouvé au feu « le délice surhumain des stations » et la foi en mon indestructibilité qui me disait : tiens bon, la promesse atteinte est irréversible, pas de mauvais retour (en arrière), retour du retour toujours (en avant), et autres formules d’exorcisme protectrices.

Le jeudi arriva. Je me souviens d’avoir pleuré nerveusement devant ma fenêtre avant de me décider à partir pour me rendre, avec une demi-heure d’avance, sur les lieux qui feraient ou non pencher mon sort vers des auspices plus favorables. Intimement, j’étais convaincu que j’allais y parvenir, mais quant à savoir comment, c’était l’inconnu le plus complet. Et la peur, celle du moins qui précède le fait de sauter l’obstacle, celle du doute dans l’attente, me tenaillait, devant l’amplitude temporelle récapitulative de l’enjeu.

Le souvenir est très précis : vers 16h30, le temps était encore très orageux, le ciel noir, puis « après le déluge », c’est le cas de le dire, on va comprendre très vite pourquoi, juste à mon arrivée dans l’enceinte de la Pitié-Salpêtrière il y eut une magnifique « éclaircie » : ça tombait très bien, car c’était le titre du film de Sollus Ars qu’on allait projeter, méditation parallèle à son dernier roman éponyme, sur la peinture de Manet, notamment.
La salle est encore vide, je suis en avance. Je ressors, fume une Muratti, et les gens arrivent peu à peu, je reconnais quelques personnes, dont un écrivain publié par Sollus Ars et qui reçut un Goncourt inattendu quoique assurément mérité. Bientôt, c’est au tour de Sollus Ars, accompagné d’une ancienne critique littéraire au Monde, Josée Savignac - ce détail aura son importance, car je crois qu’en la reconnaissant, je me suis très vite fugitivement formulé le fait qu’il fallait que je me fasse, coute que coute, aider par une femme.

La séance commence, on présente Sollus Ars, qui inaugure, en l’occurrence, en ce tout nouveau site, ce tout nouveau cycle de conférences et qui fait une rapide présentation, notamment en rapport avec le cerveau et la moelle épinière… d’un écrivain, son système nerveux actif concentré, puis on passe le film, très beau, très coloré, très musical aussi. J’espérais que quelque chose fasse signe vers Rimbaud, avant que je ne décide d’intervenir : l’exergue du film, qui me tendait les bras, me combla d’emblée. Elle était de Rimbaud : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. »

Là, je sens qu’une porte est vraiment en train de s’ouvrir, oui, telle la porte de la déesse, chez Parménide, les cavales m’avaient emporté aussi loin que l’intégrité de mon désir en avait rêvé. Je préparais une question qui vint toute seule se mettre en place dans ma tête.
Quand la salle se ralluma, Josée Savignac fut la première à prendre le micro, et là encore, je me dis que, une fois n’étant pas coutume, au lieu d’attendre le dernier moment et de poser la dernière question, comme je le faisais souvent en (rare) pareille occasion, je lui emboiterai le pas sans plus tarder, dès que Sollus Ars aurait terminé sa réponse. Je fis un signe discret à l’organisateur de la conférence pour être sûr d’obtenir ensuite le micro.

Le moment arriva.
– Tout d’abord, merci, pour ces respirations, picturales, musicales…
– Merci à vous…
– Il est un auteur présent dans nombre de vos livres, et d’ailleurs en exergue du film L’éclaircie que nous venons de voir, et dont la présence plus discrète dans le roman qui le précède – sans être exhaustif sans doute, je n’ai relevé que trois occurrences – ne laisse pas d’être incisive. Je veux parler de Rimbaud, et je pense notamment à celle où Brassaï…

Sollus Ars, un instant dubitatif, se demande visiblement à quoi je veux en venir :
– … où Brassaï compare un manuscrit de commande de couleurs de Picasso aux Voyelles de Rimbaud…

Sollus Ars sourit maintenant et acquiesce. Je poursuis :
– Vous citez une phrase miroitante et énigmatique du Parménide de Heidegger : « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur dans l’éclaircie de ce qui vient en présence. » Une « éclaircie », et il vient d’ailleurs de s’en produire une cet après-midi, ça vient, si je ne m’abuse, après la pluie, les nuages, ou encore « Après le déluge », qui est aussi le titre de la toute-première Illumination.

Et là, tout de go, j’embraye sur le début récité par cœur :

– « Aussitôt que l’idée du déluge se fut rassise, un lièvre s’assied dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel, à travers la toile de l’araignée… » Voilà, ma question porte sur le rapport étrange qui se noue entre langage et sens, entre image et son, si l’on veut, ou encore voyelles et consonnes comprises, entre les couleurs de l’arc-en-ciel, en l’occurrence, et le verbe dans l’éclaircie du monde, ici explicitement placée sous le signe d’alliance accordé à Noé…
– Mais vous y êtes… Vous y êtes… Dans les sainfoins… , ajouta Sollus Ars, pensif et souriant, comme si ce mot, rare et plaisant à l’oreille comme à l’imagination, résumait, à lui seul, ma sensation et ma pensée, tout comme celles de Rimbaud. Mieux que toute glose, visiblement. Définition de ce vieux mot de sainfoins aujourd’hui inusité : sorte de luzerne d’ordinaire réservée au fourrage animal. Ce qui n’empêcha pas Sollus Ars de rebondir ensuite sur Heidegger et sur la qualité de présence du réel qui s’offre alors à nos cinq sens à la fois, quand, selon la formule de Parménide, être et pensée sont (une) même (chose).

Je ne sais s’il pensa à ce moment-là à la fameuse phrase de Cézanne qu’il cite souvent mais quant à moi, elle me revint en tête : « La sensation formant le fond de mon affaire, je crois être impénétrable. » Il n’y a plus alors, ni vu ni connu, qu’à être un dieu qui regarde vers l’intérieur. Plus tard, hier à vrai dire, en m’apprêtant à écrire une nouvelle page de ce livret opératique de la taille d’un roman – puisque c’en est un, je le répète, et qu’il soit vrai ne lui retire pas au contraire, son caractère incroyablement romanesque – oui, hier même, continuant de dérouler le ruban de sa trame tel quel, ondoyant et divers, comme le moi de Montaigne, et pourtant un, comme le sont en un sens tous les écrivains dans cette nervure-là, c’est précisément ce compatriote bordelais de S. Ars qui me tendit une main et une formule, toute personnelle et familière, de ce regard retourné (à et vers sa source). Je la cite de mémoire : « Le monde regarde toujours vis à vis, moy, je replie ma vue au dedans ; chacun regarde devant soy, moy, je regarde dedans moy ». Cherchez le royaume qui est en vous, a dit quelqu’un avant lui, et le reste viendra par surcroît n’est-ce pas ? En tout cas, dites-le comme vous voulez, mais trouvez ! Moi, c’est fait : Euréka, c’est-à-dire : amen.

A l’issue de la conférence, descendant de l’estrade, Sollus Ars vint gentiment au devant de moi, et me pressant rapidement le bras : merci de votre présence. Et ce fut tout.
Tandis qu’il se dirigeait vers la salle où un verre était offert, c’est Josée Savignac qui en profita pour me glisser un : « Bravo… et puis, tant mieux, les Rimbaldiens sont de retour… » Elle saluait, je suppose, et mon intervention et le fait que je connaisse Rimbaud par cœur.

Bon, mais le rendez-vous destinal n’est pas encore accompli. Tout s’est déroulé à merveille et on ne peut mieux en un sens, mais si ça s’arrête là, je puis bien aller pleurer dans les sainfoins ma prière inexaucée, je n’aurai pas su assez provoquer ni saisir une chance qui ne se reproduira pas de sitôt. Et je le sais. Je guette un peu S. Ars, qui va et vient entre les invités. J’attends qu’il aille fumer dehors. Ca y est, c’est le moment, allez, il faut se décider… Oui ?... Eh, non, pas encore maintenant, trop tard, j’ai tardé un tout petit peu trop, car voilà déjà Savignac et la photographe attitrée de Sollus Ars, Sophia Zuang-zi, -oui, oui, ça correspond bien à Tchouang-Tseu, selon la nouvelle phonétisation actuellement en vigueur - qui s’approchent de lui pour faire une série de photos. Ce n’est tellement pas ma façon de faire ni mon caractère profond de forcer quoique ce soit, fût-ce un moment, que je suis tenté d’abandonner, n’était l’ultime réflexe.
Il va bientôt partir, maintenant, il s’éloigne déjà, un taxi l’attend juste au bout de l’allée, je vois alors Josée Savignac, non loin de moi, je me souviens soudain que je m’étais dit, dès le début, et en la voyant, elle : fais-toi aider par une femme, sous-entendu, passe par une femme… Et à ce moment-là, c’est l’instinct qui parle in extremis et qui me pousse à dire à Savignac en un souffle :
– C’est dommage, je voulais proposer quelque chose à Sollus Ars…
– Mais faites, c’est le moment…

Et l’appelant :
– Sol., ce jeune homme qui est intervenu tout à l’heure, il veut te proposer quelque chose…

Sollus Ars revient sur ses pas :
– Oui… alors, dites… faites-vite…
– Alors… alors, banco : je vous propose un entretien serré sur Une saison en enfer, d’un bout à l’autre du texte, je ne crois pas que cela se soit déjà fait de la sorte…
– …D’accord… Très bien… Mais contactez Gallimard à la rentrée, parce que là, on est en un juin… Au revoir…
– Merci, au revoir…

Il fait quelques pas et se retourne à nouveau :
– Oui… on le fera… parce que personne ne s’en occupe, alors…

Et là, j’ai senti que quelque chose s’était enclenché pour de bon : je lui demande, il est d’accord, mais en plus, il le désire, c’est un oui redoublé, un oui par lui confirmé, me suis-je dit… à suivre, donc… Et je suis rentré chez moi fiévreusement allègre.
J’ai rappelé le secrétariat de Gallimard, quelques jours plus tard, un peu sous prétexte de savoir quand parler des modalités de l’entretien, mais surtout pour qu’il y ait une trace signée de la chose, et je m’entendis répondre, par une voix féminine très douce et très calme, voix que j’allais avoir l’occasion de réentendre plus souvent que je ne l’aurais espéré dans la suite des opérations, qu’elle allait en parler à M. Sollus Ars. Elle avait fait son légitime et courtois travail de filtrage, mais j’appelais de sa part, alors, j’étais à couvert. A peine une heure plus tard, en effet, je recevais, par mail, la confirmation de l’entretien en question : je devais simplement reprendre contact avec M. Sollus Ars, comme convenu, en septembre, afin d’aviser avec lui de ses modalités.
Ce soir-là, je puis dire que je me suis senti, enfin, tranquille… et pour tout l’été, avec tout le loisir de me préparer tout en méditant ces événements.

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Scène dix : mercredi 26 septembre, vers six heures du soir, sur le quai du RER A, station Noisy-Champs (mais oui, même un lieu supposé prosaïque devient ici poétique et incandescent…)

(Ou comment un jour de rentrée universitaire et de fin de Yom Kippour, à la fois, s’avèrera par certain coup de téléphone être un jour de promesse tenue et de future rentrée littéraire…)

Ce mercredi 26 septembre est gris-pluvieux. C’est souvent le temps parisien de la rentrée, mais ça n’a qu’un rapport de circonstances climatique pour moi : la rentrée à l’université, en effet, n’est jamais une corvée à accomplir à contrecœur. C’est aussi, n’en déplaise, une petite musique à fredonner. Je m’en passe fort bien pendant presque six mois d’avril à octobre, c’est vrai, mais retrouver des étudiants et reprendre la parole devant et avec eux, c’est-à-dire penser à haute voix, n’est justement pas un pensum ; improviser sur un libre canevas plus ou moins familier, loin de me couper le souffle, me le rend au moins dans cette dimension et par ricochets remet du mouvement ailleurs tout en laissant les choses se reposer en elles-mêmes. En général, mais pas toujours, c’est un temps de jachère pour l’écriture qui s’en ressource automatiquement – et revient quand elle veut.

C’est la rentrée, mais c’est aussi le jour de la fête juive du Grand Pardon. Moi, qui suis juif sans l’être tout en l’étant quand même, je ne vais pas avoir le culot de demander un jour de congé et par dessus le marché le jour même de la rentrée ! D’autant plus, et là est la vraie raison de mon abstention, c’est que comme à mon habitude, sauf exception notable, je marque Kippour à ma façon, c’est-à-dire là encore : en le faisant sans le faire tout en le faisant quand même. Pas de jeûne, ou pas vraiment, et peu de rite, à part l’ouvrir et le clôturer symboliquement, autrement dit hormis kol nidré et néïlah, agrémenté parfois d’un passage à la synagogue : nulle ironie, profond respect, et je trouve ça chaque fois réellement très beau… Mais désolé, plus rien à expier (si c’était nécessaire, je le ferai !) et aucune possibilité de forcer mon vrai naturel retrouvé. En un sens, je le fais un peu chaque jour pour n’avoir pas à le faire ce jour-là. Mieux, comme dit la guémara quelque part dans le Talmud : qui a fait une fois un kippour parfait en est quitte pour toute sa vie. Ce sont les délices subtils de la halakha juive d’être à la fois intransigeante et intraitable et en même temps on ne peut plus souple et faite pour la liberté de chacun. Reste à savoir ce que serait un kippour parfait. Or, j’en ai fait plusieurs complets mais surtout un sans doute impeccablement, en tout cas, au Merkaz de Montmartre, rue des Saules, quand c’était encore le lieu de l’ancien Musée du Judaïsme, là même où j’avais pris des cours d’hébreu dans un oulpan durant deux ans : jeûne complet, eau et nourriture, et cigarettes, et comble de kippour, c’était un Shabbat ! Il m’a donc semblé parfait, ainsi qu’au rabbin bienveillant qui m’a vu la veille, puis du matin au soir, petit point noir en baskets blanches (normal, le cuir est interdit) chanter debout dans l’assemblée de bleu et blanc vêtue, sans châle de prière (bien entendu, pas de faux-semblant, je suis comme je suis) mais pas sans kippa (de visiteur, à l’époque, ornée des beaux rouleaux de la Torah), pour être finalement recouvert matriciellement comme il se doit du généreux talith d’un voisin lors de l’ultime bénédiction des cohanim.
Oui, décidément, et depuis ce fameux Kippour, bien à ma manière, je puis dire aussi : Adonaï melekh, Adonaï malakh, Adonaï yimlokh léolam vaede.

Ce jour-là, donc, j’y pense à la fac, et il se fait ainsi… En fin d’après-midi, tout en suivant de près les prémices des projet d’écriture de scénario de mes étudiants et en naviguant entre les petits groupes constitués durant ce premier cours du semestre, je repense aussi, mais sans plus, à l’envoi du texte de présentation rédigée de quatre pages que j’ai adressé à la mi-septembre, comme convenu, à la secrétaire de Sollus Ars, pour ouvrir notre entretien, si Sol. Ars l’agrée, bien sûr. En ai-je fait trop ? Pas assez ? Allez, les dés sont jetés, alors plus la peine d’y réfléchir : de toute façon, la première impression est toujours la bonne, les doutes ne viennent qu’après ; or, j’étais très satisfait sur le coup, pas un mot selon moi à retrancher ni à ajouter dans ce prélude musical en trois points, trois notes plutôt, blanche, noire, blanche, si l’on veut. Le titre : Une saison en enfer : aller-retour  ?
Eh oui, il s’agit d’y aller mais aussi et surtout d’en revenir et de (se) le prouver, sans rester non plus coincé dans l’entre-deux que serait un éternel purgatoire. En fait, on sait vraiment d’où l’on vient à l’origine, mais on ne le sait vraiment que quand on y revient, raison pour laquelle, l’expérience de l’enfer est décisive pour retourner pour de bon au paradis.

Les cours se terminent. Il est six heures bien tassé. Je regagne la gare de RER, direction Paris. Et sur le quai, machinalement, je regarde mon portable. Inutile de dire que je ne suis pas quelqu’un qui reçoit des coups de fil ou des messages toutes les deux minutes et réciproquement. Et là, ô surprise, un signal magique m’indique que j’ai… deux appels en absence. Quelle délicieuse expression !
Sérieusement, je me dis que, numéro inconnu oblige, ça doit être une erreur, mais bon, deux fois de suite… Hum, hum. Je rappelle comme ça, pour rien, au cas où. Une voix de femme se fait alors entendre : allo ? Je réponds : allo ! – me rappelant au passage, diable pourquoi à ce moment-là, je n’en sais fichtre rien sinon peut-être que j’en suis à des années lumière, des laborieuses années de khâgne et de la fonction phatique étudiée chez Jakobson ! Très vite j’explique, qu’on m’a appelé de ce numéro à deux reprises, que je ne sais pas qui est mon interlocutrice et que je me suis permis de rappeler… et voilà que je reconnais une voix familière dès qu’elle me dit : « Alcina Secreta, au secrétariat de L’Aïn-Sof, Nova Revista Franca, Editions Gallimard... ». Après quoi elle ajoutera que c’est probablement M. Sollus Ars qui m’a appelé. Elle essaie de le prévenir s’il est encore dans son bureau mais sinon rien ne presse, il me rappellera sans doute demain. On en reste là.

Déjà, sur le quai, léger vertige, c’est une litote. Vertige ascensionnel, il va de soi. Sollus Ars m’a donc appelé. Deux fois. Et depuis « L’Infini », si je puis dire : puisque c’est la signification hébraïque du nom choisi pour sa revue puis pour sa collection : L’Aïn-Sof. Que celui qui ne saisit pas cet instant de poésie directe et vécue et trouve cette réaction excessive ou ridicule – soit qu’il l’assimile encore une fois à quelque réflexe d’allégeance, soit, pire, si l’on veut, dans la vulgarité de pensée ambiante, qu’il l’attribue à quelque réflexe de je ne sais quelle midinette littéraire, pourquoi pas homosexuelle en filigranes – oui, que cet impertinent et importun faquin, indifférent à ce qui « importe et emporte » vraiment, soit immédiatement et simultanément déclaré anathème par l’Eglise Catholique Romaine et ’hérem par la Synagogue des Portugais… de Bordeaux ! Et qu’on réhabilite sur le champ Spinoza, mon lointain mais si proche cousin marrane !... Mais non, je plaisante… Enfin, pas tant que ça, car c’est du plus grand sérieux comme la suite va le prouver.
Quand on sait « donner sa vie toute entière tous les jours », autrement dit quand on a tout parié sans relâche, sans réserves, « sans reste », justement – c’est la signification exacte de « Sollus »(-Ars) venant du grec « holos », et c’est d’ailleurs la même racine, eh oui, que celle qu’on retrouve dans mon propre nom (Charp-) « Entier » –, quand on a ainsi déjà réalisé en soi un rêve a priori impossible, quand on sait confusément mais certainement qu’il n’y a guère qu’une seule et unique possibilité d’écoute et donc d’avenir véritable dans cette dimension et dans ce pays, et que la porte de cette chance, qu’on a qui plus est assurément pressentie depuis près de quatre mois, tourne pour de bon sur ses gonds, oui, c’est un agréable transport, pas commun du tout, et je crois que je dois me mettre à chanter ou à siffler tout en me parlant à toute vitesse intérieurement jusqu’en entrant, quasiment en volant, dans la rame qui vient d’arriver à quai, comme brusquement chaussé des sandales d’or d’Hermès.

Entendue en ce sens précis, la poésie est décidément bel et bien « l’occupation la plus innocente de toutes ». Comprenne donc qui pourra ou qui voudra. Pour le reste, que les détracteurs professionnels, les soupçonneux avaricieux, les atrabilaires du sensible raté, les amis de la mort en vie, comme les arriérés du goût de toute sorte pensent ce qu’ils veulent. Ca va au trou, sans reste.
Quant à moi, je suis toujours et plus que jamais, à ce moment précis, même si c’est la rentrée, en vacance, et pas seulement en vacances, au pluriel : entendez que je suis en vacance, au « travail » comme en « vacances », en hiver comme en été, depuis la promulgation de mon propre calendrier et de son An I du Retour, que ne devrait pas désavouer, dans l’intention, celui, qui reprend lui-même et conclut ses romans, depuis Une vie divine, par la date de celui de Nietzsche, promulgué quant à lui le 30 septembre 1888, déclaré An I du Salut (ce n’est pas pour rien que le finale aura lieu à cette date, on s’en doute.)
Le mien fut inauguré, in petto mais en grandes pompes, très exactement le neuf septembre 1995, celui du déclic baptisé en abrégé L.L. soit Locus Liber : cette date marque le jour de la révélation, en y faisant retour, d’un lieu de Vie infinie, expérience singulière qui a, elle aussi, pour moi du moins, cassé l’histoire en deux. Comme j’écris cette page, précisément aujourd’hui le 9 septembre 2013, je me situe en l’an 18 de ce Salut, personnel et universel à sa façon. A la façon de Kierkegaard, mais réussie, et donc éminemment surmontée, voici une assomption musicale : reprise, répétition, représentation.

Quelques stations passent, mais je n’ai pas le temps de me remettre de mes émotions que le téléphone sonne déjà, et – ça commencera d’ailleurs comme ça, dorénavant, à chaque fois :

— Charpentier ? Sollus Ars…
— Bonjour…
— Je vous dérange ?
— Pas du tout… C’est juste que je suis…

C’est juste que je suis dans le R.E.R., que je vais bientôt entrer dans un tunnel et que ça risque de couper ! Ah ! L’Adversaire ne lâche rien jusque dans les détails pour freiner, mettre des bâtons dans les roues et en l’occurrence un obstacle à la libre parole… puisque la communication est parasitée et… que ça ne tarde pas en effet à couper ! Que je rappelle précipitamment, petite erreur, et que ça recoupe forcément. Je me dis, pour me calmer, un peu en vain, que je rappellerai dehors, à la prochaine station, à Nation. Et sinon, demain.
J’arrive enfin à Nation vers 18h45 et je sors à l’air libre : il fait sombre, automnal, il pleut à verse, et cette place est décidément l’une des plus laides de Paris… de là à dire qu’elle a des relents de « France moisie », ah, non, lecteur ! Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais il est vrai que je préfère, et de très loin, la place de la Concorde ou la place des Vosges ou celle de l’Opéra, à celle de la Nation, voire, désolé, à celle de la Bastille, qui ne m’attire guère non plus, à part le bassin de l’Arsenal et ses bateaux. Rien d’idéologique : c’est pire, c’est esthétique ! C’est-à-dire instinctivement sensible. Mais comme je préfère de toute façon, et sans conteste, le répertoire qu’on donne à l’Opéra Comique, à l’Opéra Garnier (avant du moins !) ou encore au Théâtre des Champs-Elysées à celui de l’Opéra-Bastille, tout concorde, si j’ose dire !

Je parviens à joindre de nouveau la secrétaire en lui expliquant la situation, elle pense que M. Sollus Ars a quitté son bureau – le fameux grand-petit bureau de la revue que je vais bientôt découvrir – mais elle essaie tout de même de me transférer, et :

— Charpentier, merci de rappeler… mais c’est exceptionnel que vous parveniez à me joindre, car normalement à cette heure c’est désormais impossible.
— C’est exceptionnel aussi que j’ai réussi à m’extraire… (Qu’ai je voulu dire, au juste : sortir du train bondé ? ou sauter en marche du train infernal du monde comme il va à sa perte constante ? En tout cas, telle fut ma réplique, je n’invente rien.)

Bref, Sol. Ars, me remercie chaleureusement des pages que je lui ai envoyées et me propose une date : le 25 ou 26 octobre ; finalement, ce sera le 26, d’un commun accord.
Ce n’est qu’un petit peu plus tard que je me suis rendu compte que Sollus Ars m’avait rappelé entre temps, après la coupure dans le tunnel, et m’avait laissé un message. Pour quelqu’un que je rêvais de joindre depuis des années, ce qui par une voie normale me semblait impossible voire peu désirable et ne s’était d’ailleurs jamais vraiment produit – le moment ni le moyen ne devaient pas encore être venus manifestement –voici qu’en moins d’une heure, on ne s’était pas appelé moins de sept fois, si le compte est bon, quatre de son côté, trois du mien. Si tu trouves là encore ces détails superflus, lecteur, sache que le récitant joyeusement fidèle que j’ai décidé d’être dans ce livret, fait ce qu’il estime important jusque dans la moindre trille ou croche et que ce n’est pas du tout la même chose que faire n’importe quoi : donc, ces détails justement comptent au delà du « compte ». Le style, c’est l’homme tout entier, n’est-ce pas ? Alors, chaque détail concourt à l’harmonie de l’ensemble, dans une âme et un corps emportés par l’esprit.

Voici, donc, le texte du message, dûment archivé le jour même – mais oui, pourquoi se priver d’une chose si pour une fois elle est amusante, l’essence de la technique n’est pas technique, paraît-il, eh, non, elle est dans le meilleur des cas gratuite, et le réécouter fut parfois un plaisir jubilatoire de défi lancé au destin, et gagné :
« Charpentier, Sollus Ars ! Vous ne pourrez pas me joindre ce soir, Gallimard est fermé, tout est filtré maintenant… mais je vous rappellerai demain… et nous essaierons de trouver une date, je vous proposerai une ou deux dates… En tout cas, merci beaucoup, tout ça est passionnant… Je pense… que nous pouvons aller assez vite à l’essentiel… Bonne soirée. »
On peut imaginer qu’elle fut bonne.

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Scène douze : du 26 octobre 2012 au 20 décembre en passant par le 30 novembre, chez Gallimard, puis dans l’église voisine de Saint Thomas d’Aquin…

(Ou comment le narrateur fut amené à faire part à Sollus Ars d’une découverte sur Rimbaud, menant à l’envoi ô combien réjouissant de son manuscrit à la demande de ce dernier et ce qui s’en suivra… )

Toc, toc, toc : « Ah, très bien, faites entrer l’infini ! » C’est le moment de le citer, non, ce fameux beau mot d’Aragon, avant que celui-ci ne préfère malheureusement la triste finitude stalinienne à tous les étages. Vive l’infini, c’est quand même mieux que : « Hourrah l’Oural ! »
Pour l’instant, c’est moi qui entre un vendredi soir, vers dix-sept heures dans le hall de la Nova Revista Franca, muni par sécurité de deux appareils enregistreurs, l’un tout neuf, numérique, emprunté au service technique de mon université ; l’autre personnel et plus ancien, analogique, et que je puis maîtriser manuellement en cas de problème.

Une fois dans le bureau :
– C’est bon, ça marche, vous êtes sûr ? demande Ars, très prévenant. Il n’y a rien de pire… (Sous-entendu : de se rendre compte après coup qu’on n’a rien enregistré.)

C’est parti, donc, pour près de deux heures serrées d’entretien électrisé et calme à la fois. Lui, le plus posé, en apparence, mais intérieurement extrêmement présent et précis ; et moi davantage tout feu tout flamme a priori et réactif, mais finalement plus tranquille que prévu et bien sûr tout aussi à l’écoute.

A la fin (pour connaître le milieu ? Ce sera mieux de se reporter tout simplement à l’entretien paru en tête, s’il vous plaît, du numéro 122 de la revue L’Aïn-Sof, printemps 2013), il me raccompagne, non sans m’avoir dit de reprendre ma « pelure », de même qu’il m’avait proposé de l’accrocher à l’arrivée sur un porte-manteau dans le couloir et juste après m’avoir glissé en conclusion sur le seuil du petit bureau : « vous arriverez bien à faire quelque chose avec tout ça », c’est-à-dire avec sa parole entrecoupée de lectures et de mes relances et questions. Gallimard est fermé, nous sortons ensemble par derrière et, me voyant sans doute scrutant de nuit les façades de la cour intérieure avec l’avidité de quelqu’un qui se demande s’il les reverra de sitôt : « on est bien, hein, chez Gallimard ? » Je dois murmurer de la tête que oui, ô combien. On franchit le porche sans un mot, on se dit au revoir et à bientôt, je me trompe de côté, du coup je rebrousserai chemin et le verrai de loin entrer au tabac en face acheter à n’en pas douter ses éternelles Camel sans filtre. Je m’éclipse. That ’s all folks for tonight and that ’s perfectly and fully enough ! Good night !

Dès le lendemain, je me mettrai à la tâche de la transcription, écoutant scrupuleusement chaque mot, mais aussi chaque soupir, au sens musical bien entendu, pour rendre le rythme de notre progression parallèle dans le texte dense, chaotique, convulsif, mais aussi clair, précis, incandescent d’Une saison en enfer. Dix jours de travail et le résultat me paraît probant : une trentaine de pages en tout. Même si je doute d’avoir été ou trop près du texte de l’entretien ou trop peu je ne sais quoi. Mais comme pour le prélude, je me dis que c’est le meilleur possible. On verra. Et je l’envoie donc à la secrétaire de Sollus Ars.

Coup de fil à la fac, quelques jours plus tard, le 13 novembre. Ce sera toujours à ce rythme-là aussi dorénavant jusqu’à ce que la décision soit officielle. Pas de temps mort inutile. Réactivité de mon côté aussi bien que du côté de Sollus Ars. Bref, c’est agréable, fluide, rapide. Moi qui suis, et à la fois, le comble de la patience comme de l’impatience, j’avais attendu extrêmement longtemps que sonne l’heure, mais quand elle eût sonné, cette heure qui dit à la douleur : « passe ! » et à la joie, assure qu’elle aura et sera cette profonde éternité, je n’attendis plus jamais un instant de trop :

– Charpentier ? Sollus Ars… Je vous dérange ?
– Pas du tout…
– …Très bien, très bien, la transcription… Pas de corrections ou presque pas… minimes. Pas besoin de vous renvoyer le texte… Je m’en occupe… Très bien… et très vivant… parfait. Bon, pas dans le numéro de décembre, trop tard, il est sous presse, mais dans le suivant, au printemps. Ca vous va ?
– Mais parfaitement.

J’ai juste le temps de bredouiller que j’aimerais lui faire part d’une découverte que j’ai faite sur Rimbaud. Il est pressé, bousculé, me dit-il, ça s’agite autour de lui. J’entends juste : « Ca peut s’écrire » ? Et il raccroche.

Et comment que ça peut s’écrire : c’est même déjà écrit ! Depuis la fin de l’été 2008 : un roman qui porte alors un autre titre que celui sous lequel il va paraître. Ce qui ne l’est pas en revanche, c’est la lettre que ni une ni deux je lui prépare pour annoncer, sinon amorcer, comme à la pêche – que je n’ai bien sûr jamais pratiquée, d’ailleurs, mais que j’ai un peu observé en revanche, avec mon oncle par exemple, tout en ne montrant aucune disposition particulière pour ce genre d’activité – pour annoncer, donc, ma fameuse découverte, celle qui sous-tend tout le livre jusqu’à la fin où, récapitulant le parcours complet du roman, elle éclate, me semble-t-il, dans toute son ampleur. Point d’orgue musical, s’il en est, puisque cette révélation épouse, en s’enroulant autour de son axe sonore comme autour d’une hélice d’A.D.N., la gigue de la 5ème Suite Française de Bach. Dans la version de Gould. Là, encore, envoi à la secrétaire. Véritable Iris et discrète messagère dans le secret des dieux et qui mérite son nom au moins autant que son prénom frappé au sceau de Haendel : Alcina Secreta. (L’ai-déjà dit ? Pardon lecteur, si oui, moi, pas le temps de retourner en arrière pour vérifier, je cours la poste, au contraire, car le meilleur arrive…)

La réponse, en effet, à ma missive, courrier informatique, s’entend, imprimée par les soins d’Alcina, ne se fait guère attendre. Je l’envoie vers le 20 novembre, et le trente, dans ma boite mail : « M. Sollus Ars vous prie, si vous le voulez bien, de lui faire parvenir votre manuscrit ».

Je fonce chez Gallimard, le jour même, c’est-à-dire en fin d’après-midi, pour déposer, de la main à la main, ce sera également l’usage à partir de jour-là à chaque démarche nécessaire, le manuscrit de mon roman sur Rimbaud. Je l’ai remis à Alcina et je suis ressorti du n°5 de l’ancienne rue Sébastien-Bottin, rebaptisée depuis peu rue Gaston Gallimard, léger, heureux, transporté, car mon intuition me dit que Sollus Ars a accroché. Dans le bon sens, attention : il ne s’agit pas de mordre à un hameçon qui serait préparé et faux par définition ; c’est plutôt que j’ai confiance en moi comme en Sollus Ars qui, de son côté, avec sa propre et sûre intuition expérimentée, surtout après l’entretien et sa transcription réussie, puis après l’annonce de cette découverte portant sur la fameuse toute dernière lettre de Rimbaud jusqu’alors inexplorée, se dit tout simplement qu’il y a quelque chose à lire.
Inutile de dire, que dans la rue, j’ai à ce moment-là tous les âges de ma vie : cinq, dix-sept, trente-trois, cinquante, en l’occurrence, et d’autres encore, sans aucun doute, et puis quelle ferveur et quelle si longue endurance, mais pour en arriver là.

Je me dirige alors tout droit, ne me demandez pas pourquoi, c’est comme ça, ou plutôt, rapport avec Sollus Ars, mais aussi intimement avec moi-même, on va voir à quel point, vers l’église Saint Thomas d’Aquin, longuement décrite, ainsi que la place qui la jouxte, dans le roman précédant L’éclaircie, à savoir Les voyageurs du temps.

Il faut préciser que, plus tôt dans l’après-midi, quand j’ai reçu la bonne nouvelle et descendu quatre à quatre l’annoncer à Agnès Dei Vicina, alias ma voisine Violaine que revoici, et que j’entendis alors discuter à l’étage en dessous sur le pas de sa porte avec une autre voisine, elle qui fut, il convient de le rappeler, témoin durant ce premier acte de tous les moments névralgiques ou charnières, je remontai donc chez moi… pour mieux redescendre aussitôt en courant :
– Violaine, il y a autre chose, on est le 30 novembre : c’est le jour de la fête de mon père…

Quand on sait l’importance que prennent, dans mon roman sur Rimbaud, les fameux « Charpentiers » s’agitant en bras de chemise et devenus noms propres dans la version corrigée de Bonne pensée du matin dans Une saison en enfer, on peut imaginer mon double et doux trouble.

Surtout que dans l’église Saint Thomas d’Aquin, il y a au fond une certaine chapelle, j’y arrive, plus dérobée, et c’est là que je me rends d’instinct, pour y être seul, il n’y a personne d’ailleurs, et au calme, afin de chanter, remercier, rendre grâce, sans doute, à haute voix, même, et en registre de haute-contre masculine un air pourtant féminin au départ : Magnificat anima meam, mais, avec juste après, passage du féminin au masculin et de l’âme à l’esprit, pour exulter : exultavit spiritus meus in deo salutari meo : tout ça sur la mélodie de Bach, bien évidemment, version Ton Koopman dans l’oreille interne, s’il vous plaît !

Or, c’est là que je me suis rendu compte du nom de cette chapelle : chapelle Saint-Louis. On est le jour de la Saint-André et Louis est le second prénom de mon père, ainsi que celui du roman de Mauriac, par qui tout a commencé pour moi, 26 ans plus tôt. 26 : somme des lettres du Tétragramme. Les lettres, toujours, les lettres, et les noms et les chiffres.
Je contemple le plafond en trompe-l’œil au dessus de moi, les ors baroques derrière moi, ainsi que le tétragramme lui-même représenté en lettres hébraïques au cœur d’un triangle d’or, et enfin les bois peints devant moi où trône au beau milieu l’image de Saint-Louis, et ça me rappelle l’église de mon enfance, je chavire, danse, chante, tourbillonne debout tout seul comme un fou, un vrai neveu de Rameau, une fois de plus en action, mais la noblesse mystique en plus, et tandis que je vois à toute vitesse défiler mon avenir, je sais que ça y est, c’est bon, pour mon roman : puisqu’il veut le lire, c’est que l’idée lui a plu, l’intrigue, et dieu sait qu’il a de l’intuition, ça va donc aller de plus en plus vite désormais…

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dès le début, je fais le récit d’un miracle en son déploiement instantanément progressif, saut après saut. Que celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour en entendre s’en serve car c’est loin d’être terminé. Et qu’il sente donc ce que veut dire une telle nouvelle quand on a attendu vingt ans comme Ulysse d’arriver au port. Je prendrais Sollus Ars pour mon vieux père ? Ah non, pas du tout, aucune confusion, un père, j’en ai un, et il me suffit : en l’occurrence, allez-y voir si vous ne voulez pas me croire, à Ithaque, le nom actuel du port du fils, port de Télémaque donc, celui où il arrive de Pylos, c’est… le port Saint-André, le port du père, pour moi. De son prénom, du moins. C.Q.F.D. ! N’oublions pas qu’Ulysse est père et fils, père de Télémaque et fils de Laërte. Ce que Sollus Ars appelle précisément quelque part la prise de trois. Troie, pour moi, rappelant également le Carpentier de Troyes dans l’église de l’enfance. Le compte y est : trois fois trois orthographes. Voilà, c’est dit, c’est fait, à ma façon, et la présence de Sollus Ars, en discret mais décisif coryphée, est dès lors plutôt celle, amicale et librement tutélaire, d’un aîné, enfin tout simplement de mon futur éditeur éclairé, relais littéraire ailé et Eole lucide sur la mer violette me souhaitant bon vent.

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Scène treize : le 20 décembre, enfin et de nouveau, dans le très grand petit bureau de L’Aïn-Sof au premier étage, chez Gallimard, et ce qui s’est dit ce jour-là…

(Ou comment un entretien prévu a donc donné lieu à un autre entretien, encore plus espéré mais plus imprévisible à la fois, de nature pour moi ô combien historique, pour ne pas dire « historiale », jusque dans son dialogue on ne peut plus mémorable et ici retranscrit le plus fidèlement possible… )

La bonne nouvelle suivante, recevant le passage de témoin de la bonne nouvelle précédente, et ne faisant qu’un avec elle, ne tarda pas non plus, effectivement.
A peine une dizaine de jours plus tard, nouveau message de ma secrétaire désormais préférée : « M. Sollus Ars vous propose un rendez-vous le 20 décembre à 17h. Cela vous convient-il ? » Mais cela me convient parfaitement, ne manqué-je pas de répondre sans attendre sans doute plus de trois minutes, histoire de bien lire ce courriel aérien comme Ariel et de le relire pour en croire tout à fait mes yeux. Pas d’ambiguïté possible. Car j’ai compris qu’une certaine urgence s’exprime. Le lendemain Gallimard fermera ses portes pour les vacances. Sol. Ars tient donc à me voir vite et en tout cas avant Noël. Pour quelle raison, je l’ignore encore. Mais je me dis qu’il n’est pas du genre à aimer perdre son temps, en tout cas pas de la sorte, et qu’il ne donne pas rendez-vous à quelqu’un pour lui dire, que non, vraiment, c’est intéressant mais ce n’est pas pour sa collection.
Je sais pour avoir lu le matin même au réveil, en ouvrant au hasard un des ses entretiens sur sa pratique d’éditeur qu’il ne fait pas réécrire et qu’il n’est là que pour faire exister ce qui existe déjà, à savoir une voix, qu’il reconnaît d’ailleurs au bout de quelques pages, voire quelques lignes. Mais ce qui « existe » ne trouverait pourtant sans doute pas de voie vers une vraie publication, entendons une parution qui ne soit pas aussitôt ipso facto une « poubellication », donc une mise au pilon automatique, s’il n’avait pas intelligemment « infiltré » le système de publication, avec la complicité et la bénédiction de celui qui, dirigeant cette maison, lui a fait confiance, confiance qu’il honore justement de par la tactique même de sa liberté, et où certains trouvent du coup refuge au moment juste.

J’arrive donc à 17 heures aux Editions Gallimard. La standardiste prévient M. Sollus Ars qui va venir me chercher. Il arrive en effet, descendant quelques marches, m’appelle et me fait signe de le suivre. Premier choc, dans l’escalier, premier mot de mon premier lecteur, et lequel, tout premier commentaire, donc, un néologisme, et si inattendu, magnifique et directement élogieux, que je ne suis pas sûr en gravissant l’escalier de devoir en croire encore une fois toutes mes oreilles : « Chef-d’œuvral, Charpentier… » Ai-je bien compris ? Ce mot existe-t-il ? Mes sens me tromperaient-ils ? Un malin génie serait-il à l’œuvre ?
Mais non, pas de malentendu possible, car à peine assis en face de lui, dans l’étroit bureau, voilà que Sollus Ars récidive : « Chef-d’œuvral… » Avant d’ajouter, et là me voici définitivement rassuré, car il a mis dans le mille d’entrée, mais en plus il fait de nouveau aussitôt mouche sur ce qui m’inquiétait peut-être, quant à savoir si ça passerait entièrement : « Vous avez midrashé Rimbaud, c’est parfait. » Je n’invente rien, ce sont ses premières paroles telles quelles, si je puis dire.

Qu’est-ce que le midrash, au fait ? C’est, bien avant l’herméneutique des textes littéraires et lui donnant naissance par avance, via aussi, auparavant, l’exégèse chrétienne, des Pères de l’Eglise aux « docteurs » du moyen-âge, dont les trois niveaux de sens empruntent aux quatre strates du PaRDèS talmudique, – c’est, dis-je, l’art, car c’en est un, de l’interprétation ininterrompue, à la fois singulière et plurielle, de génération en génération, de la Torah, et par extension des textes s’y rapportant, avec la possibilité voire l’impératif continuel du renouvellement (’hidoush). Exactement ce que j’avais fait à partir de ma découverte ouvrante et opérante au centuple, découverte sonore et phonématique, sur la signature chiffrée de Rimbaud, A.R., jusqu’à l’extrême fin de sa vie et jusque dans sa fameuse toute dernière lettre dictée la veille de sa mort à a sœur Isabelle, à Marseille, le 9 novembre 1891.
Est-ce tout à fait un hasard, d’ailleurs, si l’on peut lire le renversement de ses propres initiales dans celles du nom transcendant à charge fortement hébraïsante, voire cabaliste, choisi pour sa revue : Sollus Ars/Aïn-Sof (S.A. /A.S.  ?), tandis que le nom précédent Talis-Qualis, était résolument plus latinisant, sinon immanent.

En outre, l’on sait que ce Philippe Jewel, pour l’état-civil, mot venant directement de l’ancien français « joïel » ayant donné ensuite « joyau(x) » est un bien singulier catholique : il n’est pas interdit d’entendre dans le diamant brut de son nom : « Jew-El », soit « Juif » (de) Dieu »(Elohim) ou « Dieu-Juif » ; mais aussi « jewiel », « joyel », pour joyeux ; et enfin « Joël », l’un des petits prophètes bibliques (« Dieu est Dieu » c’est-à-dire : « Yah est EL »). Et si ce drôle de Bordelais, comme tant d’autres remontés du Portugal jusqu’à Amsterdam, en faisant escale ou en s’arrêtant à Bayonne ou à Bordeaux, en y laissant même et jusqu’à aujourd’hui encore une « Synagogue des Portugais », avec des offices toujours chantés selon le rite séfarade portugais ancien, oui, et si ce Girondin extrême et bien tempéré à la fois, avait des origines marranes, tout comme le narrateur a cru en reconnaître lui-même chez ses ancêtres portugais ? Elucubration du narrateur ? Phantasme du récitant ? Rêve éveillé de l’auteur bizarre de ce livret déjà assez baroque pour ne pas y mêler l’origine même du mot, dont l’étymologie « barocco » signifierait, en portugais, et qui plus est et à cette époque-là, « perle irrégulière », perle rare ? Après tout, pourquoi pas ? Mais, si c’est si invraisemblable alors pourquoi diable, l’épouse du Coryphée en question, Eva Krist, qu’on a rapidement évoquée tout à l’heure, voit-elle du ou des Joyaux partout, lorsqu’elle parle, sublime transfert ou pas, de sa Sainte Thérèse d’Avila, elle-même, comme Montaigne, d’ascendance marrane : donc catholique exacerbée et novatrice, ai-je envie de dire, de par sa foi secrète double et révolutionnée de l’intérieur ? Ces crypto-Juifs, ne les appelait-on pas les « Juifs du secret » ? Posons au moins la question, à défaut de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre en ce qui concerne l’auteur d’un livre intitulé Le Secret, où la femme, ainsi que la mère et le fils du narrateur, ont la part glorieuse et où l’on trouve une liste de noms et prénoms hébraïques avec leur traduction, dont Esther. Enfin, last but not least, dernière pièce à porter au dossier, c’est Sollus Ars, lui-même, qui dans le sillage de Femmes, dit qu’il n’a pas prénommé son fils « Christian », mais « David », David Jewel ?

Bon, maintenant qu’entre Sollus Ars, alias : Philippe Jewel, et Francus (Filius) Carpentarius, alias : Frank (sans C) Charpentier, dit aussi Locus liber, l’essentiel est dit, et bien dit, c’est-à-dire « vite et bien, deux fois bien », selon un mot de Balthasar Gracian que Sol. Ars cite à plusieurs reprises, on peut désormais entrer dans le détail de la conversation qui enchante le narrateur et, n’ayons pas peur des mots, le consacre littéralement, à ses propres yeux, et cela seul compte, écrivain, car il sait désormais qu’il va être publié et qui plus est, là uniquement où il avait toujours rêvé et pressenti qu’il le serait un jour, lui qui pourtant n’y songeait plus, ne cherchait plus rien et qui, tant qu’il n’était pas publié, ne pouvait se dire à la lettre qu’« écrivant », mot de Barthes, même depuis près de vingt ans, dans le plus grand secret. En un sens, c’est le cas contraire, parfaitement symétrique, toute proportion gardée et sans comparaison, bien entendu, de Sollus Ars, qui, lui, reconnu et adoubé par ses pères ou ses pairs écrivains, et lesquels, Mauriac et Aragon, dès l’âge de vingt-deux ans, dut, tout en sachant se servir de cette gloire précoce comme d’abri « pré-posthume » en quelque sorte, à l’ombre duquel travailler, – dut, dis-je, batailler pour le coup pour contredire cette image et cette réputation d’un succès certes admirable mais en un sens « suspect », comme il le dira plus tard, dans le sens où il risquait d’y avoir méprise sur l’écrivain réel et ses véritables enjeux. Ce qu’il s’est chargé de montrer par la suite et jusqu’à aujourd’hui, de la manière constamment radicale, brillante, prolixe et renouvelée que l’on sait – ou que savent du moins ceux qui le lisent vraiment.

Sol. Ars continue de feuilleter mon roman, et en le tapotant du bout des doigts : « Ce livre est là pour longtemps… ». Silence. Puis continuant sa lecture, intérieure, en tournant les pages du manuscrit, il ajoute très vite, tel quel, également, je le jure – je ne vois pas l’intérêt de tricher et d’inventer une telle réplique – prolongeant le Midrash à la Dubourg, dans L’invention de Jésus, qu’il a publié seul contre tous ou presque, dans les années 80, tout comme le livre a d’ailleurs été écrit, contre tous les tenants du (seul) grec dans la rédaction des Evangiles, mais le prolongeant à sa façon, plus nuancée et en rapport avec mon roman et notamment sa partie sur le signe de Jonas, il ajoute, donc, comme en laissant échapper ces quelques mots, qui sonnent comme quelque chose de fantastique et de naturel à la fois, ce qui est peut-être encore un plus grand « blasphème » :
— Charpentier, vous êtes Jésus-Christ…

Eh oui, tu as bien lu ce que tu as lu, cher lecteur, sous-entendu, si je comprends bien : vous décryptez et lisez Rimbaud en vous lisant vous-même tout en lisant le parcours, biblique, des siècles. Je le reçois, tel quel, aussi, en toute humilité, si j’ose dire, comme dit souvent Hölderlin-Scardanelli, en allemand : « mit unterhänigkeit ». Oserai-je justement ajouter qu’à ce roman, une fois légèrement mais décisivement corrigé, je ne retrancherai ni ne voudrai rien ajouter, sauf du midrash supplémentaire, justement, et que romancier a-névrosé et/ou sur-psychotique, s’il faut s’amuser à le traduire dans la langue de la Vulgate (pour le coup) « psy », je l’aime entièrement, au delà de tout narcissisme, soit en toute jubilation de sa pro-venance : éden, passé et à venir, présent. Dans un monde immonde de plus en plus infra-humain et inhumain, trop humain, il faut se faire a-humain, pour être enfin vraiment humain comme au vrai commencement possible.

Un petit peu plus tard, il y aura encore, en effet, avant que ne vienne une demande, circonstanciée et juste, de correction de trente pages, soit les parties intercalaires, sur les cent quatre-vingts environ du manuscrit original qui en compte désormais exactement 237, notamment à propos du personnage féminin, j’y viendrai, il y aura enfin, dis-je, cet ultime compliment, qui, venant de sa part, m’alla bien entendu droit au cœur, celui de la personne et de l’écrivain tout uniment :
— Vous êtes là pour longtemps, Charpentier… Les places sont chères, sur Rimbaud, vous savez… Et cette dernière lettre, personne n’en parle vraiment… (silence)… Ah, au fait, le titre, plutôt que celui sur la couverture (qui ne comportait pas le nom de Rimbaud, mais ses seules initiales A.R., certes décisives, mais insuffisantes en l’espèce…) me semble tout trouvé, dans le livre lui-même : « La dernière lettre de Rimbaud… » Et devant ma légère résistance, sinon ma méfiance instinctive : « Faites-moi confiance !… »

Oui, il a raison, et c’est un très beau titre, ciblé, évident : c’était en fait secrètement déjà son vrai titre, car c’est un syntagme du roman lui-même. Présent plusieurs fois même. Alors : amen et alléluia !

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Scène 14 : du 14 janvier au soir chez Gallimard au lendemain 15 janvier 2013 au matin chez moi, au lit…

(Ou comment j’ai dormi chez Gallimard ou plutôt à l’Eglise Saint-Thomas d’Aquin, ou c’est tout comme, et pourquoi, comment et par qui je fus réveillé ou presque, tôt dans la matinée du lendemain…)

Une femme va bientôt entrer en scène en ce mois de janvier riche d’agréables perspectives, elle est même déjà incidemment entrée dans ma vie, quelques mois plus tôt, un vingt-cinq août précisément, que j’ai déjà évoqué, et si je ne m’en souviens pas encore, je l’ai pourtant revue une seconde fois, au O’Finnegans by the Mill justement, là ou l’aventure littéraire s’est enclenchée pour de bon un bon soir de mai ; or, à chaque fois, la première fois sans se connaître, la seconde sans s’être revus, toujours sans suite apparente mais avec une spontanéité fougueuse immédiate, nous nous sommes embrassés longuement et sans retenue, comme si c’était naturel, et alors même qu’elle était plus ou moins avec quelqu’un qui n’était d’ailleurs pas très loin ; or, comme dirait Rimbaud, certes elle n’est encore entrée que par la fenêtre de ma vie mais justement : « je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre. » Mektoub ? En termes de rencontres, oui, c’est très souvent le cas : ce qui a commencé doit aller au bout. Pour finir ou pas. Mais ça doit s’accomplir, d’une manière ou d’une autre. Rien ne reste en suspens à jamais.

Son arrivée imminente, le 24 janvier, j’y viens, sera néanmoins précédée d’un épisode crucial, épilogue véritable de l’acte un dont Sollus Ars aura été sans conteste le personnage principal aux côtés du narrateur. On se souvient que quelques corrections minimes m’avaient été demandées, concernant le personnage féminin, et pour cause, « elle » n’existait pas réellement à l’époque, elle était inspirée d’une ou plusieurs femmes, mais elle n’adviendrait en vérité que plus tard, et je l’avais du reste confié à Sollus Ars. Amusant que le seul défaut narratif soit finalement factuel : objectif, et non pas subjectif. Sollus Ars m’avait même proposé de supprimer purement et simplement trente pages jugées non nécessaires à l’intégrité et à l’équilibre du roman. J’ai heureusement tranquillement maintenu que je tenais au personnage féminin et que je préférais faire les corrections justes ; et la version définitive une fois dûment remaniée et bonifiée en détails, dans ses scansions intercalaires, m’a entièrement satisfait et ravi. Mais avant donc, il y eut un obstacle.
Rendant une première version corrigée, un vendredi après-midi par mail à Alcina, j’eus moins de deux heures plus tard, un coup de fil de mon directeur de collection, Sollus Ars en personne :
– Charpentier, il y a des choses très bien, mais il y a aussi des choses à dire… vous êtes disponible lundi après-midi…
– Lundi qui vient dans deux jours ? …Euh… Oui…
– Alors à lundi… bonne soirée.

J’aime la rapidité, mais là je suis largement exaucé, sans pourtant imaginer ce qui m’attend.
Lundi après-midi, je me trouve enfin, pour la troisième fois en moins de trois mois, dans le hall d’entrée de Gallimard : « J’ai rendez-vous avec M. Sollus Ars à 17 heures… » « J’appelle son secrétariat, vous êtes Monsieur… ? » Puis peu après, Sollus Ars, comme à son habitude descend juste les premières marches de l’escalier du premier étage où se trouve, tout au fond, le petit bureau de la revue et penche la tête :
– Charpentier ? Bienvenue… à bord...

Pas de doute, j’ai bien entendu l’allusion aux deux derniers mots de mon roman, qui est aussi, on s’en souvient, l’expression par laquelle se clôt la fameuse vraie « dernière lettre de Rimbaud », où il est notamment question d’étranges « lots de dents » et dont la dernière lettre, au sens littéral, cette fois, un d, comme dent, est en dernière position dans « à bor-d », tout comme dans celle de son propre nom, Rimbau-d. Sollus Ars sait ce qu’il lit autant qu’il sait ce qu’il dit. Puis, justement toujours à moitié marmonné et sur un ton parfaitement complice et amusé, voire gentiment moqueur, il ajoute dans le couloir qui mène à son bureau, cette expression enfantine par excellence mais bien de circonstance, comme s’il continuait la phrase lancée précédemment :
– Charpentier… avec toutes ses dents !

Bien, ça augure bien. Oui… Mais… il va y avoir un mais. Certains passages corrigés sont réussis. Mais il n’apprécie toujours pas les dialogues, dont il ne saisit d’ailleurs peut-être pas toujours l’humour, notamment dans un exemple qu’il prend où l’Aimée faisait ironiquement l’éloge de l’Aimé, qui n’est pas selon elle prétentieux, mais pas faussement humble, qui a simplement « choisi le meilleur », etc., et c’est un étonnant, drôle et cinglant : « Et ta sœur ? » qui fuse et me fait, sur le coup, beaucoup rire. Du sérieux, pas d’esprit de sérieux, comme je viens justement de lui faire remarquer. Mais comme j’insiste un peu pour défendre mon point de vue, voici les répliques suivantes telles qu’elles se sont enchaînées, sur un ton doux mais ferme pour lui, sur un ton défensif puis légèrement offensif pour moi :

– N’irritez pas la divinité…
– (… ?) Je n’irrite pas la divinité…
– N’irritez pas la divinité…
– … Je n’irrite pas la divinité !

De quelle divinité parle-t-il au juste d’ailleurs ? De lui ? J’en doute, mais qui sait, un peu, à la fois ironiquement et sur un plan de sérieux que je devine, en tout cas, sous-entendu : pas de frime ? Peut-être, donc, mais au fond, je ne pense pas. Ca n’irait pas avec le propos. De qui alors ? D’un Poséidon littéraire ou critique prêt à fondre sur le pauvre Ulysse pris en flagrant délit d’immodestie, voire d’insolence et de mépris caractérisé à l’égard de son cyclope de fils ? C’est ce pour quoi j’ai plutôt penché a posteriori. En tout cas, j’ai accepté les justes critiques éventuelles mais résisté pied à pied à ce qui n’est pas exigible de mon intégrité, pareil à Ulysse. Tant pis. Je joue mon va-tout. Alea jacta est.
Est-ce pour cette raison que, vers la fin, pour détendre l’atmosphère, sans doute, eu égard à cette question délicate de l’humilité véritable – par laquelle ne brille pas toujours non plus, à première vue du moins, Sollus Ars, revendiquant, fièrement ou non, d’être souvent le seul ou le premier à avoir frayé tel ou tel chemin du dire vers tel ou tel auteur – oui, est-ce pour cela qu’il me demande si je connais l’histoire des deux rabbins venus de Brooklyn à Manhattan et du chauffeur de taxi noir Haïtien. Histoire que je reprenne la main ou bien que je prouve que j’ai de l’humour (juif) et pas seulement la science du Midrash. Ayant été tout de même un peu désarçonné par sa critique, je ne percute pas immédiatement. Vous savez, dit-il, à New-York… et là, bingo, mais oui, je la connais, je l’adore, même, et je la raconte plus souvent qu’à mon tour, cette blague juive, qui met en scène le vénéré Rebbé Moses, qui n’est rien devant l’Eternel, et que du coup, son petit disciple Shmouël, alors, lui, il est… moins que rien, voilà ; ce qui fait conclure au chauffeur, noir, clandestin, sans papier, sans sa femme, travaillant comme un forçat, etc., qu’il est, lui, moins que moins que rien du tout ! Et la chute jaillit en même temps que ma réplique, qui se trouve être celle de Moses à Shmouël, à propos du chauffeur, avec l’accent et le ton appropriés :
– Ah ! Mais oui, bien sûr : « … Mais pour qui il se prend celui-là ??? »

Sollus Ars me raccompagne ensuite, non sans me répéter une dernière fois de bien relire scrupuleusement, pour parer toute critique indue : le dire, Charpentier, le dire…faire très attention au dire… allez, mettez-moi juste les dialogues épurés au style indirect, et c’est bon, ce n’est rien du tout à faire, à bientôt…

Je ressors quand même un peu sonné par son dire, pour le coup, et plus exactement par le dit et le non-dit du dire en question. Y mettant peut-être plus qu’il n’y en a à mettre sans doute, en entendant surtout ce qui « manque ». Entrant même deux secondes, ce qui n’est pas dans mon habitude, dans la comparaison, forcément maudite comme toute comparaison, entre les personnages féminins plus « réussis » de Sollus Ars et ceux moins « réussis » de Carpentarius, alias Locus Liber. Puis, de retour à la maison, je me raisonne enfin et me dis, mais toujours sur un mode extrême et sans concession : tant pis, c’est à prendre ou à laisser, va, sors dehors, dans ta nuit montmartroise familière, et qu’importe, s’il veut, il veut ; s’il ne veut pas, il ne veut pas : fin de l’aventure. Et j’ai passé une assez bonne soirée d’ailleurs. En revanche, ma nuit de sommeil fut plus agitée, et réveillé à une heure plus matinale que d’habitude, voici que je me remémore mon rêve et quel rêve, là encore, je n’invente rien : il est précis, détaillé, cohérent et extrêmement signifiant pour ne pas dire transparent. De l’inconscient on ne peut plus conscient : je rêve en effet que je passe la nuit, sans trouver le sommeil d’ailleurs, à l’église… Saint-Thomas d’Aquin ! Oui, celle qui jouxte quasiment Gallimard, celle où j’ai exulté le 30 novembre au soir, après avoir déposé mon manuscrit à la demande de Sollus Ars, celle des Voyageurs du Temps, un peu poussiéreuse et morte mais qui ouvre quand même sur différents côtés insoupçonnés. Bref, je campe chez Gallimard, je dors devant chez Sollus Ars. Je ne lâche rien. Une femme, bien intentionnée, me propose même de venir dormir au chaud, chez elle, c’est tout près, ou bien elle tient, à tout le moins, à me procurer un coussin pour ma tête de sorte qu’elle ne repose pas directement sur la dalle dure et froide, mais je n’ai que faire de ces détails superflus et de ces propositions inessentielles destinés à me distraire inutilement, voire traitreusement, de ma tâche de veilleur. Fin du rêve.
Je ne me sens pas très bien, du reste, au réveil, j’ai mal dormi, assurément, dans mon lit comme dans cette sombre et morne église, je médite sur je ne sais quoi de vague, mais pas très longtemps, car télépathie et contagion du rêve ou pas, voici que le téléphone sonne, ce qui n’arrive jamais à cette heure-là, encore bien matinale, il est environ dix heures :

– Charpentier ?... Sollus Ars. Je vous dérange ?
– Euh… non…
– Je voulais vous dire : un simple passage du style direct au style indirect pour les trois dialogues… Sinon, le reste c’était bien, très bien la promenade avec L…, en taxi, vers la place de la Concorde, puis en longeant le Louvre, très bien, vraiment…(silence)… Ca manquait un peu de compliment, hier…
– Ah… (brusquement soulagé…), merci, merci bien… C’est juste quelque chose… d’intérieur…
– Ah ! pas de psychologie… !
– Mais justement, je ne voulais pas me défendre psychologiquement hier…
– (Eclatant d’un grand rire)… Ah ? bon… d’accord… alors, bonne journée.
– Bonne journée.

Et elle fut bonne en effet. Pour le coup et malgré son démenti, Sollus Ars avait fait preuve et d’humilité et de finesse psychologique !!! Prouvant ainsi qu’il était très habile pour obtenir ce qu’il voulait mais très juste à la fois, c’est-à-dire capable de corriger le tir si nécessaire, voire de s’excuser, indirectement, en cas de léger manquement de sa part. Il faut dire que mon intégrité, pas morale encore une fois, mais existentielle, mon entièreté, si l’on préfère, fait le poids, justement, et que ça doit quand même confusément se sentir. Bravo, je le pressentais, je l’ai vérifié, ça me l’a rendu encore plus réellement sympathique. Un autre écrivain publié par Sollus Ars appelle ça, quelque part, dans d’autres circonstances, plus graves, « la bonté » de Sollus Ars. Et c’est vrai. Bien vu, bien dit.

Quelques mois plus tard, après un magnifique et exceptionnel travail d’équipe de corrections des Editions Gallimard, le livre était enfin publié, fin d’une aventure sans fin qui me procura une joie inouïe.
Merci, Philippe Sollers.

(Post-scriptum, le 7 mai 2023 : Philippe Sollers étant décédé le 5 de ce même mois de mai, « littéralement et dans tous les sens », c’est ma façon de lui rendre hommage et de le remercier là où il est.)

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